Racontés par un cimetière : Jésuites et Lazaristes
Chala, dans Pékin, est, depuis plus de trois siècles, le champ d’honneur du catholicisme chinois. Par la volonté de l’empereur Wanly, et malgré de multiples oppositions, Chala, qui appartenait à un condamné à mort, devint, en 1615, terre chrétienne, afin de servir de sépulture à l’horloger qui, venu pour révéler le Credo, avait d’abord révélé l’existence de « cloches sonnant toutes seules », — ainsi présentait-il les horloges, — et qui n’était autre que le Père Ricci, jésuite. Par la volonté de l’empereur Kanghi, s’éleva à Chala, en 1686, le tombeau du Père Adam Shall, jésuite lui aussi, astronome illustre, mort vingt-cinq ans plus tôt en pleine persécution : ce tombeau, avec sa table à sacrifier, son brûle-parfums, ressemblait trait pour trait aux sépultures princières ; et par la volonté de Kanghi, trois des confrères du défunt, les Pères Verbiest, Buglio et Magalhaes, s’en furent, comme délégation officielle de l’empereur, brûler de l’encens devant la tombe de Shan et y lire une oraison impériale où l’empereur annonçait à l’âme du défunt ses nouvelles promotions, et l’invitait à venir « se délecter des offrandes qui lui étaient faites si par hasard elle pouvait s’en rendre compte ». Deux ans après, c’était au tour du Père Verbiest, autre jésuite, de trouver dans Chala son suprême repos ; et l’on peut lire, aux « Lettres édifiantes », sous la signature du Père Fonteney, la pittoresque description de cet autre cortège funèbre qui, le 11 mars 1688, pénétra dans le cimetière de Chala.
D’abord un tableau de vingt-cinq pieds de haut sur quatre de large, orné de festons de soie, dont le bord était d’un taffetas rouge, sur lequel le nom et la dignité du Père Verbiest étaient écrits en chinois et en gros caractères d’or.
Puis la croix dans une grande niche, ornée de colonnes, et dans une autre niche, l’image de la Vierge et de l’Enfant Jésus ; ensuite un tableau de l’Ange gardien, et, derrière, le portrait du Père Verbiest, « qu’on portait avec tous les symboles qui convenaient aux charges dont l’Empereur l’avait honoré. » Les Pères suivaient en habits blancs, ainsi qu’en Chine il convient pour les deuils ; d’espace en espace, ils s’agenouillaient, et l’assistance, sanglotant à cœur fendre ainsi que l’imposaient les coutumes, ajoutait à la gravité douloureuse de la cérémonie.
L’apostolat de l’Extrême-Orient. Les prêtres en Chine et en Indo-Chine ; leurs martyrs
Roi d’Espagne et plus encore roi de Portugal détestaient de voir arriver, dans leurs colonies de l’Extrême-Orient et du Nouveau-Monde, des missionnaires d’autres nations. « Nous protégeons les missionnaires, disaient ces deux rois, mais nous ne voulons protéger que des missionnaires de chez nous. » Le Saint-Siège était hostile à une telle étroitesse de vues ; il voulait, lui, que toutes les nations chrétiennes eussent le droit et la possibilité d’envoyer en terres païennes des apôtres. Le pape Grégoire XV, en 1622, considéra que ce n’était pas à la royauté d’une nation, mais à la Papauté, de diriger la grande œuvre d’évangélisation ; il groupa autour de lui quelques cardinaux en un conseil, qui s’appela la « Congrégation de la Propagande » ; et c’est cette congrégation qui depuis plus de trois siècles organise la propagation de la vérité chrétienne à travers l’univers.
Tout de suite des Français de bonne volonté s’offrirent à la Papauté pour l’aider. Il y eut d’abord le Père Joseph, capucin, grand ami du cardinal de Richelieu, qui, d’accord avec Rome, envoya des capucins dans tout le bassin oriental de la Méditerranée. Il y eut saint Vincent de Paul, qui, ayant fondé les Lazaristes, dépêcha quelques-uns d’entre eux pour tenter de convertir la grande Île de Madagascar. Il y eut enfin, aux alentours de 1660, deux prêtres de France, Pallu et La Motte Lambert, qui organisèrent le séminaire des Missions Étrangères en vue de former des clercs pour la conversion de l’Extrême-Orient, Indo-Chine et Chine ; et le Saint-Siège, en nommant ces deux prêtres vicaires apostoliques, — ce qui leur permettait de faire chez les païens office d’évêques, — leur donnait cette consigne, de recruter au plus tôt, dans, les chrétientés qu’ils allaient fonder, des prêtres de race jaune, de teint jaune, capables de devenir, parmi leurs compatriotes, ce que Jésus-Christ appelait « le sel de la terre ».
Les prêtres des Missions Étrangères, qui compteront bientôt trois siècles d’existence, ont travaillé pour le Christ en Indo-Chine et dans l’Hindoustan, en Chine, et depuis soixante-dix ans au Japon.
Deux jésuites, le Père Ricci en Chine, et le Père de Nobili aux Indes, au début du XVIIe siècle, dans un élan de grande charité, s’étaient montrés pleins de bienveillance pour les vieux rites chinois et indiens, en essayant de leur donner une signification compatible avec les dogmes chrétiens ; il leur paraissait que les populations, si l’on pouvait maintenir une partie de leurs usages religieux, passeraient plus aisément au christianisme. En Chine, les jésuites qui succédèrent au Père Ricci prirent à la cour de l’empereur, comme astronomes et mathématiciens, une très grande influence, et l’on put croire, un instant, que la cour impériale était bien proche de se faire chrétienne. Mais des réactions se produisirent : réaction des influences païennes, à la cour ; réaction des autres instituts missionnaires qui envoyaient des apôtres en Chine, Dominicains, Franciscains, Missions Étrangères, contre les charitables ménagements que dans certaines chrétientés chinoises on affectait pour les rites païens, et qui risquaient, disait-on, d’amener des abus. La Papauté, au début du XVIIIe siècle, partagea ces craintes : le jugement qu’elle porta, dans la question dite des rites chinois, ouvrit une nouvelle période durant laquelle de nombreuses persécutions sévirent.
L’Espagne missionnaire : Les jésuites, saint Ignace, saint François Xavier. — Les dominicains : saint Louis Bertrand. — Les franciscains : saint François de Solano.
Dans une tourelle du collège Sainte-Barbe de Paris, tourelle qui existait encore au milieu du XIXe siècle, logeaient, en 1525, un jeune Savoyard nommé Pierre Le Fèvre et un jeune Basque de bonne noblesse nommé François Xavier, venus à Paris pour chercher des diplômes universitaires. Ils avaient l’un et l’autre dix-neuf ans. En octobre 1529, un nouvel hôte venait partager leur logis, gentilhomme comme Xavier, mais mal vêtu, — l’air d’un pauvre, à demi estropié par surcroît : il s’appelait Ignace de Loyola, et il était leur aîné de dix à quinze ans. Sa prime jeunesse avait rêvé de la gloire militaire : en défendant Pampelune assiégée, il avait acheté cette gloire par une grave blessure ; ses pensées, à l’hôpital, s’étaient tournées vers le Christ. Adieu dès lors ses beaux rêves de chevalerie ! Ignace s’était fait mendiant, puis il s’était séquestré dans la grotte de Manrèse, pour y chercher une méthode de bien servir le Christ, et il en avait tracé les grandes lignes dans ses Exercices spirituels, que longtemps il garda manuscrits.
Il lui paraissait, pourtant, que pour lutter en faveur de son Dieu, il manquait de formation ; et celui qu’à Sainte-Barbe on commençait à appeler le pèlerin, venait s’instruire et prendre ses diplômes à Paris. Mais ce vieil écolier, avec ses Exercices dans sa sacoche, avait hâte de suggérer à ses camarades cette méthode pour faire leur salut, et de les guider. Le Fèvre fut conquis ; Xavier résista longtemps, et l’un des témoins de ses conversations avec Ignace comparait Ignace au grand Alexandre, qui finit par dompter son coursier Bucéphale. Après Xavier, Ignace s’attacha trois Espagnols, Lainez, Salmeron, Bobadilla, et un Portugais, Rodriguez. Au jour de l’Assomption de 1534, tous ces jeunes universitaires, devenus disciples des Exercices spirituels, descendirent de la montagne Sainte-Geneviève pour gravir, de l’autre côté de la Seine, la colline de Montmartre ; Ignace aussi fit le pèlerinage. Une église s’y élevait, — elle existe toujours, — à l’endroit, disait-on, où saint Denis avait été martyr ; nos sept pèlerins s’enfoncèrent dans la crypte, et Le Fèvre dit la messe. Au moment de la communion, il se tournait vers eux, leur montrait l’hostie ; chacun d’eux promettait à Dieu qu’il demeurerait pauvre, et qu’il demeurerait chaste, et qu’il serait, si possible, pèlerin de Jérusalem, et qu’ensuite il se vouerait au salut des âmes. Et ces vœux une fois prêtés, tous communiaient. Lorsque leur petit groupement se sera élargi, lorsque les assises s’en seront affermies, ces sept étudiants auxquels Jésus venait de se donner ne voudront aucun autre nom, pour une telle société, que celui de Compagnie de Jésus.
Le Christ chez les Tartares, le Christ chez les Chinois
Un archevêque à Pékin (XIIIe-XVIe siècles)
Déployez une carte de l’Europe et de l’Asie : regardez, au nord de la Chine, la Mongolie. Les Tartares, à la fin du XIIe siècle, partirent de là, en vue de devenir les maîtres du monde. Avec Gengiskhan, ils conquirent d’abord l’Asie, depuis Kambalik, la grande cité chinoise, qu’on appelle aujourd’hui Pékin, jusqu’à Tiflis et jusqu’au Caucase ; et puis une partie de la Russie jusqu’au Dnieper. Quinze ans plus tard, ils prenaient Kiew, ravageaient la Silésie, la Hongrie ; la France même tremblait. Les pêcheurs n’osaient plus se risquer sur la côte anglaise. « Les neuf queues blanches de l’étendard mongol toujours victorieux » allaient, disait-on, balayer l’Europe. En 1242, on constata qu’ils faisaient retraite, leur empereur étant mort au cœur de l’Asie. Alors sur les routes d’invasion qu’eux-mêmes avaient tracées, des religieux s’engagèrent ; ils suivirent ces routes en sens inverse, pénétrèrent en Asie comme missionnaires. Ces religieux, c’étaient des Moines Mendiants ; ne possédant rien sur terre, ils étaient libres, pleinement libres de courir le monde pour Dieu. Les uns, fils de saint Dominique, se souvenaient que leur fondateur avait toujours rêvé de parler du Christ aux païens des bords de la Volga. Les autres, fils de saint François d’Assise, se souvenaient que leur fondateur avait prêché devant le sultan d’Égypte et qu’il s’était offert à passer par un brasier pour affirmer la vérité du christianisme ; ils se souvenaient que sept franciscains s’étaient rendus à l’ouest du bassin méditerranéen, au Maroc, et qu’ayant persisté, malgré tous les châtiments, à annoncer le Christ sur les places publiques, ils avaient fini par être martyrs.
C’est en pleine Asie, maintenant, que sur l’ordre de la Papauté, des dominicains et des franciscains allaient porter la parole chrétienne, et bientôt ils formeront une compagnie spéciale de missionnaires, « la Compagnie des voyageurs pour le Christ. » Les Tartares passaient pour tolérants ; de tels voyageurs pouvaient donc les aborder. Jean de Plan-Carpin, un franciscain d’allure massive, dont l’obésité gênait les chevauchées, enfourcha quand même une monture pour s’en aller, en 1246, plus loin que la Caspienne, plus loin que le lac Baïkhal, jusqu’à la Horde-d’Or, résidence du grand khan Guyuk. Il trouva là des païens, des musulmans, des bouddhistes, et des gens aussi qui croyaient au Christ, mais dont les ancêtres s’étaient, huit cents ans plus tôt, détachés de l’Église de Rome, parce qu’ils se refusaient à admettre que la Vierge Marie fût Mère de Dieu. On les appelait les nestoriens. Quel magnifique auditoire pour un missionnaire ! Mais le khan Guyuk, à qui il remit une lettre du pape, le renvoya avec une réponse assez hautaine, et Plan-Carpin n’eut qu’à reprendre la route de l’Europe.
Celui qui, là-bas, fit vraiment acte de missionnaire, ce fut un autre franciscain, Guillaume de Rubrouck, expédié en 1253 par le roi saint Louis. Il passa six mois à la Horde-d’Or, où le grand khan, alors, avait nom Mangou. Ce souverain semble avoir pensé que tous les « bons dieux » étaient bons, ce qui permet toutes les superstitions, et ce qui n’impose aucune doctrine ni aucune contrainte. Il s’amusait à faire discuter Rubrouck publiquement avec les représentants des diverses religions. Le moine, en cet étrange monde, ne se sentait pas complètement isolé, car il y avait là quelques catholiques, un Hongrois et sa femme, emmenés captifs, sans doute, lors du passage des Tartares en Hongrie, et puis un ancien orfèvre de Paris, un nommé Guillaume Boucher, qui était venu se mettre au service du grand khan : le dimanche des Rameaux de 1454, ces Européens, fils spirituels du pape de Rome, firent avec le franciscain un cordial dîner. Rubrouck, parfois, causait personnellement avec le grand khan, et bientôt il écrira, avec une exquise humilité : « Peut-être l’aurais-je converti si j’avais pu opérer les merveilles de Moïse à la cour de Pharaon. » Un jour, Mangou lui remit une lettre pour saint Louis, et le moine regagna l’Europe en portant au saint roi, aussi, les compliments de Guillaume Boucher. Il aurait aimé pouvoir annoncer au roi de France que les Tartares consentaient à s’allier aux forces militaires de l’Europe chrétienne pour enserrer, comme entre les deux pinces d’une tenaille, les musulmans qui occupaient la Palestine, les musulmans qui régnaient là où le Christ était mort, et pour les expulser ; mais les Tartares de l’Asie occidentale, quoique prêtant une certaine attention à ces possibilités d’alliance, n’avaient pu s’y décider, et bientôt ils embrasseront la foi de Mahomet.
« Hé ! Gamin, d’où viens-tu ? demande un chef de la police à un garçon de 11 ans qui sort de la maison des Sœurs.
— Je viens d’aller apprendre mon catéchisme.
— Ton catéchisme ! Pas la peine ! Bientôt il n’y aura plus en Chine ni Sœurs, ni Pères, ni Église Catholique.
Et le petit chrétien de répondre magnifiquement :
— Mais moi, je suis chez moi en Chine ! Je resterai en Chine ! Et comme je suis chrétien, baptisé, catholique, il y aura encore l’Église Catholique en Chine ! ! »
Bravo petit Chinois !
Les fillettes ne sont pas moins intrépides. Celle-ci, dix ans, fait partie de la Légion de Marie.
« Tu vas signer contre la Légion de Marie.
— Jamais !
— Tu signeras !
— Mettez-moi en prison si vous voulez ; je ne signerai pas !
— Si tu vas en prison, on te coupera la tête.
— Coupez-moi la tête ; je ne signerai pas ! »
Cette fois, c’est une maman de six enfants, dont le mari, médecin, est depuis plus d’un an en prison comme chef de l’Action Catholique :
« Une bonne nouvelle. Nous allons relâcher votre mari ; il a enfin signé… une petite formalité toute simple… Signez vous aussi et dès que vous aurez signé, votre mari sera relâché. » (Signature qui équivalait à une renonciation à la foi chrétienne.)
La femme se lève, regarde les hommes et fermement leur dit :
« Vous mentez ! Je connais mon mari ; il n’a certainement pas signé. S’il le faisait et était libéré, j’irais prendre sa place ! »
Ce n’était qu’une ruse. Il n’avait pas du tout signé.