Confirmation
« Voulez-vous m’annoncer à Monseigneur… s’il vous plaît, » ajouta après coup Basile.
Le secrétaire de Monseigneur demeura un instant muet de stupéfaction en face du jeune garçon aux allures athlétiques et désinvoltes qui lui demandait de l’introduire dans le bureau de son Évêque.
« J’en ai déjà vu pas mal de drôles, songea l’abbé Charpente ; mais des petits gars aussi sûrs d’eux que celui-ci… jamais, bien sûr ! »
— C’est à quel sujet ? interrogea le prêtre, désireux d’éviter à son supérieur toute visite susceptible d’être reçue aussi efficacement par l’un des services de l’évêché.
— Affaire strictement personnelle, répondit Basile.
L’abbé Charpente resta sans voix. Décidément ce jeune solliciteur savait ce qu’il voulait, et le voulait avec force.
La manière persuasive, la droiture de son regard, sa prestance en imposaient.
« Voici que je me laisse intimider par un gamin ! » se gronda l’abbé ; mais il frappa quand même à la porte de Monseigneur et introduisit l’étonnant visiteur.
Basile entra sans hésitation, traversant avec aisance la vaste pièce aux meubles vieillots.
L’évêque s’était levé. Il ne le faisait pas pour tous les visiteurs, étant presque impotent ; mais l’entrée de ce moins de quinze ans en ce salon où défilaient surtout des gens âgés et importants apportait une telle bouffée de fraîcheur et de jeunesse que le vieil homme s’avança vers l’arrivant avec une tendre joie.
— Mon enfant, mon cher enfant ! Vous avez désiré voir votre Évêque ?
— Oui, Monseigneur.
— Et pourquoi avez-vous besoin de votre Évêque, mon fils ?
— C’est pour une confirmation, dit Basile avec assurance. Vous pouvez y aller : je suis à jeun, ajouta-t-il, trahissant du premier coup par ce détail son ignorance, et le côté absolument anormal de sa démarche !
Monseigneur gagna calmement son fauteuil, fit asseoir Basile près de lui. Il n’avait pas souri. Aussi extravagante que soit la prétention du jeune inconnu, ne trahissait-elle pas une certaine volonté de faire quelque chose de bien, une quête de l’Esprit — de cet Esprit qui se donne avec effusion au confirmé à l’heure de l’onction sacrée ?
— Si je comprends bien, reprît le vieillard, vous êtes venu demander à votre Évêque de vous confirmer et de le faire à l’instant même ?
— Pourquoi non ? dit Basile, n’est-ce pas l’Évêque qui confirme ?
Et parce qu’il était finalement droit autant que sûr de lui et sans complexes, le garçon explique :
— Bien sur, je sais que cela se fait dans les paroisses : vous êtes venu dans la mienne — à Saint-Martin du Fleuve, la semaine dernière…
—…et vous avez eu un empêchement, mon cher enfant, poursuivit l’Évêque. Je devine : vous étiez souffrant.
Monseigneur ne devinait pas du tout…
— Non, dit Basile, je n’étais pas malade. Mais il y avait un match de foot à Miramar. Je jouais goal, vous comprenez, je ne pouvais pas rater ça !
Monseigneur ne comprenait pas du tout, ou plutôt, il comprenait qu’ayant à choisir entre les dons du Paraclet et le filet de son équipe, Basile avait choisi ses buts. Naturellement, Monseigneur n’était pas, ne pouvait pas être d’accord…
Mais la sincérité de cet étonnant goal lui plaisait. D’ailleurs ne faut-il pas essayer de comprendre toujours, quitte à ne pas approuver ?
— Ayant donc manqué la cérémonie de confirmation pour être fidèle à vos engagements sportifs, vous souhaitez maintenant recevoir quand même ce grand sacrement ?
— Exactement, Monseigneur. L’autre jour mon équipe a gagné contre Miramar — 5 à 2 — hein ? C’est drôlement bien ! Aujourd’hui, je joue contre vous, Monseigneur, nous n’allons toujours pas faire match nul ?
Le vieillard prit te temps de respirer… Ces jeunes ! Comme il lui fallait, à lui, l’aide du Saint-Esprit — de cet Esprit « éternellement jeune » — pour comprendre un si étonnant langage !…
— Et que pense votre curé de toute cette affaire ?
— Il m’a dit : « Débrouille-toi avec Son Excellence, je ne puis rien pour toi ! »
Le vieil homme commençait à s’amuser beaucoup intérieurement. Il connaissait bien le curé de Basile — un saint homme, quelquefois noyé dans les problèmes hors série. Bien sûr, il n’avait point pensé que son catéchumène footballeur prendrait à la lettre cette réflexion pleine de bon sens.
Basile, lui, était sans complications. On lui avait dit de s’arranger avec l’autorité : il avait enfourché son vélo, pédalé avec énergie et était venu à la ville où vivait l’Évêque. Maintenant, il y avait un silence entre le vieux prêtre et l’enfant ; mais l’enfant n’avait pas peur et c’était l’Évêque qui tremblait.
— Je te confirmerai certainement, dit enfin Monseigneur, oui, je te confirmerai, mon fils, mais ce ne sera pas aujourd’hui.
Basile savoura le soudain tutoiement et répondit :
— … Mais Monseigneur, puisque je suis à jeun…
— Je sais, tu es à jeun, tu me l’as dit ; et si cela prouve ton endurance physique, cela indique aussi que tu n’es pas bien informé encore, ni bien prêt pour ce sacrement que tu désires : le jeûne n’est préparatoire qu’à la réception de l’Eucharistie.
Des larmes — inattendues en ces yeux d’un garçon si dur à lui-même — perlèrent aux cils de Basile.
— Excuse-moi, dit le vieillard avec plus d’humilité que de reproche dans la voix, mais puisque tu as fait attendre l’Esprit-Saint l’autre fois en lui préférant le football, peut-être trouveras-tu juste que ton Évêque te fasse attendre les dons de l’Esprit. Ceci te paraît-il sportif !
Monseigneur avait hésité sur le mot. Basile, lui, n’hésita pas : l’Évêque était un vieil homme, mais un très grand homme.
— Comment préparez-vous vos matchs ? Raconte-moi cela. Sans doute faites-vous de l’entraînement ?
Tout était clair désormais : sinon dans l’esprit de Monseigneur, à propos du jeu de foot, du moins dans l’esprit de Basile à propos de la confirmation.
Installés l’un et l’autre, en pensée, dans le stade si cher à l’adolescent, ils avaient trouvé les comparaisons qui s’imposaient : la confirmation est le sacrement qui fait les forts, qui transforme les simples baptisés en soldats de Dieu, en « sportifs » prêts à lutter dans l’arène, pour la gloire du Seigneur.
— Tu vois, mon fils, que cela demande aussi une préparation. Peux-tu venir me revoir ?
— Tous les jeudis, Monseigneur, si vous voulez.
L’Évêque ne sourcilla pas. Tous les jeudis, c’était beaucoup pour le chef du diocèse si occupé ! Pourtant, il vit dans cette offre un geste délicat de Dieu. Ce jeune garçon si décidé à tout faire pour être confirmé dans son état de chrétien lui rafraîchissait l’âme.
— Très bien, dit-il. Je t’attendrai donc jeudi prochain, mon fils. Dans quelques semaines, je te confirmerai ; en attendant, je vais te bénir.
Comme Basile, une minute plus tard enfourchait son vélo dans la cour de l’évêché, une fenêtre s’ouvrit, une silhouette cassée se pencha vers lui :
— Au fait, Basile, dit l’Évêque, arrive donc vers midi, tu déjeuneras avec moi.
La fenêtre se referma.
L’abbé Charpente frappa de nouveau à la porte du bureau épiscopal,
— Le Révérendissime Père Général Norbert est là, Monseigneur, dit-il, il attend depuis une grande heure.
Il y avait comme un affectueux reproche dans la voix du secrétaire ; mais Monseigneur ne le remarqua pas, il songeait au brave curé de Saint-Martin du Fleuve, le curé de Basile.
« Débrouille-toi avec Son Excellence » a‑t-il dit, Le vieillard rit tout seul, puis, soudainement plus jeune de quelques années, il s’avança vers le respectable religieux qu’on introduisait enfin chez lui.
— Excusez-moi de vous avoir fait attendre, mon Révérendissime Père, je traitais une affaire très importante ; oui, très importante…
Et ce n’était pas là mentir ; car rien n’était plus important, pour le goal de Saint-Martin du Fleuve, que cette affaire-là…
Claude FALAISE
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