Il était un beau chevalier qui ne rêvait que tournois et fêtes. Une dame occupait sa pensée, ses soins, qui ne le payait pas de retour et se montrait d’autant plus rebelle qu’il la suppliait davantage et la souhaitait plus ardemment. C’est pourquoi, las et perdant courage, il porta sa peine devant un saint homme d’abbé.
« Sire, lui confia-t-il, d’aucunes ont un cœur de plomb, mais celle que j’aime en a un de fer. Depuis que je la connais, je ne mange ni ne bois ou ne repose. Et je vais, j’en suis sûr, mourir de male mort, si vous ne me sauvez. »
L’homme de Dieu connut la gravité du cas. Il sut que, pour de tels maux, il n’est point de médication temporelle. Aussi jugea-t-il bon de ne pas combattre de front l’adversaire et de faire appel à la grâce et à la miséricorde infinie du Christ et de la mère du Christ. Il ordonna au pénitent de dire cent cinquante fois par jour, durant une année « le doux salut de Notre-Dame ». Mais il douta que le jeune homme eût la force d’observer un tel commandement, il craignit la séduction du monde pour un cœur généreux et vif. Et une ardente volonté déjoua sa vieille prudence.
— Maman, nous avons trouvé deux bicyclettes à louer. Pouvons-nous aller demain, Jean et moi, jusqu’à Tusculum ?
— Très bien, pourvu que ta tante soit de cet avis. Mais il faudra partir de bonne heure, avant la grosse chaleur, et ne pas rentrer trop tard. Jean est fragile, tu veilleras à ce qu’il ne se refroidisse pas, quand vous vous arrêterez. Avez-vous un petit guide de poche, car vous n’êtes pas sûrs de rencontrer des gens parlant français ?
— Oui, maman, tout est prévu. Ce que ça va être amusant !
Là-dessus Bernard court faire ses préparatifs, et, le lendemain, dès le matin, les deux cousins pédalent, joyeux, sur la route. Vers 8 heures, alors qu’il commence déjà à faire chaud, les deux garçons pénètrent dans la petite ville actuelle, et se dirigent, à pied cette fois et le guide à la main, vers le rocher que domine une croix.
Tusculum est d’une origine si ancienne, qu’elle se perd dans la légende. À la place de cette croix s’élevait, au moyen âge, un château-fort dominant le voisinage. Il n’en reste plus que les traces, à peine visibles, d’une enceinte et de deux portes, mais les vestiges des édifices romains demeurent considérables.
Après quelques allées et venues, au gré de leurs caprices, nos jeunes voyageurs s’installent tout au sommet, à l’ombre de deux grands arbres, pour se reposer et se restaurer un peu.
Quand les provisions enfouies par Marianick au fond de leurs musettes ont à peu près disparu, Bernard dit à son cousin :
— Cherchons dans ton guide le nom de cette autre ville qui se dessine là-bas, sur le ciel, avec un aspect de forteresse.
— Tiens, regarde. C’est Marino.
Jean est très admiratif.
— Que j’aurais donc aimé vivre au temps des ponts-levis et des tournois !
— Pas tant que moi. Au collège, nous avions un professeur qui nous a admirablement fait comprendre cette époque de la Féodalité. Je la connais à fond, j’en sais par cœur toutes les grandes lignes.
En réalité, vois-tu, l’insécurité générale, les invasions des Normands, puis des Sarrazins, obligeaient les peuples à recourir à une sorte de patronage, qui pouvait apporter son secours immédiat en cas de nécessité.
Les seigneurs, dans leurs châteaux fortifiés, dépendaient du roi, et avaient d’autre part droit de suzeraineté dans toute l’étendue de leur fief. Toute une hiérarchie du pouvoir s’est organisée ainsi. L’artisan, le cultivateur, le terrien, a un patron ou bien s’en choisit un, dont il devient l’homme-lige, le client. Il lui est dévoué comme à son suzerain, comme son suzerain l’est au seigneur, et le seigneur au roi. Le plus faible recourt au plus fort. C’est une armature d’autant plus puissante que les domaines des seigneurs sont héréditaires et que les charges se continuent.
Sur l’eau claire de l’Oise, à cris joyeux, quatre vaillants garçons ont poussé un canot. C’est l’automne : le vent frais qui balaie les nuages dans le ciel d’un bleu pâle fait frissonner la surface de la rivière et voltiger les feuilles rousses des grands bois de l’Ile de France. « Holà, ensemble ! Allez, mes compagnons ! » Et les rameurs de frapper en cadence, et le léger esquif de filer au courant.
Ces garçons qui ont tous quatre environ douze ans, à les voir ne croirait-on point de petits paysans ? Comme les fils des fermiers du temps, ils portent chausses de grosse toile, courte robe par dessus et un surcot de drap bourru, le tout passablement sali d’avoir péché les grenouilles dans les vases de la rivière. Pourtant, à les regarder mieux, on observe sur leurs traits une distinction naturelle, une finesse de bonne éducation ; et particulièrement le plus grand, le plus mince, magnifique enfant aux longs cheveux blonds bouclés, aux yeux doux, au profil délicat, à qui ses camarades paraissent obéir sans hésiter. Ne vous y trompez pas. Ce garçonnet n’est autre que Monseigneur Louis, fils aîné de France, qui, dans quelques vingt ou trente ans sans doute, sera roi.
Quelques vingt ou trente ans… Non, la Providence en a autrement décidé. Que sont ces cavaliers ? Ils suivent la rivière en hélant le canot des garçons. Tout pris par leur jeu, ceux-ci, d’abord, n’entendent même pas. « Un, deux ! un, deux ! » Et les rames continuent à battre vigoureusement les eaux paisibles. Enfin ces cris attirent leur attention. « Arrêtez ! On nous appelle ! »
Quand ils abordent, le peloton des cavaliers les attend. D’un coup d’œil, Monseigneur Louis reconnaît le Connétable, le Grand Écuyer, le Chapelain du Palais et de hauts officiers. Qu’y a‑t-il ? Ce n’est point pour abréger leur innocente promenade qu’on a envoyé vers lui tous ces puissants seigneurs. Et tous ont l’air grave, la face soucieuse et inquiète. D’instinct,avant même que le Connétable ait parlé, l’enfant a deviné la douloureuse nouvelle. Il pense à son père, le roi Louis VIII, qui se bat quelque part dans le sud du royaume et a déjà si bravement taillé en pièces l’Anglais. A la guerre, sait-on qui peut être indemne ? « Monseigneur mon père ?» interroge-t-il. Rapide, il a repris sa cotte demi-longue de drap fin, serrée d’une cordelière de soie et d’or, son manteau écarlate doublé de petit-gris qu’il avait posé à terre avant de sauter dans la barque. Rien qu’à la façon dont ces hommes s’inclinent devant lui, il a compris : non pas au combat, mais d’une maladie étrange, d’une fièvre inconnue, —et certains diront peut-être du poison,— le roi Louis VIII est mort en
La cour du roi d’Aragon était en grande liesse, car on fêtait aujourd’hui le quinzième anniversaire du fils du roi : le prince Josiano.
C’était un grand garçon, mince et souple, dont la douceur n’excluait ni la vaillance ni l’adresse. Ainsi, le jour même, en plusieurs jeux et combats, il avait fait triompher l’étendard d’Aragon à raies rouges sur fond or. Maintenant, dans la lice, c’était une somptueuse cavalcade de seigneurs aux chevaux superbement caparaçonnés.
Mais soudain, fendant la foule, un cavalier arriva au triple galop, sauta à terre et, tout haletant encore de sa course, s’agenouilla aux pieds du roi en lui tendant un message.
Ce dernier fronça les sourcils en prenant connaissance de la lettre, puis, se levant, il fit un geste ; immédiatement la fête s’interrompit. Alors, dans le silence angoissé qui plana soudain, le roi prit la parole :
« Mes amis, une bien triste nouvelle vient de m’être mandée : il nous faut interrompre toutes réjouissances. Voici l’affaire : Astorg de Peyre, notre vassal, qui vit au sein des montagnes du Gévaudan, s’est révolté contre nous. Il a levé une armée sur ses terres et, franchissant rivières et montagnes, s’en est allé attaquer la citadelle de Grèzes où réside le vaillant Hugues, qui gouverne en mon nom. Ce dernier, voyant le danger, m’a dépêché ce messager, mais des semaines se sont écoulées pour que me parvienne l’appel du fidèle Hugues. Qu’en est-il à présent de la citadelle de Grèzes ? »
Un murmure passa sur la foule consternée, et le roi se tourna vers le prince Josiano.
« Mon fils, les affaires du royaume me retiennent ici, mais tu es d’âge à guerroyer : demain, au petit jour, tu partiras à la tête de nos chevaliers et de nos archers pour délivrer Hugues et la citadelle de Grèzes. »
Devant cette preuve de confiance, le visage du prince s’illumina.
« Je vous remercie, mon père.
— Va, continua le roi, dès ce soir, il faut faire tes adieux à ta mère. »
Lorsque Josiano entra chez sa mère, celle-ci, déjà prévenue de la dangereuse mission confiée à son fils, était en larmes ; mais devant le jeune homme, courageusement, elle refoula ses pleurs.
« Adieu, mon fils, dit-elle en mettant sa main sur les boucles brunes du garçon. Et n’oublie pas, chaque jour, de prier Notre-Dame afin qu’elle te protège. »
* * *
Le lendemain, dès l’aube, la colonne se mit en marche, acclamée par la foule accourue sur le passage des cavaliers.
Pendant des siècles et des siècles, jusqu’à ce qu’une main profanatrice la détruisit en 1793, sous la Terreur, on vénérait dans une très vieille chapelle, à La Saulnerie, en Tardenois, non loin de Reims, en Champagne, une singulière statue de la Vierge. Cette statue portait, profondément enfoncé dans le genou gauche, un bizarre trait de fer, long d’une vingtaine de pouces. On l’appelait « la Sarrasine », mais nul ne savait trop pourquoi.
La toute récente découverte d’une ancienne légende champenoise vient enfin de donner le fin mot de cette histoire bien mal connue. Elle mérite d’être contée. Je vais donc, ici, vous la dire.
* * *
C’était en l’an 1249. A cette époque, sous la bannière aux fleurs de lys de France, à la suite du très saint roiLouis IX, comtes et barons d’Anjou, de Champagne ou de Poitou, ducs, vidames ou simples sires d’Auvergne et de Normandie, des Flandres, d’Artois ou de Lorraine, tous grands seigneurs ou petit princes partirent pour le lointain Orient.
Cette septième Croisade s’était embarquée le 25 août 1248 du port d’Aiguës-Mortes, dans le golfe du Lion, récemment acquis par saint Louis, précisément pour que l’expédition chrétienne partit d’un port français.
Une Croisade n’était pas une mince entreprise, hâtivement conduite et bientôt terminée. Les armées s’ébranlaient pour plusieurs années et, avec elles, une foule considérable de très humbles gens ne portant ni heaumes, ni bannières, mais, tout modestement, les outils de leur état : enclumes des forgerons ou pics des bâtisseurs, draps et ciseaux des faiseurs d’habits, pétrins et fours des boulangers, charmes et houes des laboureurs… Ne fallait-il pas, pour tant de gens s’exilant par delà les mers en des lieux par avance hostiles, prévoir qu’ils ne devraient compter que sur eux-mêmes ?
* * *
Or, c’est ainsi qu’à la septième Croisade se trouva entraîné, dans la treizième année de son âge, Thibaut, de La Saulnerie, en Tardenois, fils d’un humble savetier. Son père, que le sire de Montmirail avait engagé dans l’expédition, s’était vu contraint, étant veuf, d’emmener avec lui son fils dans la grande aventure. Thibaut, au printemps 1249, débarquait en Égypte, le roi Louis ayant choisi ce pays pour y lancer ses premiers assauts.
Il y eut d’abord un grand succès, puisque les Croisés, presque sans coup férir, purent s’emparer de Damiette.
Ah ! que Thibaut trouvait donc alors la Croisade, en même temps que la plus sainte chose, assurément, la plus agréable aussi qui se pût concevoir en ce monde ! On bourlinguait sur des flots magnifiques, on découvrait des pays d’or et d’azur, d’où les ennemis s’enfuyaient, abandonnant d’inestimables trésors entre les mains de leurs vainqueurs.
Tous étaient très bons pour Thibaut, depuis les plus grands chefs, tel le Sénéchal de France, Monseigneur de Joinville, jusqu’au dernier des soldats. Tous