Rabbi Gamaliel fit un signe et se tut. Le cours était fini. Les dix ou douze adolescents qui l’entouraient se levèrent, s’ébrouèrent, commencèrent à parler avec animation. Depuis près de trois heures qu’ils étaient là, assis en tailleur sur leurs petits tapis, les jambes croisées sous eux, et qu’ils écoutaient de toutes leurs oreilles les paroles de leur maître, ils avaient bien le droit de prendre un peu de mouvement. C’étaient des jeunes gens de seize à dix-huit ans ; tous portaient des vêtements sombres et sans ornements auxquels se reconnaissaient les plus pieux des Juifs, les Pharisiens, et, accrochés à leurs vêtements, des sortes de petites boîtes qui contenaient, recopiés sur un mince rouleau de parchemin, quelques versets de la Loi de Dieu.
La Loi de Dieu ! c’était elle qu’ils étudiaient, à longueur de journée, avec une attention infatigable. A cette époque, dans l’enseignement, on utilisait peu de livres, mais, par contre, on faisait beaucoup appel à la mémoire. « Un bon élève, assurait un dicton, est comme une citerne sans fissures ; il ne laisse rien perdre de ce que son Maître a versé en lui. » Donc, à longueur de journées, durant des années, les futurs « rabbis » ou « docteurs de la Loi » écoutaient un Maître leur réciter des passages du Livre Saint, puis les commenter en citant tout ce que les anciens avaient pu dire à leur propos. Tour à tour, ils apprenaient l’histoire des Patriarches et celle des Rois ; ils chantaient en chœur les admirables Psaumes ; ils s’enthousiasmaient à rechercher, dans les écrits prodigieux des Prophètes, les textes qui annonçaient la venue du Sauveur du monde, du Roi glorieux qui tirerait Israël de sa misère, du Messie. Et quand Rabbi Gamaliel avait fini de parler, —comme il parlait bien ! comme il était savant !— chacun des étudiants devait se répéter en soi-même les phrases entendues pour être capable de les redire à son tour.
Ils s’éloignèrent par groupes, sortant de l’esplanade du Temple, sous le portique duquel ils avaient assisté au cours, se dispersant à travers Jérusalem par les petites rues en pente, coupées de marches. L’un d’eux, cependant, demeura seul. Quelques instants il sembla méditer profondément. Puis, il sortit à son tour de l’esplanade mais, au lieu de descendre en ville, s’en alla vers la porte fortifiée, se dirigeant vers la campagne. Quel âge avait-il ? On n’aurait guère pu le dire. Son visage était déjà si grave, déjà si creusé pour un adolescent ! Il n’était pas bien beau : de médiocre stature, trapu, les jambes torses, l’air malingre ; sur sa tête les cheveux roux se clairsemaient ; pourtant pour qui considérait son visage, aux sourcils touffus et joints, au nez bombé, au regard d’une extrême vivacité, il paraissait bien évident que ce jeune homme était d’une intelligence extraordinaire. Pour faire ses études de Rabbi, il était venu de la lointaine ville où il avait vu le jour, Tarse en Cilicie, et nul, depuis deux ans, parmi les élèves du Maître Gamaliel, n’était plus assidu au labeur, ni plus attentif, plus avide d’apprendre et de comprendre. Ce jeune homme toujours solitaire se nommait Saul.
* * *
Comme il venait de sortir de la ville, se dirigeant vers un bois d’oliviers où il avait dessein de s’étendre pour réfléchir et se répéter la leçon du jour, des cris le firent retourner. Une foule hurlante jaillissait par la porte forte, gesticulant, frénétique. Elle entourait un homme, un grand garçon mince, au regard fier, qui semblait extraordinairement calme au milieu de ce déchaînement. Saul le vit et un violent mouvement se produisit dans son cœur, de colère et de haine.
Encore un de ces gens-là ! Alors, cela n’avait donc pas suffi qu’on eût mis à mort, —et de quelle façon infamante !— leur fameux prophète ! Depuis six ans que tout Jérusalem avait pu le voir pendu à une croix, comme un voleur ou un assassin, ils ne cessaient de raconter leurs sornettes. A les entendre, le Messie, c’était lui, ce misérable Galiléen, ce fils d’ouvrier ! En fait de Roi glorieux, plutôt raté ! Bien sûr ils n’étaient pas à court d’inventions bizarres ! Ne racontaient-ils pas que cet imposteur était sorti du tombeau où on l’avait placé, qu’il était ressuscité, qu’on l’avait revu, quarante jours durant, bien vivant… Saul, lui, n’était pas encore arrivé à Jérusalem quand ces événements s’étaient produits, mais les sages Rabbis lui avaient expliqué pourquoi il n’était pas possible que ce Jésus fût vraiment le Messie, et pourquoi les Princes des Prêtres et les chefs du peuple avaient eu raison de se débarrasser de lui : la sainte religion, que deviendrait-elle si on laissait agir et parler à leur guise tous les fous du monde ?
Saul s’approcha. Il reconnaissait le jeune homme que la foule entourait : un nommé Étienne, venu sans doute d’Égypte ; cela se devinait à ses vêtements. Ah, cela, c’était trop fort ! Pourquoi le laissait-on parler ? Il semblait étrangement sûr de lui, ce garçon… Que disait-il ? Un long discours… Toujours les mêmes folies ? Non. Il parlait d’Abraham, de Moïse, des Prophètes… Le menteur ! C’était pour arriver à dire que son Jésus a bien été le Messie attendu, le Sauveur d’Israël ! Imposture ! Imposture ! « Quel est le Prophète que vos pères n’ont pas persécuté ? Tous ceux qui annonçaient l’avènement du Juste, vos pères les ont tués, et vous, ce Juste, vous l’avez trahi, mis à mort ! Et vous, peuple à qui les Anges de Dieu ont donné la Loi, vous n’avez pas su la garder ! » « II nous insulte, il nous nargue ! » cria Saul de toutes ses forces. « A mort ! hurla la foule en reprise, à mort ! » Aussitôt, sans le moindre jugement, on poussa Étienne dans un coin des murailles, on le jeta à terre, on s’apprêta à le massacrer.
— Tiens, toi, dit un des hommes, en lançant sa tunique à Saul, garde-nous nos vêtements pendant que nous allons lui faire son affaire.
Et tandis que les cailloux volaient, s’abattaient sur le malheureux, Saul, tendu par l’attention, les dents serrées par une étrange rage, regardait. Étienne était toujours calme.
« Alors, tu le vois, ton Messie ! lui criait un des bourreaux on le visant avec une énorme pierre.
— Je vois les cieux ouverts, répondait le martyr, et le Fils de l’homme, debout, à la droite de Dieu… »
A ce moment le lourd caillou le frappa à la tempe ; il s’écroula. On l’entendit encore bégayer quelques mots : « Seigneur, pardonnez-leur ce péché… » Puis, il s’immobilisa, mort.
* * *
Cette scène, Saul ne put jamais l’oublier. Des jours et des jours, elle fut présente à son esprit. C’était plus fort que lui : le calme de ce jeune homme l’impressionnait. Fallait-il qu’il fût fou pour accepter de mourir ainsi au nom d’un misérable imposteur vaincu, ridicule ! Pourtant quand il pensait à ce beau visage levé vers le ciel, en prières, quand il se ressouvenait du regard qu’Étienne, un bref instant, avait posé sur lui et qui lui avait paru si étrangement pénétrant, il se retenait mal de ressentir une gêne. Et si, cependant, ces gens-là avaient raison ? Si ce Jésus avait été vraiment le Messie ? Mais non, non, ce n’était pas possible. Toute la Sainte Écriture était contre cette idée absurde ! Et les Rabbis l’avaient assez prouvé… Pourtant, n’y avait-il pas aussi dans certains prophètes, dans le plus grand d’entre eux peut-être, Isaïe, des phrases bizarres où il semblait être dit que le Messie souffrirait et mourrait pour racheter les hommes ?
Tout cela s’agitait dans la tête de Saul à l’en rendre malade. A vrai dire, depuis qu’il avait vu mourir Étienne, il avait perdu le repos. Une sorte de colère le soulevait sans cesse, contre lui-même, contre les autres, et surtout contre tous ceux qui étaient les amis, les partisans du crucifié. Il se renseignait de tous côtés, dans la ville, pour dépister les fidèles du Galiléen et, dès qu’il en avait repéré quelques-uns, il se précipitait auprès des chefs du peuple, du grand conseil qu’on appelait le Sanhédrin, afin de les faire arrêter. Hommes, femmes, enfants, tout lui était bon pour satisfaire sa hargne. Mais il n’en était pas plus heureux ni plus calme pour autant ; au contraire ; plus les jours passaient et plus il se sentait troublé.
Un jour, un des membres du Conseil lui dit : « II paraît que ces gens-là, maintenant, ne sont plus seulement à Jérusalem, qu’on commence à en trouver partout. C’est comme une peste, cela se répand ! Toi, Saul, qui sais si bien les dépister, pourquoi n’irais-tu pas dans les autres villes, avertir du péril les chefs de notre peuple et faire arrêter les fanatiques de ce Jésus ? Commence donc par Damas, en Syrie. On dit qu’il y en a tout un lot. Bonne prise pour toi, mon garçon ! »
* * *
Sur la route sablonneuse qui va de Jérusalem à Damas, Saul marchait depuis huit jours. Il avait quitté le val du Haut Jourdain, encore vert, pour la steppe où les graminées sèches crissaient au souffle du vent. A sa gauche, l’Hermon dressait sous le ciel d’un bleu dur sa cime toujours neigeuse. C’était un beau jour d’été, lourd comme il en est tant en Asie, et midi approchait.
Saul avait hâte d’être arrivé, hâte de se jeter dans la tâche policière dont on l’avait chargé, hâte de tenir entre ses mains ces gens qu’il haïssait. Sa fureur n’avait fait que croître dans la solitude du chemin. Pour se démontrer à lui-même qu’il avait raison, il fallait que ces fous stupides fussent arrêtés, emprisonnés, tués peut-être. Et d’avance, il se réjouissait du mal qu’il allait leur faire.
Tout à coup, une lumière jaillit du ciel et l’enveloppa. Non, ce n’était pas les rayons du soleil…une lumière étrange, plus blanche que l’éclair, plus terrible, plus pénétrante. Avant même d’avoir pu se rendre compte de ce qui se passait, il se retrouva écroulé sur le sol, incapable de faire le moindre mouvement. A ce moment précis, une voix retentit, dans l’immense silence de la steppe :
— Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu ?
Et, sans même l’avoir voulu, il s’entendit répondre d’une voix étranglée :
— Qui êtes-vous donc, Seigneur ?
Et la voix reprit :
— Je suis Jésus, celui que tu persécutes…
Ce fut pour Saul un instant extraordinaire, indicible. En même temps, il se sentait vaincu, terrassé, et en même temps, il aurait voulu se révolter encore, tenir tête à la force mystérieuse. Mais la voix retentissait à ses oreilles, une voix à la fois si ferme et si douce, toute chargée de miséricorde et de consolation.
— Oui, il t’est dur de regimber sous l’aiguillon, Saul…
L’invisible savait donc tout ! Il lisait donc au plus secret des âmes ? Atterré et tremblant Saul murmura :
— Seigneur, que veux-tu que je fasse ?
Et la réponse vint :
— Relève-toi. Va jusqu’à la ville. C’est là qu’on te dira ce que tu auras à faire.
Le jeune homme obéit. Il n’y avait plus à discuter. Il se releva, titubant, et, aussitôt, poussa un cri de désespoir. Au grand soleil avait succédé une obscurité totale : les yeux ouverts, il ne voyait plus rien.
A ce moment sur la piste approchaient des cavaliers. Ils s’arrêtèrent, lui demandant ce qu’il avait à crier, tout seul, au bord de la route, couvert de poussière et les bras écartés. Étaient-ce des voleurs qui l’avaient mis en cet état ? Il leur avait semblé entendre un bruit de voix confus, mais sans rien distinguer des paroles et sans apercevoir personne. Ils ne comprenaient pas.
Mais lui, Saul, avait compris.
* * *
Aveugle, il se remit lentement en marche, arriva à la ville. Au delà de la tour massive qui en gardait la porte, une large avenue, qu’on appelait la Rue Droite, se dirigeait vers un temple païen ; des portiques la bordaient, que Saul suivit. On lui avait donné l’adresse d’un Juif nommé Jude, un commerçant installé à Damas pour ses affaires et qui, ami des Rabbis et des Pharisiens, le logerait et l’aiderait dans sa tâche de dépistage des Galiléens. Mais maintenant, il s’agissait bien de faire la chasse aux fidèles du Christ ! Misérable aveugle, Saul, dans un coin de la salle commune, se tenait, des journées entières, éperdu, silencieux, les yeux ouverts sur une nuit perpétuelle, la nuit de son châtiment. Il refusait toute nourriture. Il ne répondait pas aux questions qu’on lui posait sur sa bizarre aventure. Bouleversé, ravagé, ce jeune homme paraissait avoir maintenant soixante ans.
Il avait compris. Jésus, celui dont la voix avait retenti à ses oreilles, sur la route ensoleillée, le châtiait et c’était Justice. C’était lui qui l’avait rendu aveugle et à quoi eût-il servi de se révolter ? Toutes les violences qu’il avait commises, toute l’âcreté de son âme se déversaient sur lui et le plongeaient dans ces ténèbres… Justice ! C’était justice ! Il le savait et il acceptait ce châtiment. Mais, en même temps, une certitude était en lui : que Jésus ne le punirait pas éternellement, qu’il aurait pitié de lui, qu’il lui ferait grâce. Maintes fois, dans les rêves qui traversaient sa nuit, il lui semblait voir un homme, au visage très bienveillant, se pencher vers lui, appliquer les paumes de ses mains sur nés paupières, à lui Saul, et alors…
Un jour, à la porte de Jude, un homme se présenta, demandant s’il n’y avait pas là un voyageur aveugle, arrivé depuis peu de Jérusalem. Le maître de maison le reçut assez mal : il connaissait de réputation cet Ananias et savait qu’il était un des fanatiques de Jésus le Galiléen. Mais enfin, il ne pouvait pas refuser de lui répondre. Et il le mena devant son hôte.
— Saul, dit le visiteur, lève-toi !
A cette voix, le jeune aveugle se leva.
— Écoute-moi, Saul. J’ai vu en rêve mon Seigneur et mon Maître, le Christ Jésus. J’ai entendu sa voix. Il m’a ordonné d’aller chez Jude, rue Droite, pour y trouver un jeune homme qui avait besoin de moi. Il m’a dit encore que c’était toi, et que j’aurais à t’imposer les mains, afin que tu recouvres la lumière. Saul, mon frère, je suis venu… Et cependant, je sais qui tu es ; j’ai osé répondre au Seigneur que tu passes pour un des pires ennemis des nôtres, que tu as ravagé la communauté des Saints à Jérusalem. Mais on ne résiste pas à la voix du Maître, et je suis ici…
Saul murmura :
— Non, Ananias, on ne résiste pas à la voix du Maître…
Alors Ananias lui posa la paume des mains sur les paupières, prononça une brève prière, et Saul vit.
Ce jeune homme à qui ces événements étonnants arrivèrent, ce Saul, vous savez ce qu’il devint. Sous le nouveau nom de Paul, qu’il prit par la suite, il est un des plus grands saints de l’Église. C’est lui qui organisa les premières grandes missions chrétiennes dans les pays païens, c’est lui qui en Asie Mineure, en Grèce, en Italie, des années durant, porta héroïquement la Bonne Nouvelle. C’est lui, l’admirable écrivain, dont les lettres, les Épîtres, ont tant contribué à faire connaître la doctrine du Christ. Et c’est lui enfin qui, plus tard encore lorsque Néron s’acharna férocement contre les chrétiens, à Rome, porta sa tête au bourreau. Heureux Paul, dont la violence et la fureur n’avaient été que les marques de sa plus profonde espérance ! Heureux Paul, que Jésus aima assez pour le frapper au cœur !
Daniel-Rops
Bonjour, Il y a un certain temps que vous m’envoyez ces histoires (Saintes !) que je ne lis jamais, par ce que internet est une telle poubelle d’informations en tous genres que j’en détruit les trois quarts sans les regarder. Pourquoi, ce matin ai-je lu l’histoire de Saül jusqu’au bout ? Avec une indicible émotion ? C’est bizarre !
Peut-être à bientôt.
Cordialement vôtre,
C’est vrai que j’aime toutes les histoires que je diffuse sur le site. Mais il y en a de plus belles ou de plus émouvantes que d’autres. Et celle-là, dans la belle langue de Daniel-Rops est superbe.
Moi, je lis ces histoires à ma fille de 6 ans, c’est un peu complexe pour son age. Mais je pense que malgré tout, la beauté et la richesse ces textes imprègnent l’esprit des enfants. Il n’est pas nécessaire de comprendre parfaitement pour apprécier le beau. Et qui peut se flatter de saisir complètement la beauté ?
Et merci pour avoir partagé votre émotion avec nous.
Le raconteur