Il y avait du soleil plein le ciel, des chants d’oiseaux plein le verger. Et Jean-Paul chantait aussi sa joie de vivre en cueillant à plein panier les cerises rutilantes du beau cerisier…
Soudain, un craquement, un double cri : Jean-Paul tombait du cerisier sur la terre dure, et sa mère accourait, épouvantée.
Ce fut aussitôt un grand affairement : brancard, coups de téléphone, médecin… Et le terrible diagnostic, courant de bouche en bouche : « Il est perdu… il ne lui reste plus qu’une heure à vivre… »
Pâle sur son lit, souffrant atrocement, Jean-Paul sent bien lui aussi que sa vie s’en va. Alors il appelle sa maman :
— Je vais mourir, dit-il doucement, mais il ne faudra pas pleurer : je vais au ciel.
Puis il ajoute :
— Les copains du « caté » vont sûrement venir avec Monsieur le Curé. Dis, tu les laisseras entrer ?
Les parents de Jean-Paul ne sont pas « gens à curé », comme ils disent. Mais refuseraient-ils une dernière joie à leur enfant ?
Jean-Paul, lui, attend. Car au catéchisme, le jour où ils ont ensemble découvert que la mort est une merveilleuse procession de la terre au ciel, ils s’étaient promis d’être tous avec le prêtre autour du premier qui partirait…
* * *
« Toc-toc !… »
C’est un rappel d’espérance dans la maison brutalement éprouvée. Les gens qui ne savent pas, pleurent et frissonnent parce que la mort est là. Mais les cinq gars à la porte de Jean-Paul savent, eux, qu’ils apportent joie et paix : pour venir, ils ont mis leurs beaux habits, comme pour une fête, une fête grave, bien sûr, et douloureuse à leur cœur ému mais tout de même la fête de tout le ciel qui va venir au-devant de Jean-Paul, et ses amis seront là, comme pour une noce.
D’abord, le prêtre est entré seul, pour donner la dernière absolution.
Les forces de Jean-Paul s’écoulent très vite. Sous le pardon de Dieu, il a fermé les yeux. Il les rouvre seulement pour remercier d’un regard ses camarades qui entrent.
Ces causeries en plein air font le bonheur de tous.
Les garçons raffolent de leurs professeurs, qui, entre les leçons, organisent des courses et des parties de ballon à en perdre la respiration, comme dit un petit homme de huit ans.
De plus, depuis quelques jours, le bourg est fort agité par une fête foraine qui bat son plein. Bernard a conduit « ses élèves » aux chevaux de bois, non sans fierté, car la discipline obtenue a été irréprochable. Et le grand garçon s’enthousiasme lui-même de son succès. Il se sent une irrésistible vocation d’entraineur, et voit évoluer en imagination les équipes qu’il formera un jour. Qui donc pourrait entraver ses projets !
Sur les entrefaites, sa mère l’appelle un beau matin.
— Veux-tu aller à L…, Bernard, nous acheter un tas de choses ? Nous n’avons plus de soie, plus de fil d’or, plus de papier doré, plus de colle pour les décorations de l’église ; nous sommes à sec. Et puis, ton oncle voudrait que tu passes chez le libraire prendre deux ou trois nouveautés de valeur dont il va te donner la liste.
Bernard jette un coup d’œil sur sa vareuse, qui, comme le pourpoint d’Henri IV, est un peu « trouée par le coude » :
— Le temps de m’habiller correctement, maman, et à vos ordres.
Au moment de partir, Bernard réclame la liste des commissions. Lui remettant celle du libraire, son oncle dit :
— Ne te laisse pas prendre par la bande alléchante du dernier volume de X. Il est bon tout au plus à mettre au feu au bout des pincettes…
— Bien, mon oncle, entendu ! crie Bernard dont la bicyclette démarre sur la route de la gare.
Une demi-heure de chemin de fer, dix minutes d’un pas allongé, et le voyageur atteint les grands magasins. Au moment d’entrer à la libraire, il se heurte à un ancien camarade de collège, forte tête qu’il avait fallu jadis et plusieurs fois « changer d’air ».
Mais l’ancienne camaraderie n’en subsiste pas moins. On se serre joyeusement la main. Bernard dit :
— Qu’as-tu acheté, vieux ?
Le jeune homme brandit le volume, et Bernard reconnaît le fameux livre signalé par son oncle.
— Non ! Cette saleté ? Pas possible ?
— Tu l’as lu ?
— Bien sûr que non.
— Alors, qu’en sais-tu ? Ce n’est pas une saleté de tout. Il y a là une puissance d’analyse, une évocation descriptive, je ne te dis que ça ! C’est épatant ! Achète-le et tu verras.
— Non, dit encore Bernard nettement.
— Ah ! mon pauvre vieux, ce qu’on voit bien que tu as été élevé à l’ombre des cotillons !
Bernard est trop intelligent, trop loyal pour ne pas apprécier jusqu’au culte l’éducation virile que lui a donnée sa mère. Il sent, selon sa manière de parler, la moutarde lui monter au nez et, pour ne pas se fâcher, tourne les talons en haussant les épaules, non sans ajouter :
— Bonsoir, tu me dégoûtes.
Mais l’incident l’a troublé. Il fait ses commissions tout de travers, retourne deux fois dans le même magasin inutilement, et vient s’asseoir sur le quai de la gare un bon quart d’heure avant l’heure du train. Lui, que rien ne fatigue jamais, pour une fois se sent très las.
Il regarde machinalement autour de lui. À deux pas, la bibliothèque étale ses nouveautés tapageuses. Au milieu des rayons trône le volume en question. Le titre reluit, en gros caractères modernes, épais, brillants.
Bernard n’est plus un enfant. Il a conscience de sa propre liberté et sent parfaitement qu’il a seul, devant Dieu, la responsabilité de ses actes.
S’il veut acheter ce livre, c’est affaire entre sa conscience et lui.
Mais le veut-il ? C’est humiliant de n’en pas pouvoir de science certaine. Quelques pages de lecture ne lui feront aucun mal ; il le détruira ensuite, bien entendu.
Le train vient d’entrer en gare. Bernard s’approche de la bibliothèque, tend quinze francs, prend l’ouvrage et saute dans son wagon.
Il a la désagréable surprise d’y trouver un tout jeune voisin, grand ami de Jean, et auquel, pour rien au monde, il n’eût fait voir le livre, qu’il enfouissait de son mieux dans la poche intérieure de son veston.
C’était à la sanglante bataille de la Moskowa, où Russes et Français s’étaient battus avec un acharnement farouche. Le général de Caulincourt venait d’enlever les positions ennemies pour la troisième fois lorsque la cavalerie française, ayant à sa tête le capitaine Bakel, entra comme un ouragan dans les murs de Borodino. Les Russes la saluèrent par une terrible décharge d’artillerie. Le capitaine Bakel, blessé à la jambe et à l’épaule, tomba de cheval. Ses soldats le relevèrent et l’emportèrent aussitôt au pas de course sous une pluie de balles. Peu à peu le silence se fit sur le champ de bataille… et le vaillant capitaine, ouvrant les yeux, sourit en entendant le clairon français sonner la victoire. « Nous sommes vainqueurs, murmura-t-il… J’y comptais bien ! »
Cependant le chirurgien mandé en hâte auprès du blessé laissa passer vingt-quatre heures avant de venir à son chevet, tant sa tâche était immense. Comme le sang ne coulait plus le major put extraire assez facilement la balle logée dans l’épaule. Il allait se retirer en félicitant le blessé de son courage quand celui-ci ajouta : « Et ma jambe, vous ne la regardez pas ? — Comment, dit le chirurgien, une jambe encore après l’épaule ! Vous faites du luxe !» Et se penchant à nouveau sur le brancard il découvrit le membre malade. Quel effroyable engin avait pu réduire le pied en cet état ? Le cuir des bottes, les chairs hachées, les os broyés, tout cela formait une horrible plaie affreuse à voir.
« Mon Capitaine, dit le major, il n’y a qu’une planche de salut ; et sans hésiter… C’est de vous
— Oui, il est revenu de l’hôpital. Même, il désire te voir, je venais te le dire.
— Me voir ? Moi ?…
Guilaine est intriguée. Que peut lui vouloir le père de Colette ? Elle a peur aussi de le voir encore dans le sang et avec des pansements, comme le jour de l’accident. Il y a trois semaines de cela, mais elle en est encore impressionnée.
Elle jouait à la marelle, avec Josette. Elles entendaient, sans y prendre garde, le toc-toc léger d’un marteau de couvreur sur les ardoises sonores.
— Tiens ! dit Guilaine, le père de Colette est sur le toit de votre grange.
Elles le regardèrent une minute aller et venir sur le vieux toit, arrachant ici un coussin de mousse, poussant là une ardoise…
— Brr !… je n’aimerais pas être à sa place…
— Surtout sur le bord…
Derrière elles, une voix les fit sursauter :
— S’il n’y avait que des as de votre trempe, il pleuvrait sur votre lit, je pense !
Le facteur avait entendu leurs dires et les regardait en riant. Guilaine ouvrit la bouche pour lui répondre que les fillettes ne vont pas sur les toits. Mais la phrase s’étrangla… un craquement, une effroyable dégringolade d’ardoises, un cri, figèrent tout le monde…
— Ah ! mon Dieu !…
Le couvreur n’était plus sur le toit. À sa place on voyait un grand trou… Le facteur courait à la grange. Les gens sortaient des maisons voisines…