Dans une salle du palais impérial, trente petits pages attendent le bon plaisir de l’empereur. Ils jouent, chantent, bavardent… Lorsque Roccius « le grand » arrive avec des allures mystérieuses qui intriguent les autres. Les voici tous autour du nouveau venu, curieux, frétillants…
Tous ? Non. Alexamène est resté auprès de Félix, immobilisé par une entorse. Lui aussi brûle de savoir ce qui se chuchote à l’entrée de la salle. Mais laissera-t-il seul un compagnon malade ?… Il lance les dés :
— Huit et deux : je gagne !
— Six partout : c’est moi !
— Qu’est-ce qu’ils racontent donc là-bas ?
Là-bas, ils ne racontent plus rien. Avec de grands gestes et des airs importants, Roccius a dit la chose qui a déclenché des rires étouffés. Maintenant, toute l’attention est concentrée sur ce qu’il dessine au mur avec un stylet…
— Nous allons nous amuser : vous allez voir…
Et l’on voit.
On voit naître, trait à trait, un dessin sur le mur : quatre lignes en croix…, puis, sur cette croix, un corps d’homme…, et sur le corps d’homme, une tête d’âne aux longues oreilles… De nouveau, les rires fusent avec les plaisanteries malsonnantes : les jeunes païens ont reconnu la caricature du Dieu des chrétiens (ne prétend-on pas qu’ils adorent une tête d’âne ?)… Mais Roccius dessine encore… Il dessine un petit page de l’empereur, à genoux au pied de cette croix. Puis il termine ce chef-d’œuvre de sa haine par quatre mots en grec :
« ALEXAMENE ADORE SON DIEU »
Cris, rires, quolibets explosent dans la bande déchaînée et déferlent jusqu’aux joueurs de dés…
— Eh ! Félix ?… Regarde donc…
— Alexamène ?… Viens voir…
Vingt-neuf garçons moqueurs dévisagent Alexamène debout au milieu de leur cercle haineux, face au dessin blasphématoire.
— Hein ! glisse Roccius insinuant comme le serpent, que dira notre empereur vénéré lorsqu’il apprendra qu’un de ses pages adore un dieu à tête d’âne ?…
Ce que dira l’empereur ?
Alexamène le sait : il l’enverra aux bêtes.
Mais l’enfant n’a point peur. Dix fois il a vu, ces derniers temps, des chrétiens jetés aux bêtes : ils sont morts joyeux dans la force de Dieu ; ils sont au ciel ; ils sont vainqueurs !… Pour lui aussi, le ciel s’entrouvrirait-il ? Il a peur, un peu. Mais son espérance est plus grande…
Toutefois, Pontien hausse les épaules à la menace de Roccius :
— Inutile d’alerter notre empereur pour un gosse qui adore une tête d’âne, Roccius ! Nous suffirons bien à l’en détourner !…
— Voyons, petit, ajoute-t-il en se tournant vers Alexamène, quelle folie t’a pris ? Tu n’es qu’un enfant, tu l’es laissé conter des histoires !… Nous te ferons comprendre ton erreur ; avant huit jours, tu en riras le premier !… Adorer un dieu à tête d’âne !… Non ! Tu n’y songes déjà plus, n’est-ce pas ?…
Les jeunes pages, eux, ont trouvé leur « tête de turc » : ils entourent Alexamène, ils rient, le brocardent :
— Adorer une tête d’âne !… Ah ! ah ! ah ! Ces chrétiens sont des demi-fous, ma parole !
— Pauvre Alexamène ! Je le croyais plus intelligent !
— Eh !… ce n’est qu’un gosse !…
— Alex ? Si tu veux un âne entier, je t’en ferai venir un de mon village !…
Les rires fusent, les quolibets pleuvent. Alexamène, debout au milieu du cercle hostile, tremble de colère, d’indignation. Le sang brûle ses joues. Subir cela des jours et des jours ?… Le pourra-t-il jamais ?…
— Je parie qu’il nous a fait marcher : il n’est pas plus chrétien que moi ! Il va nous le dire…
La tentation l’empoigne.
Ces rires, ces moqueries, ces méchancetés, un mot suffirait à les endiguer. Un mot, et ce serait fini… Un mot, et la vie reprendrait joyeuse comme avant dans le beau palais impérial. Un mot qu’ils sont vingt à attendre de lui.
— Voyons, petit, Roccius s’est trompé. Tu n’es pas chrétien, n’est-ce pas ? Tu n’es pas assez stupide pour t’acoquiner avec ces gens-là ?
— Allons ! Dis-le… Tu l’es ? Ou tu l’es pas ?…
— Tu adores ta tête d’âne ? Ou tu ne l’adores pas ?… Ton « Christ », comme ils disent…
« Ah ! leur dire non une bonne fois ! Museler ces méchants ! Faire cesser leurs moqueries !… Ces moqueries qui dureront des semaines et des semaines, chaque jour recommencées, exacerbées… Aller droit aux bêtes dans l’arène, c’est peu de chose à côte de ces criailleries à supporter à longueur de journées… »
— Voyons, Alex, c’est impossible, tu n’es pas chrétien !
La tentation est terrible. L’enfant n’a que treize ans et ils sont vingt-neuf autour de lui, à rire et à se moquer. Pris de vertige, Alexamène ferme les yeux. Alors il voit une autre scène : Jésus chez Caïphe, et les serviteurs autour de Pierre : « Toi aussi, tu es des siens, n’est-ce pas ? — Moi ?… Je ne connais pas cet homme ».
« Non, Seigneur, je ne ferai pas ça, je ne renierai pas mon baptême, mais aidez-moi ! »
L’enfant relève la tête. Son regard soudain assuré soutient celui des camarades qui guettent sa réponse ou sa défaillance. Il fixe encore une fois l’odieux dessin de Roccius. Puis il ramasse le stylet qui grava cette image blasphématoire, et, tout simplement, sur l’autre mur, il inscrit ces trois mots admirables :
« ALEXAMENE RESTE FIDÈLE »
Rose Dardennes.
Cette histoire repose sur un fait authentique : on a en effet retrouvé à Rome sur les ruines d’un mur datant de l’époque romaine, cette caricature et les inscriptions auxquelles l’histoire fait allusion.
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