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L était une fois, dans la capitale de la Palestine, deux vieux époux, cassés par l’âge et le travail.
Ils habitaient une petite maison blanche et proprette, au bout de la grand’rue de Jérusalem, juste devant le Temple. Le soir, lorsqu’il faisait beau, ils aimaient s’asseoir sur le pas de leur porte et regarder, sans rien dire, le soleil tout rouge entrer dans son lit de nuages derrière les tours et les coupoles du monument.
Mais ils n’étaient pas heureux, car ils n’avaient pas d’enfant et se trouvaient bien seuls.
Un soir, comme ils se sentaient plus tristes que jamais, Joachim prit la main d’Anne, la serra très fort et lui dit :
« Puisque c’est ainsi et que nous devenons vraiment très âgés, nous allons faire encore un immense sacrifice…
— Quel sacrifice encore ? dit Anne, sentant un petit pincement du côté de son cœur.
— Eh bien ! dit Joachim, tout bas et tout lentement, nous allons nous séparer !
— Quoi ! pleura la pauvre Anne.
— Oui, nous allons vivre pendant quelque temps chacun très loin l’un de l’autre. Nous offrirons ainsi au Bon Dieu ce qui nous coûte le plus parce que c’est certainement cela qui sera le plus dur ».
Ils s’aimaient tellement, ces deux bons vieux, que la pensée de n’être plus ensemble leur fendait le cœur.
Joachim, qui savait très bien ce qu’il voulait, ne se laissa pas attendrir par les larmes d’Anne ; il prépara son petit baluchon (en Orient, il faut bien moins de bagages que par ici pour voyager) et, le lendemain matin, après avoir embrassé sa femme très fort, s’en alla seul sur la grand’route blanche. Anne pleurait tellement qu’elle ne put regarder longtemps ; et quasi toute la journée, elle demeura, la tête dans le coude, à sangloter silencieusement.
En ce temps-là, la Palestine possédait de vastes régions couvertes d’une herbe drue et sèche, dont se nourrissaient d’innombrables troupeaux de moutons. Comme il eût été dangereux de les laisser ainsi se promener seuls, des bergers les accompagnaient. Vêtus d’une houppelande brune ou verdâtre, appuyés sur un long bâton terminé par une petite bêche et qu’on nomme une houlette, ils restaient de longs mois loin de chez eux, passant la journée en plein air à surveiller leurs troupeaux. Le soir, assis en cercle autour d’un feu, ils se racontaient des histoires sous le beau ciel clair d’Orient. C’est eux que Joachim alla rejoindre lorsqu’il eut quitté sa femme et sa blanche petite maison. Les bergers étaient de braves gens, pas curieux. Ils le reçurent sans rien lui demander. Alors, en gardant les moutons, Joachim pensait au Bon Dieu, à Anne, sa femme, au petit enfant qu’ils voudraient tant avoir ; et ses journées et parfois même ses nuits n’étaient qu’une longue prière.
Quand on prie le Bon Dieu avec persévérance, on finit toujours par être exaucé. Il faut continuer pendant longtemps. Puis, ne pas avoir peur d’un sacrifice pour accompagner cette prière. Anne et Joachim en avaient déjà fait beaucoup : jamais de plus grand que de se quitter. Parce qu’ils furent vraiment généreux, le Bon Dieu se montra, à son tour, parfaitement bon.
Un soir que Joachim, assis sur un rocher, regardait ses moutons se perdre doucement dans la brume, il aperçut une lumière flottant à l’horizon. Intrigué, il scruta ce point lumineux, tendant en avant son visage ridé. La lumière paraissait approcher, briller davantage. Joachim se mit debout pour mieux observer ; mais alors qu’il se relevait péniblement, tant ses membres étaient gourds et tordus par les rhumatismes, il dut quitter des yeux, un instant, l’étrange clarté. Lorsqu’il se fut dressé, il fut stupéfait de voir un ange : un bel ange dont les ailes frissonnaient encore avec un bruit si doux, si léger et si frais que Joachim crut le printemps devant lui. Ahuri, il s’appuya de tout son poids sur sa houlette et ouvrit bien grande sa vieille bouche édentée, mais il n’eut pas le temps de poser des questions. L’ange parlait, et sa voix était délicieuse comme une musique de fête :
« Joachim, tu vas être exaucé ! — (Ce n’est jamais possible ! se dit Joachim). — Le Bon Dieu a été touché de tes prières, de tes sacrifices. Il a été content de voir que tu ne désespérais pas, qu’au contraire tu continuais de Le servir de ton mieux. Tu auras bientôt une petite fille : une charmante petite fille que tu appelleras Marie. Elle sera si exquise que, dès qu’elle pourra marcher, tu la confieras aux prêtres du Temple afin qu’ils l’offrent au Bon Dieu.
« Tu avais longtemps espéré. Tu avais longtemps attendu. Ta récompense est magnifique, car tu vas posséder le plus beau cadeau que jamais Dieu ait fait aux hommes.
« Rentre chez toi. La vieille Anne s’inquiète de ta longue absence et part à ta rencontre.
« Pour te prouver la véracité de ma promesse, je t’annonce que tu retrouveras ta femme auprès de la fontaine, à l’entrée de la ville ».
Joachim n’en croyait ni ses yeux, ni ses oreilles. Ses vieilles mains tremblantes agitaient son bâton, et l’ange avait disparu depuis longtemps déjà qu’il demeurait encore sur place, abasourdi.
Lorsqu’il revint à lui, il voulut immédiatement se mettre en route ; il ramassait son sac et ses provisions éparses, quand il se souvint des moutons. La nuit était venue. On distinguait à peine, sur le pacage, la masse grise de tous ces dos, serrés les uns contre les autres, d’où montaient de tristes bêlements.