Une crèche à la page

Auteur : Dardennes, Rose | Ouvrage : Et maintenant une histoire II .

Temps de lec­ture : 8 minutes

récit d'enfants généreux - crecheQu’en penses-tu, Michel ?

– Qu’en dis-tu, Nicolas ?

– Parle aus­si, toi, Luc… »

Par­ler ?… Sou­vent, la chose est aisée aux trois gar­çons. Aujourd’­hui, elle leur semble ter­ri­ble­ment dif­fi­cile : ils vou­draient expri­mer des choses… des choses qui ne sont pas faciles à dire. Alors, ils se taisent ; ils réflé­chissent et concluent seulement :

« Il faut que ça finisse ! »

***

De mémoire d’homme, il y eût des frot­te­ments durs entre les Têtem­bois-de-la-ville et les Têtem­bois-de-la-terre. Ceux de la ville écla­bous­saient les cou­sins pay­sans de leurs toi­lettes et de leur argent, de leur fin par­ler, de leur confort et de leur mépris pour cette allure de rus­tauds endi­man­chés qu’ils pro­me­naient sur les trot­toirs de la ville, les jours de mar­ché. Ceux de la terre se moquaient un brin des cou­sins cita­dins qui ne dis­tin­guaient pas une poule d’un coq, et pour un peu de boue pous­saient des cris de pin­tade effa­rou­chée ; sur­tout, ils ne leur par­don­naient pas de comp­ter pour abê­tis­sant leur rude labeur, et de les tenir pour rustres, parce qu’ils n’a­vaient point appris à débi­ter joli­ment des inuti­li­tés et des men­te­ries. À chaque ren­contre, cela fai­sait des étin­celles ; aus­si, les ren­contres s’es­pa­cèrent de plus en plus : hier, on en était à l’é­change d’une carte au jour de l’an…

Mais le chô­mage sur­vint, et se com­pli­qua de la mala­die, chez les Têtem­bois-de-la-ville, qui se firent « tout miel » avec les Têtem­bois-de-la-terre : « Cou­sin par-ci… Cou­sine par-là… Com­ment allez-vous ?… Quelle joie de vous revoir !… Dites donc ?… le petit a besoin de grand air et de bonne nour­ri­ture ; nous avions pen­sé que, peut-être… »

Les Têtem­bois-de-la-terre sui­vaient le manège d’un œil amu­sé. Tiens ! tiens ! Ça sert donc à quelque chose, ces pay­sans ? On échan­gea des mots acides ; et cela finit très mal.

Mais Luc, Michel et Nico­las Têtem­bois-de-la-terre se demandent par quel bout cet esprit « revan­chard » peut bien s’ac­cor­der avec la Loi de Jésus qui dit de s’ai­mer tous comme des frères. Et, ne trou­vant vrai­ment pas, ils concluent :

« Il faut que ça finisse ! »

Mais com­ment faire finir « ça » ?

***

« Où donc sont les gamins ?

– Dans la chambre, à démé­na­ger la .

– Démé­na­ger la crèche ? C’est pas encore le temps, la Marie. Tu veux dire qu’ils y ins­tallent les Rois-Mages, sans doute ?

– Oh ! j’sais point, moi. Mais ils y sont d’puis l’ma­tin, avec des airs de conspirateurs… »

Ils ont même deman­dé à Maman de ne pas venir voir avant que ce soit fini ; le mys­tère intrigue fort Maman… et même Papa…

« Tu crois, la Marie, qu’­faut les lais­ser bri­co­ler ça sans y voir ?

– C’est une sur­prise, qu’y-z-ont dit… »

***

Si Papa et Maman Têtem­bois-de-la-terre savaient ce qui se passe dans la chambre, ils seraient encore plus intri­gués. Luc, Michel et Nico­las des­sinent, découpent, collent, clouent et cal­li­gra­phient… Cela n’a rien d’ex­tra­or­di­naire ; l’é­ton­nant, c’est qu’ils prient en travaillant :

Crèche à découper« Prête-moi tes ciseaux, Michel…

– Tiens… Je vous salue, Marie, pleine de grâce…

– Sainte Marie, Mère de Dieu, priez pour nous, maintenant…

– Oui, c’est « main­te­nant » qu’elle doit prier pour nous, la maman du ciel…

– C’est sur­tout ce soir… Je vous salue, Marie, pleine de grâce…

– Priez pour nous… main­te­nant… et ce soir… quand Papa et Maman verront. »

Le mur­mure de leurs « ave » se mêle au cris­se­ment des ciseaux et au toc-toc des mar­teaux… Les petits Têtem­bois ne sont pour­tant ni des moines ni des saints, je vous assure !… Leur cer­velle déborde tou­jours d’i­dées déso­pi­lantes et leurs jambes ner­veuses ont du mal à res­ter en place pen­dant le caté­chisme ; mais aujourd’­hui, ils ont décide de frap­per un grand coup ; et ils sentent le besoin de « mettre la Sainte Vierge avec eux ».

« Dis donc, elle sera peut-être fâchée, la Sainte Vierge, qu’on la retire de la crèche ?

– Bêta, va ! On ne la retire pas : on la met à la mode d’à pré­sent, tiens ! »

Et crac-crac-crac… les ciseaux s’activent…

Et pan-pan-pan, répondent les marteaux…

« C’est fou, fou, fou ! ›› souffle le diable qui n’est pas content.

« Que non, non, non ! » répliquent les petits gars.

« Je vous salue, Marie…

– Priez bien pour nous… »

***

« Marie ?… Eh, Marie ?… Écoute voir… »

Papa Têtem­bois a l’air tout drôle… Si ses petits gars le voyaient, ils se dou­te­raient de quelque chose… Mais ils ne peuvent le voir : ils sont au caté­chisme… Ils sont par­tis en fer­mant soi­gneu­se­ment la porte de la chambre… Mais Papa est venu tout dou­ce­ment l’en­trou­vrir… il a jeté un coup d’œil… puis deux… puis tout d’un coup il est entré :

« Faut que j’aille voir ça ! »

Il n’en vou­lait pas croire ses yeux… Alors, il a appe­lé la Maman, pour qu’elle regar­dât aus­si… Et main­te­nant, ils sont tous les deux devant la crèche. La même crèche qu’­hier, avec les rochers et le sen­tier de mousse… Mais les per­son­nages ont chan­gé : le cou­sin Têtem­bois-de-la-ville a pris la place de saint joseph, et la Sainte Vierge est rem­pla­cée par la cou­sine !… Le Petit Jésus Lui-même est par­ti, avec son auge de paille : à la place, il y a les trois petits cou­sins Têtem­bois-de-la-ville, à. table devant des assiettes vides… Les ber­gers, le bœuf et l’âne ont déser­té cette salle à man­ger de ville ; et les Rois-Mages qui étaient en route, char­gés de pré­sents, sur le che­min de mousse, se sont effa­cés devant Luc, Michel et Nico­las Têtem­bois-de-la-terre qui poussent une brouette vers cette extra­or­di­naire crèche…

Et, sur leur brouette, il y a trois petits billets soi­gneu­se­ment pliés. L’un dit : « Je donne au Petit jésus les pommes de mon goû­ter d’une semaine ». L’autre annonce : « Le beurre de ma tar­tine pen­dant huit jours ». Et le troi­sième pro­met : « Mon beau lapin blanc »…

Sans doute ces choses eussent été réel­le­ment sur la brouette si celle-ci n’a­vait été si petite, petite, à la mesure des pho­to­gra­phies dans les­quelles les trois gar­çons avaient décou­pé les per­son­nages de leur crèche « à la mode d’à présent ».

Papa et Maman Têtem­bois-de-la-terre res­tent tout éba­his à la vue de la famille Têtem­bois-de-la-ville, sur­git dans la crèche à la place de la Sainte Famille…

« Qu’est-ce ça signi­fie, la Marie ?

– T’en as point une ‘tite idée, le Père ?… »

récit pour l'Epiphanie - Galette des RoisPeut-être bien qu’ils en ont tous deux une « “tite idée »… car leurs cœurs sont drô­le­ment retour­nés… Et, quand ils voient la ban­de­role que tendent les anges au-des­sus de cette crèche moderne, ils com­prennent tout à fait. Les anges de cette année-là ne chantent plus « la paix aux hommes de bonne volon­té » ; ils expliquent la « bonne volon­té » qu’il faut pour méri­ter cette paix-là ; ils disent, de la part du Petit Jésus : « Ce que vous ferez au plus petit des miens, c’est à Moi que vous le ferez ».

Papa et Maman se regardent…

Ils se mouchent très fort… si fort que ce n’est pas natu­rel… Est-ce que ça fait cet effet-là quand des cœurs chré­tiens se réveillent ?…

« Ils sont meilleurs que nous, nos petits gars…

– Mais on pour­rait peut-être deve­nir aus­si bons qu’eux, le Père ?… »

Cette année-là, il y eut cinq Rois-Mages à la crèche des Têtem­bois-de-la-terre, car le papa et la maman de Luc, Michel et Nico­las récla­mèrent l’hon­neur d’y por­ter aus­si leur offrande…

Et comme tout était vrai­ment moderne à cette crèche-là, le télé­phone convia les Têtem­bois-de-la-ville à en prendre livrai­son, en par­ta­geant le len­de­main le repas fami­lial et la galette des rois… Une famille de bonne volon­té avait retrou­vé la paix auprès d’une « crèche à la page »…

Et le Petit Jésus demeu­ra chez les Têtem­bois-de-la-terre avec le petit der­nier des Têtem­bois-de-la-ville qui était si pâlot et avait besoin du grand air…

Rose Dar­dennes.

récits pour le caté - Réconciliation de Jacob et d'Esaü (1624) - Rubens
Récon­ci­lia­tion de Jacob et d’E­saü (1624) – Rubens

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