Dans une salle du château de Lignières, une dame penchée sur un gros livre, en expliquait les enluminures à une petite fille qui écoutait ses paroles avec une vive attention. Le visage pâle de l’enfant s’éclairait de grands et beaux yeux verts, limpides, profonds, des cheveux blonds tombaient sur ses épaules. Mais ses membres grèles, mal proportionnés, son dos voûté, donnaient à son petit corps un aspect chétif et disgracieux. Ses vêtements étaient d’étoffe commune.
Certes, on n’eut pas deviné en cette enfant, pauvrement vêtue, la fille du puissant roi de France, Louis XI !
Jeanne de France était née le 23 avril 1464 à Nogent-le-Roi, où Louis XI et la reine Charlotte de Savoie séjournaient au retour d’un pèlerinage à Chartres, entrepris pour implorer de la Vierge qu’un fils leur soit accordé. Trois enfants étant morts en bas âge, il ne leur restait qu’une fille : Anne. Le roi désirait ardemment un héritier qui continuât sa race et son œuvre Or, ce fut une fille qui naquit, une petite fille fragile et mal venue ! Le roi fut déçu, vexé. Le baptême de la petite princesse se célébra sans aucune réjouissance.
Cependant la politique ne perdant jamais ses droits, peu de jours après la naissance de cette fille si mal reçue, Louis XI combinait déjà pour elle un mariage avec son cousin Louis d’Orléans, alors âgé de deux ans !
À Amboise, la reine Charlotte douce et pieuse, veillait sur sa petite fille.
Mais Louis XI ne pouvait souffrir sa pauvre enfant. Dès qu’elle eut cinq ans, il décida d’éloigner Jeanne de la cour, et de la confier à la baronne de Lignières qui l’élèverait dans son château. Le baron et la baronne de Lignières, puissants seigneurs n’ayant pas d’enfants, seraient prêts à aimer la petite princesse Tous deux, profondément chrétiens, étaient dignes de veiller sur une fille de roi et une future sainte.
Le château de Lignières avec son gros donjon, sa tour de guet, ses murs épais, se dressait au milieu de fraîches prairies coupées d’une claire rivière.
En ce temps de guerres civiles et des sanglantes émeutes, Jeanne à l’abri des murailles de Lignières, passera, dans cette retraite, de longues et calmes années. Mais, séparée de sa mère, durement repoussée par son père, oubliée de ses proches, l’enfant sensible, aimante, souffrira profondément. Elle savait qu’elle ne ressemblait pas aux autres petites filles, fraîches et plaisantes qui couraient et dansaient dans les prés, autour du village voisin. Maladive, disgraciée, humiliée, pourtant elle ne se plaignait ni ne s’aigrissait. Toujours douce et patiente, déjà elle offrait ses peines et ses sacrifices à Dieu qui l’attirait par sa grâce. Elle se tournait surtout avec une enfantine confiance vers la Vierge Marie, sa Mère du ciel, toujours prête à l’écouter et à la consoler.
Une galerie menait du château à la chapelle seigneuriale, dédiée à la Vierge.
— « Ma chère Baronne » disait souvent Jeanne à sa gouvernante, « allons donc prier la Reine du ciel dans son église ! »
— « Non, non », répondait Mme de Lignières, « il n’y faut pas aller, car vous vous appliquez trop et cela vous fait mal. »
— « Ah ! je vous assure qu’au contraire, je ne m’en porte que mieux, car je ne suis jamais plus contente que d’être avec la Mère de Dieu. »
— « Eh ! ne savez-vous pas, » objectait encore Mme de Lignières « que le roi vous défend d’être si dévote ? »
— « Le roi est trop juste pour me défendre cela tout de bon, et d’ailleurs, le voudrait-il, je ne crois pas qu’il le puisse, car Dieu est un plus grand Maître que lui. »
La baronne, sentant que l’enfant avait raison, ne la contrariait pas. Elles allaient donc ensemble à la chapelle de la Vierge. À genoux, les mains jointes, la petite princesse priait avec la ferveur d’un ange. Puis, toute recueillie, elle semblait écouter dans son cœur la réponse du ciel.
Un jour, prosternée dans la chapelle silencieuse, Jeanne suppliait Marie de daigner lui montrer comment elle pourrait, le mieux, la servir et lui plaire.
Alors, au fond de son âme une voix mystérieuse fit entendre ces paroles : « Ma chère fille, avant de mourir, tu fonderas un Ordre en mon honneur et ce sera le plus grand plaisir que tu puisse faire à mon Fils et à moi. »
L’enfant n’était-elle pas déjà promise en mariage par le roi son père ? Mais elle s’abandonnait à Dieu, ne désirant comme Marie, « qu’être la Servante du Seigneur. »
Si Louis XI défendait à sa fille les longues prières, pourtant, quand elle eut 7 ans, il lui fit dire de se choisir un confesseur. À l’étonnement de son entourage, la petite princesse, avec une sagesse au-dessus de son âge, demanda le temps de réfléchir et de prier. Elle consulta sa Mère du ciel, puis répondit qu’elle prendrait le P. de la Fontaine supérieur des franciscains d’Amboise. Ce saint religieux aida Jeanne à mieux connaître et aimer le bon Dieu.
En 1471, était né le dauphin tant désiré. Le baptême du petit prince Charles se célébra en grande pompe, au milieu des réjouissances populaires. Jeanne apprit avec joie la naissance de son frère, mais, oubliée dans son exil, elle ne vit rien de ces fêtes brillantes.
Durant les longuet journées passées dans les salles du château, Jeanne apprenait à filer, jouer du luth, dessiner. Intelligente, appliquée, elle se plaisait à étudier dans les beaux livres aux fraîches enluminures. Chaque jour aussi, elle récitait les psaumes avec une de ses suivantes.
À l’âge où les fillettes ne pensent qu’à leurs amusements, Jeanne mettait son bonheur dans la prière. Dans son âme pure, la grâce accomplissait des merveilles.
Physiquement, la pauvre enfant ne grandissait guère. Sa taille restait contrefaite, ses hanches inégales rendaient la marche difficile, sa santé demeurait faible. Mais Jeanne acceptait avec douceur toutes ces disgrâces et plaçait son cœur plus haut que la terre. Elle souhaitait pouvoir quitter le monde et entrer dans un monastère. Une fois, elle confia ce désir à la malheureuse reine Marguerite d’Anjou, chassée d’Angleterre et réfugiée à la cour de France avec son fils, le prince de Galles.
La reine, frappée de la piété précoce de Jeanne, l’admirait et l’aimait :
— « Ma chère petite princesse, » lui dit-elle un jour, « ne voudriez-vous pas être ma fille ? »
— « Oh ! oui, Madame, je suis sûre que je vous aimerais beaucoup et que je vous consolerais un peu de vos peines. Mais la chose ne me paraît pas possible … »
— « Et pourquoi donc ? » reprit la reine, « je vous donnerais mon fils pour époux. » — « Oh ! pour cela, je ne puis le vouloir … Le prince ne peut pas me disputer au bon Dieu. »
La reine d’Angleterre, touchée aux larmes, raconta cette conversation au roi qui s’en montra fort mécontent.
Un mariage dans les larmes
Pour des raisons politiques, Louis XI avait résolu de marier sa fille Jeanne à son cousin Louis d’Orléans. Malgré l’infirmité de la princesse et les difficultés de tous genres, le rois entendait que sa volonté soit exécutée.
À un confident, Louis XI déclarait : « Que ceux qui iraient contre ce mariage ne seraient jamais assurés de leur vie en son royaume. »
Quand le roi dévoila ses projets à Marie de Clèves, mère du jeune Duc d’Orléans, elle s’indigna, cria, pleura, puis effrayée, vaincue par les menaces n’osa plus protester. Les menaces aussi eurent raison des répugnances extrêmes de Louis d’Orléans : « S’il n’obéissait pas aux ordres du roi, il serait cousu en un sac et jeté dans une rivière où jamais plus on n’entendrait parler de lui ! »
Depuis longtemps, Louis XI n’avait pas vu sa fille Jeanne. Il la fit appeler et le baron de Lignières la conduisit au Plessis. Accoudé à une fenêtre, le roi regarda la princesse traverser la cour d’honneur : « Je ne la croyais pas telle ! » s’exclama-t-il. Après une entrevue aussi froide que brève, il la renvoya en Berry.
Il fallut pourtant parler mariage à la pauvre enfant. Tremblante, elle osa représenter qu’elle ne désirait que se donner à Dieu. « Vous épouserez le prince que je vous destine, » déclara brusquement le roi « Je le veux, vous m’entendez, pas de réplique »
Marie de Clèves voulant aussi connaître sa future belle-fille, se rendit au château de Lignières. La bonne baronne désirait parer sa petite princesse. Mais, celle-ci ne possédait pas une seule belle robe de velours ou de soierie. On la coiffa cependant et on l’arrangea le mieux possible. Quand la duchesse d’Orléans vit s’avancer vers elle en boitillant, cette enfant bossue et chétive, elle fut tellement bouleversée qu’elle faillit s’évanouir : « Ah ! gémissait-elle », faut-il que mon fils ait une femme aussi difforme !»
Quant à Louis d’Orléans, chaque fois qu’il était question de ce mariage dont il avait horreur, il sortait pour pleurer et on l’entendait murmurer : « J’aimerais mieux être mort ! »
Cependant, le roi fit rédiger le contrat et ordonna que la cérémonie soit célébrée le 8 septembre 1476, dans la chapelle du château de Montrichard.
La mariée portait une robe de toile d’or. Ignorant la violence faite au jeune duc elle obéissait à la volonté de son père, prête à aimer son beau et brillant fiancé. Celui-ci, pâle, nerveux, ne prenait pas la peine de refouler ses pleurs. Au festin des noces qui suivit, le duc d’Orléans ne mangeait pas, fondant en larmes à chaque instant. Jeanne trop fine et délicate pour ne pas deviner la cause de ce grand chagrin, souffrait en silence.
La mariée comptait alors douze années, le marié, quatorze.
Une triste vie s’ouvrait devant ces deux enfants,
Duchesse d’Orléans
Le duc d’Orléans qui résidait en sa ville de Blois, ne pouvait se dispenser d’y conduire sa jeune épouse.
Puis, très vite, la duchesse reçut l’ordre de rentrer à Lignières. Le duc d’Orléans restait à Blois où il menait une vie de plaisir et de dissipation. Malgré son besoin d’argent, il refusa — sans doute en protestation de la violence imposée par le roi — la dot de Jeanne de France qui se montait à 100.000 écus d’or.
La jeune duchesse revint donc tristement au château de Lignières. Son cœur pur qui ne demandait qu’à s’attacher, à se dévouer, emportait l’image séduisante de Louis d’Orléans, qui, beau, distingué, ne pouvait manquer de plaire.
Louis ne comprit pas que Jeanne, dans son corps disgracié, cachait une âme admirable, un cœur aimant et fidèle. Dès le premier jour, il n’eut qu’un désir : faire rompre ce mariage imposé par la force.
Deux ou trois fois l’an, pour obéir aux ordres du roi, le duc d’Orléans se rendait au château de Lignières. Jours de souffrance pour Jeanne ! Le duc ne lui adressait, ni une parole, ni un sourire. Durant les repas, il s’asseyait de façon à ne pas la voir.
— « Madame », conseillait paternellement le sire de Lignières à la jeune femme désolée, « parlez à Monsieur et montrez-vous plus affectueuse. »
— « Je n’oserais lui parler », répondait Jeanne, « car, vous voyez et chacun voit bien aussi, qu’il ne tient nul compte de moi. »
Partout, elle ne rencontrait que des affronts. Malgré sa douleur, la jeune duchesse ne se plaignait pas. Toujours douce et paisible, elle priait, pardonnait, poussant la patience et l’humilité jusqu’à l’héroïsme.
Le 30 août 1483, Louis XI mourait au château de Plessis-les-Tours. Jeanne pria pieusement pour son père. Elle oubliait sa dureté à son égard, pour ne se souvenir que de ce qu’il avait accompli pour la grandeur de la France.
Maintenant, elle pouvait se rapprocher de sa mère, jouir de son affection dont elle avait soif. Mais, peu de mois après le roi, Charlotte de Savoie mourait à son tour. La bonne Mme Lignières, elle aussi avait quitté ce monde. Jeanne se trouvait plus abandonnée que jamais.
Les discordes et les luttes allaient commencer autour d’elle, déchirant son cœur. En attendant que son jeune frère, Charles VIII, ait l’âge de régner par lui-même, sa sœur aînée, Anne de Beaujeu, gouvernait le royaume. Le duc d’Orléans, bien qu’il eut promis fidélité au roi, ne tarda pas à s’unir au duc de Bretagne pour s’opposer au gouvernement d’Anne de Beaujeu. Louis d’Orléans, battu avec les armées bretonnes à St-Aubin-du-Cormier, fait prisonnier, fut enfermé à Lusignan. Jeanne, n’écoutant que son dévouement, part de suite. Elle est mal reçue par le prisonnier — et cependant pour adoucir sa captivité, elle vend sa vaisselle d’argent, ses bijoux et lui en envoie le prix. Peu après, le duc d’Orléans sous bonne escorte est conduit à la grosse tour de Bourges. Dans cette prison, sombre, humide, sans air, il est sévèrement traité. Jeanne obtient de partager le cachot de son mari, qu’elle soigne avec le plus complet dévouement. En même temps, elle multiplie lettres, démarches pour supplier Anne de Beaujeu et Charles VIII de lui accorder la libération du duc. Au bout de trois années, le roi consent à pardonner à son beau-frère : « Vous aurez, ma sœur, ce que vous désirez tant ; fasse le ciel que ne ce soit pas pour votre malheur.
À l’avenir, Louis d’Orléans restera fidèle à son souverain.
Durant la campagne d’Italie, le duc, aux côtés de Charles VIII se couvre de gloire. À son retour, Jeanne connaîtra un court semblant de bonheur.
La couronne d’épines
Le 7 avril 1498, le jeune roi Charles VIII meurt accidentellement. Il ne laisse pas d’héritier. La couronne de France revient donc à son cousin, le duc d’Orléans qui prend le nom de Louis XII.
Jeanne est reine de France. Mais sa couronne royale ne sera qu’une douloureuse couronne d’épines !
Louis XII, fort de son autorité, demande à Rome l’annulation de son mariage avec Jeanne de France.
Un tribunal est constitué pour examiner et juger la cause royale. Le principal motif invoqué par Louis XII est la violence qui lui a été faite par Louis XI, au mépris des lois de l’Église qui exige pour la validité du mariage le libre consentement des époux. Il y avait aussi, l’infirmité de Jeanne… Celle-ci n’hésite pas à soutenir ses droits, qu’elle juge sacrés. Un procès se déroule, long, pénible, humiliant pour la dignité de la reine que tout le monde abandonne.
Le 15 décembre 1498, à Tours, le tribunal prononce la sentence de nullité du mariage royal.
Il faut apprendre à la reine la pénible nouvelle. Le P. Gabriel-Marie, son confesseur, vient la trouver. Il cache dans ses vastes manches, le parchemin contenant le jugement.
« Madame, » dit le religieux, avec une paternelle bonté « je vous apporte mes pleines manches de patience à vendre. N’en voulez-vous pas acheter ? C’est une marchandise dont vous avez toujours besoin ! »
— « Mon Père », répond Jeanne « vous venez m’apprendre que je ne suis plus reine de France ? »
Sous le coup d’une intense douleur, elle pâlit, tremble, semble défaillir. Puis, se reprenant avec foi :
— « S’il en est ainsi, Dieu soit béni ! Je sais qu’Il permet cet événement pour me détacher d’avantage du monde et me donner le moyen de le mieux servir que je ne l’ai fait jusqu’à ce jour ! »
Tandis que Jeanne s’incline avec amour sous l’épreuve qui la frappe, une grande agitation règne dans la ville. La foule se presse dans l’église St-Denis pour entendre publier la sentence. Alors que les puissants délaissent la reine malheureuse le bon peuple qui l’aime pour ses vertus, sa charité, s’émeut et s’attriste. Tout à coup malgré la saison d’hiver, un orage éclate avec violence. Le tonnerre ébranle l’église où l’obscurité devient si profonde qu’il faut allumer des torches pour lire le jugement.
L’assistance épouvantée, murmure qu’un tel procès doit être injuste, puisque le ciel montre sa colère.
Le roi, aussitôt après la sentence, pourvoit au sort de sa « cousine », lui donnant le duché de Berry avec diverses terres et revenus.
La « bonne duchesse »
Au début de mars 1499, Jeanne arriva aux portes de la ville de Bourges dont elle devenait duchesse, souveraine. Les cloches de toutes les églises sonnaient depuis le matin. Les habitants, joyeux, en habits de fête, accouraient pour accueillir leur souveraine.
La duchesse, en cortège, se rend d’abord à la cathédrale où elle supplie Dieu de l’aider à réaliser tout ce qu’elle désire accomplir pour sa gloire.
Puis, elle se dirige vers sa nouvelle demeure. Le château des ducs de Berry semblait une forteresse avec ses énormes murailles. Bâti sur les remparts, il dominait la campagne, et ses grandes salles étaient magnifiques.
Jeanne a résolu de travailler de toutes ses forces au bonheur de ses sujets. Elle y réussira si bien, que le peuple reconnaissant ne la nommera que « la bonne duchesse. »
La manière si sage dont elle administre son duché et y rend la justice restera longtemps dans le souvenir des habitants du Berry.
À l’intérieur de sa maison, tout est réglé. La duchesse veille comme une mère sur ses domestiques. Eux, se sentant aimés, la servent avec joie et contentement. Le parfum de sa sainteté semble pénétrer tous ceux qui approchent la bonne duchesse. L’ordre et la paix règnent autour d’elle avec la charité.
Pour elle, rien qui rappelle le luxe de la cour. Ses vêtements sont simples, sa table frugale. Lui sert-on un plat recherché, elle n’y veut pas toucher et commande qu’on le porte aux pauvres.
Maintenant qu’elle est libre, Jeanne passe en prières de longues heures, parfois une partie des nuits. Elle jeûne souvent, s’inflige de dures pénitences. Dans la partie la plus solitaire de son parc, sous de grands arbres, elle a fait élever un calvaire. Là, au pied de la croix, elle médite longuement sur l’amour du Sauveur, le suppliant de pardonner aux pécheurs.
La sainte duchesse consacre une partie de son temps aux pauvres, aux malades qu’elle soigne elle-même.
En l’année 1499, la peste éclate dans la ville de Bourges, y causant d’effrayants ravages. Jeanne prodigue ses soins aux pestiférés, soutenant, par son exemple, le courage de ceux qui se dévouent avec elle. Agenouillée devant les malades, sur leur plaies répugnantes, elle applique, avec une douceur extrême, les onguents qu’elle fait composer par un médecin. Mais les pauvres gens assurent que le simple toucher de leur souveraine les guérit plus efficacement que les savants remèdes. Durant les instants où elle se penche tendrement sur la misère des corps, Jeanne s’occupe aussi des âmes. Elle parle de Dieu, de son amour et les aide à se réconcilier avec lui.
Chaque jeudi-saint, dans son palais, la duchesse lave les pieds de douze pauvres, auxquels ensuite, elle sert elle-même un bon repas.
La charitable duchesse semble au service de toutes les misères. Elle recherche les détresses cachées, vient au secours des pauvres filles en danger de se perdre ; s’occupe de l’éducation chrétienne des jeunes gens, de l’instruction religieuse du peuple, etc.
À son arrivée en Berry, les plaisirs, la paresse causaient de graves désordres. Peu à peu, sous l’influence de la bonne duchesse, les habitudes changent, et Bourges devient la ville la plus chrétienne du royaume.
La Fondatrice
Au milieu de ses nombreuses occupations, Jeanne n’oublie pas les paroles que, jadis, la Vierge Marie a fait entendre à son cœur d’enfant : « Avant ta mort, tu fonderas un Ordre en mon honneur. » Paroles qui résonnent au fond de son âme, comme un appel sans cesse plus pressant.
Elle croit le moment venu de réaliser le désir de la Sainte Vierge. Jeanne parle donc à son directeur, le Père Gabriel-Marie, de son désir de fonder un couvent en l’honneur de la Vierge. Mais le Père, malgré la dévotion qu’il porte à Marie, n’entre pas dans la pensée de la duchesse et lui dit de renoncer à ce projet.
« Mon Père », répond humblement la sainte dame, « si c’est la volonté de Dieu et de sa sainte Mère, ils m’aideront. »
De longs mois s’écoulent. Jeanne, par obéissance, n’ose plus parler de rien à son directeur. Et pourtant, elle sent que la Vierge la presse plus fortement que jamais d’accomplir sa volonté. Sa peine devient si grande, qu’épuisée elle tombe gravement malade ; son entourage fait appeler le P. Gabriel-Marie.
— « Mon Père, » dit la duchesse, « je crois que je vais mourir, et que c’est vous qui êtes la cause de ma mort. »
Et comme le Père s’étonne et proteste de son dévouement, Jeanne révèle son secret : les paroles de la Vierge Marie à son âme d’enfant.
— « Madame, » s’écrie le Père, « une telle révélation n’est pas à cacher » et il promet d’aider, de tout son pouvoir, la future fondation.
De ce jour, Jeanne sent ses forces revenir.
Le Père conseille d’installer déjà, auprès du palais, quelques jeunes filles pour les former à la vie religieuse. Mais où trouver ces jeunes filles ? À Tours, une personne de grande piété, Mme de la Pourcelle, consacre sa vie à l’éducation des jeunes filles. Le Père qui la connaît, lui parle des projets de la duchesse et la prie de désigner parmi ses élèves, celles qui semblent annoncer une vocation religieuse. Mme de la Pourcelle en choisit onze. Le consentement des parents obtenu, on se met en route un samedi, jour consacré à Marie.
La bonne duchesse accueille avec grande joie la petite troupe. Chaque jour, elle visite ses filles et leur parle du bonheur de servir la Sainte Vierge dans l’Ordre qui va se fonder. Ses paroles et ses exemples entraînent les âmes vers la perfection.
L’Ordre de l’Annonciade
Le temps semble venu de donner une règle à la nouvelle communauté. Mais comment fonder un ordre religieux entièrement en l’honneur de la Sainte Vierge. Le P. Gabriel-Marie, interroge l’humble duchesse qui lui confie ce que la Vierge lui révéla dans ses entretiens : « Je suppliais Marie de m’éclairer sur le genre de vie que je devais adopter pour moi et pour mes filles pour lui être agréable. Et la Reine du ciel répondit : « Fais mettre en une règle tout ce que tu trouveras écrit de moi dans l’Évangile et soumets cette règle à l’approbation du Saint-Siège. Ce sera pour toutes les âmes qui s’appliqueront à la pratiquer, le plus sûr moyen de plaire à mon Fils et à moi. »
À travers les pages de l’Évangile, on releva dix vertus principales de la Vierge : pureté, humilité, prudence, foi, patience, charité, compassion, etc.
Ces vertus de Marie nous apparaissent surtout dans l’Annonciation. Toujours, Jeanne avait porté une grande dévotion à ce mystère de l’Annonciation, qu’elle aimait faire peindre et représenter autour d’elle. C’est sous ce mystère de l’Annonciation qu’elle voulait placer sa fondation. Plaire à Jésus en cherchant à imiter les vertus de Marie, en s’efforçant d’être « comme une autre Vierge Marie, vivant sur la terre », telle devait être la règle du nouvel Ordre.
À la demande de la duchesse, le P. Gabriel-Marie écrit cette règle. Puis, un franciscain se mit en route pour Rome afin de la faire approuver par le Pape. Le Pape accueillit le religieux avec bienveillance, mais les cardinaux rejetèrent la demande de la fondatrice. Le messager, désolé, reprend le chemin de la France, et, comble de malheur, en traversant les Alpes, tombe dans un précipice et perd le précieux manuscrit.
En apprenant cette triste nouvelle, la duchesse, sans se décourager, prie le P. Gabriel-Marie, de recommencer son travail et de le porter lui-même à Rome. Cette fois encore, nouveau refus. Le Père, avec confiance, supplie Marie de prendre en mains sa propre cause. Or, cette nuit là même, Dieu envoie un songe au cardinal le plus opposé à la fondation et ce songe change son cœur, lui fait comprendre toute la beauté d’un Ordre voué à Marie dans le mystère de son Annonciation.
Peu de jours après, la règle étant approuvée, le Père se hâte vers Bourges. Son arrivée comble de joie la sainte duchesse. Elle baise avec respect la bulle du Saint-Siège qui donne naissance à sa famille religieuse. Puis saisie d’une inspiration, elle se dirige en hâte vers la chambre où l’une de ses meilleures filles est malade d’une fièvre si violente que l’on désespère de la sauver. Jeanne applique sur les lèvres de la mourante, le précieux parchemin, et la fièvre tombant soudain, la novice se lève complètement guérie.
Le bruit de ce miracle se répand dans la ville, redoublant la vénération des habitants pour la sainteté de leur souveraine.
Dès lors, la duchesse s’occupe activement de la construction du monastère de l’Annonciation. Elle achète un beau terrain près de son palais, et les travaux sont menés avec ardeur.
En même temps, la duchesse aide ses filles à imiter toujours mieux les vertus de la Sainte Vierge pour plaire à Jésus. Par-dessus tout, elle veut que la charité règne dans le futur couvent, et ne cesse de répéter aux sœurs : « Aimez-vous les unes les autres ! »
Elle décide aussi de donner à ses filles un costume religieux : robe couleur de cendre pour rappeler la pénitence, scapulaire écarlate en souvenir du sang de la Passion, manteau blanc qui signifie pureté, charité, enfin au cou, ruban bleu et médaille de la Vierge à laquelle elles sont consacrées.
La duchesse veut elle-même revêtir cet habit et prononcer des vœux, cherchant tout en gouvernant son duché, à pratiquer le plus possible les vertus religieuses.
Le 21 novembre 1504 fête de la Purification, Jeanne, après avoir passé la nuit en prière, se rend en grand cortège au nouveau monastère dont ses filles vont prendre possession. Puis, dans l’église pleine de monde, la fondatrice se lève, et à haute voix offre à Dieu et à la Vierge Marie ce couvent de l’Annonciation qu’elle a fait construire en leur honneur.
Messagère de paix
Jeanne a donc accompli le désir de la Vierge et fondé l’Ordre de l’Annonciade. Mais dans son ardent amour pour Marie, elle rêve de la faire prier par toutes les âmes. Dans ce but, elle compose un petit chapelet de 10 grains en l’honneur des dix vertus de la Vierge. Le Pape ayant encouragé cette dévotion, l’usage de « la Dizaine » d’Ave, se répand rapidement parmi les chrétiens.
Ce n’est pas encore assez. La duchesse qui a tant souffert des guerres civiles, des discordes, ne cesse de prier pour la paix du royaume de France et souhaite étendre au monde entier ce grand bienfait de la paix. Elle sait que la paix ne se trouve que dans l’amour du Christ en qui tous les hommes sont frères.
Durant de longues heures que Jeanne passe en prières, la Vierge Marie daigne instruire elle-même sa chère fille. Un jour, elle lui dit « Dans tes conversations, tu dois être bonne envers tout le monde, et t’appliquer à faire régner la paix entre ceux avec qui tu vivras. »
Ces paroles sont une lumière pour la sainte dame et l’amènent à fonder une association qui prendra le nom « d’Ordre de la paix » et que le Pape approuve bien volontiers.
Toutes les personnes qui désirent appartenir à l”« Ordre de la paix » s’engagent ; « À n’avoir dans leur cœur, ni haine, ni rancune contre qui que ce soit. » — « À ne jamais dire de mal de personne. » — « À travailler pour mettre la paix entre tous ceux qui pourraient être en dispute. » Enfin, réciter un petit chapelet, prier pour le Pape et la paix de l’Église. Si chacun suivait ces consignes, la paix ne régnerait-elle pas dans le monde ?
La sainte mort
La duchesse éprouvait une joie profonde en voyant approuvé par le Pape tout ce que la Vierge lui avait inspiré pour la gloire de Dieu.
Sa piété toujours plus vive, la ferveur de ses communions frappent ses filles. Le Seigneur comble l’humble femme de ses grâces. Durant ses longues oraisons, elle semble ravie en extase et on l’entend murmurer : Ave Maria… Dominus tecum… Parfois, absorbée dans sa prière, elle passe des jours sans pouvoir ni boire, ni manger : « Madame va mourir ! » disent ses serviteurs effrayés. Non, mais dans le bonheur de s’entretenir avec Dieu, Jeanne oublie la terre.
Le Seigneur, du reste, ne va plus tarder à l’appeler de ce monde où elle a tant souffert, à la joie du ciel. La duchesse le pressent, car ses forces l’abandonnent. Une fois encore, elle veut revoir ses filles et leur parler avec toute son âme. En quittant le monastère, elle assure qu’elle n’y reviendra plus, car elle se sent très mal. Le 4 février à la tombée de la nuit, la duchesse entre en agonie. Au même moment, rapportent les vieilles chroniques une comète apparaît au dessus du, palais des ducs de Berry. Jeanne, ayant reçu les derniers sacrements, prie ceux qui l’entourent de se retirer pour la laisser se mieux préparer à la rencontre avec son Dieu.
Seule, une fidèle suivante la veille. La duchesse lui commande d’éteindre les flambeaux. L’obscurité règne dans la chambre. Tout à coup, la jeune fille qui se tient près des rideaux du lit, voit une grande lumière qui enveloppe le corps de sa sainte maîtresse, se concentre vers le cœur, la bouche et disparaît lentement… La servante se penche vers la duchesse… Jeanne de France a cessé de vivre.
La désolation éclate dans le palais, puis, dans toute la ville quand le bourdon de la cathédrale apprend à la population que sa bonne duchesse l’a quittée
Bientôt près du tombeau de la sainte dame, guérisons, conversions, grâces de tous genres se multiplient, montrant son grand pouvoir près de Dieu et de la Vierge Marie.
L’Église en proclamant la sainteté de Jeanne de France, nous donne en elle, une protectrice et un exemple.
Du ciel, la nouvelle sainte nous apporte un message — message plus opportun que jamais de recours à Marie, de pardon, d’oubli des offenses, d’amour fraternel, afin que s’établisse enfin sur la terre, la paix du Christ !
Les cérémonies de la canonisation de Jeanne de France, à Rome sont fixées au 28 mai 1950.
La guérison de Sœur-Marie de Sainte-Marthe, converse au monastère de Thiais, est l’un des trois miracles qui ont été reconnus pour la canonisation.
J. Maldan.
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