Saint Jean-François Régis naquit le 31 janvier 1597 à Fontcouverte, à égale distance de Narbonne et de Carcassonne. Fontcouverte, Fontaine couverte, source cachée, est une place forte de modèle réduit : trente maisons protégées par un châtelet appartenant au seigneur abbé de La Grasse.
Aujourd’hui, c’est saint Jean-François Régis qui protège Fontcouverte et la précieuse source est découverte : le village allait donner naissance à un saint !
Jean de Régis, père du bébé, a noté sur son livre de raison, d’une belle écriture moulée par la plume d’oie : « L’an mil-cinq-cent-nonante-sept, le dernier jour de janvier, un divendrès (dies veneris : vendredi) es nasqut notre enfant, Jean-François. Et fut parrin noble Francis de Turin, dit de Brètés, seigneur et baron de Pécheiriq, la marrine damoiselle Clare Daban, famé à mon frère Régis. »
C’est là l’acte de naissance du Saint. Jean-François Régis naquit le même jour à la vie de l’âme, puisque son père ajouta sur son livre de famille : « Et fut baptisé à l’église de Fontcouverte. » Encore un saint qui a été baptisé le jour même de sa naissance. Remarquons le fait, sans prétendre cependant en tirer une conclusion catégorique, car, à cette époque, présenter un enfant du jour au baptême était une pieuse coutume généralement observée dans les familles catholiques.
Le père et l’oncle du Saint tiraient quelque gloire de leur titre de « capitaine et gendarme de la compagnie de Monseigneur le Maréchal de Joyeuse. » Mais il s’agissait de gens d’armes de réserve ! La foi de ces deux braves leur faisait un devoir de répondre immédiatement à tout appel des chefs ligueurs pour combattre les troupes huguenotes. Les deux seigneurs de Régis étaient plutôt, à la vérité, des gentilshommes terriens, de modestes gentilshommes qui ne négligeaient point d’aider de leurs propres mains les quelques domestiques qui semaient, coupaient, battaient et engrangeaient les blés, récoltaient les fruits dorés au chaud soleil de Provence. On voyait même les deux « gens d’armes » mettre la main aux mancherons de la charrue.
La demeure des Régis est éloignée de tout luxe, elle ne montre point les proportions d’une gentilhommière. Composée d’un rez-de-chaussée et d’un étage couvert d’un grenier, son seul orgueil est de renfermer deux grandes pièces de six mètres de côté, dans lesquelles les Régis reçoivent, mais bien rarement, les hobereaux du voisinage.
Rude à la guerre, rude au travail de ses champs, le père de Jean-François est cependant un homme de manières douces qui ne contrarierait en rien sa jeune femme, Madeleine d’Arse. Celle-ci est malheureusement de santé si délicate qu’elle doit renoncer à nourrir elle-même son bébé, qui est son second enfant. La marraine, Clara Daban, demande à se charger de son filleul. Elle lui trouvera bien une nourrice sur ses terres. Et c’est ainsi que Jean-François deviendra pour longtemps « le nourrisson de Moux », localité proche de Fontcouverte.
Cette nourrice est entrée dans la légende, sinon dans l’Histoire. S’étant absentée, elle retrouve le bébé sous le berceau, « développé de ses langes, sain et gaillard ». La bonne femme, qui a eu fort peur, accuse les sorciers d’avoir voulu du mal au fils des Régis ; elle ne peut songer à accuser le démon qui aurait certainement aimé se débarrasser, dès le berceau, d’un grand saint qui allait lui causer un tort considérable en lui ravissant des milliers d’âmes.
Et l’enfant grandit aux côtés de son frère aîné Charles, car Madeleine d’Arse a retiré son fils de Moux dès qu’il a pu supporter le lait de vache. La jeune femme a une trop belle idée de l’éducation pour abandonner la formation de l’enfant au seul bon vouloir d’une nourrice paysanne. La brave femme ne lui enseignerait que le bien, mais elle se serait vite trouvée débordée par l’intelligence précoce de Jean-François, dont les innombrables questions ne laissaient pas un instant de répit à sa maman. C’était évidemment les habituels : « Maman, qu’est-ce que c’est que cela ?… Maman, ça sert à quoi, cela ?… Et pourquoi dit-on cela ?… » Parfois, l’enfant ne posait pas suffisamment de qestions pour contenter son insatiable curiosité, puisqu’il lui arrivait de se former un dictionnaire à lui, un vocabulaire qui attribuait aux mots un sens qu’ils n’avaient point !
Pour exemple, jugeons de l’étonnement et de la frayeur de Madeleine d’Arse lorsque, promenant par la main son Jean-François de cinq ans, celui-ci lui déclara « sautelant » à son côté, joyeux :
— Ma mère, je serai damné !…
La maman s’arrête, regarde son fils dans ses yeux rieurs et si vifs :
— Mon petit, voyons, tu ne sais pas le sens terrible du mot damné ! Dieu te garde d’un tel malheur !…
Et, à Jean-François très attentif, Madeleine d’Arse donne une leçon de catéchisme, que l’enfant clôture par cette promesse joyeuse :
— Alors, au Ciel ! ma mère ! au Ciel !
Enfant, Jean-François faisait déjà preuve de nombreuses qualités de base, telles que la modestie, la retenue, la bienséance. Mais il ne faudrait point songer à trouver de la tristesse chez ce bambin méridional ! Non, Jean-François, ses heures de classe terminées, se précipitait de toute la vitesse de ses petites jambes pour jouer avec ses camarades sous les platanes du mail de Fontcouverte. Il était parfois précédé de Charles, son aîné, mais il avait la gentillesse d’entraîner par la main ses deux petits frères, Jean et François.
Il est amusant de constater que la maman aimera donner à nouveau à ses deux autres enfants les mêmes prénoms qu’à son cher Jean-François. Autre curiosité : le nom de famille du saint, Régis, deviendra un prénom habituel, même très souvent donné au baptême des garçons. Cette coutume est relativement rare, et on ne peut citer que quelques saints dont les noms de famille ont été ainsi transformés en prénoms usuels : sainte Jeanne de Chantal, saint Louis de Gonzague, saint François Xavier.
Et voici l’âge de l’école. Jean-François fréquentera l’école du village, mêlé aux petits camarades, mêlé aux enfants des serviteurs de son père. Il étudie comme les autres, mieux que les autres, et puis, brusquement, moins bien que les autres.
Cet enfant possédait une sensibilité extraordinaire. « On pouvait le châtier avec les yeux, et toutes les fautes étaient toujours trop punies par une mine un peu sévère. » Les parents avaient l’intelligence de ne point abuser de cette facilité de correction, mais il advint qu’un des premiers maîtres de l’enfant crut pouvoir se permettre d’user envers lui « d’un peu de rigueur ». Le résultat fut à ce point pitoyable que « ses parents désespéraient déjà de le voir jamais capable de bonnes lettres. »
Par bonheur, rapportent les premiers historiens du saint, « sa mère, qui l’étudiait tous les jours, s’aperçut que la sévérité de son maître étouffait les lumières de son esprit. Elle le pria donc de changer de batterie et de le conduire avec douceur, ce qui lui réussit si heureusement que, se voyant caressé, il commença à s’épanouir en sorte qu’il apprenait plus qu’on ne voulait ».
Jean-François étudiait la langue française tout en continuant à parler couramment le languedocien avec ses parents et ses camarades de classe et de jeux. Peut-être était-ce la Providence qui préparait ainsi le futur saint à ses missions dans les montagnes cévenoles, où il ne parlera que le languedocien à ces bonnes gens, qui n’auraient pas saisi grand’chose d’un sermon en pur français. Nous ne sommes qu’au XVIIe siècle.
L’hiver, à la veillée, on racontait des histoires qui intéressaient les grands et les petits, histoires de saints, récits de guerres, histoires de famille, celles-ci pieusement transmises de génération en génération. Il y avait une de ces histoires de famille qui captivait au plus haut point le jeune Jean-François. On doit avouer que le fait qu’elle contait était extraordinairement pittoresque.
Vers 1595, un cousin de Jean-François, son aîné de beaucoup, témoigna le désir de s’engager dans les troupes de la Ligue. Son père, oncle de Jean de Régis, était bien bon catholique, mais il était doué de suffisamment de bon sens pour désapprouver ces troupes catholiques qui prétendaient convertir les huguenots à grands coups d’épée, en canonnant les villes protestantes, qui étaient ensuite pillées, souvent incendiées ! Le fils s’entêta, le père s’entêta. Finalement, le fils quitta le foyer familial pour devenir Ligueur, toujours sans le consentement de son vieux père.
Le jeune homme guerroya deux années au hasard des campagnes, se conduisant peut-être plus catholiquement que certains de ses camarades de combat. Un jour, il trouva la mort. De cette fin, son vieux père ne put jamais se consoler. Il ne lui vint pas à l’esprit que son fils avait lui-même couru au-devant de cette mort que son père voulait lui épargner. Il pleura, il pleura tellement qu’il en devint aveugle. Et, il n’avait même pas une tombe à rechercher de ses mains tremblantes. Cette pensée contribuait encore à son malheur. « Si seulement, regrettait-il, mon fils reposait dans le tombeau de notre famille ! Mais on ignore où est son corps… »
Et voici qu’une fillette, en gardant ses moutons, eut une étrange et terrible vision. Un fantôme, dégoûtant de sang, lui apparut pour lui ordonner : « Ici, sous cette herbe, est enterré un soldat de la famille des Régis. Cours, enfant, cours avertir ses parents ! »
La bergère ne pouvait négliger pareil avertissement. Et, en effet, on mit rapidement à jour les restes de Pierre de Régis. Le cercueil passe devant la maison familiale, porté par des bras solides. Mais, en passant précisément devant la demeure, les porteurs doivent s’arrêter, c’est que ce cercueil est soudain devenu si lourd qu’il est intransportable !
Attiré par l’étonnement de la foule, l’aveugle sort sur la route. On lui conte rapidement le miracle. Peut-il intervenir, lui ? Que peut donc faire le vieillard ? Ah mais si, il peut pardonner, il doit pardonner au fils son acte de désobéissance ! Et, d’une voix que les larmes étouffent, l’infirme trace sur le cercueil le signe du grand pardon. Immédiatement, les porteurs peuvent, sans difficulté aucune, reprendre leur marche vers le jardin des morts.
Et le petit Jean-François retenait cette terrible histoire de la désobéissance. Il la racontera lui-même bien des fois lorsqu’il sera missionnaire.
Il arriva un jour où le maître de Fontcouverte déclara à messire de Régis que son fils était désormais aussi instruit que lui. Il ne pouvait lui enseigner rien d’autre. Il faudrait faire appel à la science d’un prêtre de Carcassonne. Ce prêtre de Carcassonne n’était pas un puits de science, tant s’en fallait. Et il devint une fois de plus indispensable de chercher plus loin les maîtres capables de continuer les études de Jean-François. Il n’y avait pour cela que le collège de Béziers.
Béziers était alors à six heures de route de Fontcouverte. « Entre toutes les villes de France, écrira le Père Bonnet, la clémence de sa température et l’agrément de sa campagne, lui faisaient une réputation proverbiale. On eut dit que la douceur du climat avait imprégné ses habitants, si parfaite était la suavité de leurs manières et si exquise de tout point leur urbanité. »
Si l’on put admirer toujours la douceur du caractère du grand gaillard qu’était saint François Régis (il mesurait 1m90 !), il devait peut-être en partie cette aimable qualité à son séjour à Béziers.
Le collège des Jésuites de Béziers rassemble des garçons de toutes les petites villes environnantes, de tous les villages de cette partie de la Provence, mais Jean-François vivra au contact quotidien avec la population bitterroise qui le logera, le nourrira, puisque les collèges d’alors ne possédaient jamais d’internat. Avec six camarades, Jean-François avait loué un appartement modeste où il menait une vie sage, car, évidemment, Jean-François avait choisi soigneusement ses compagnons de vie. Cet appartement, au sud de l’église Saint-Félix, existait encore il y a peu d’années, et les gens de Béziers montraient avec fierté la maison de « Monsieur Régis ».
Inévitablement, Jean-François exerce la plus heureuse influence sur ses six camarades de chambre. Il parvient à leur faire accepter des « règlements pour mener une vie plus sainte que le commun. » Il réussit même à obtenir de ces intarissables bavards languedociens qu’ils acceptent de prendre leurs repas en silence pour profiter de la pieuse lecture qui serait faite à tour de rôle « afin de n’employer pas seulement à nourrir le corps un temps qu’ils peuvent faire servir à la nourriture de l’esprit. »
La Broue, ancien professeur à Béziers, s’effrayant des dangers moraux auxquels était parvenu à échapper Jean-François, écrivait : « La jeunesse a des écueils où les plus heureux même se brisent que trop souvent. » Il faut dire que Jean-François « consacrait aux exercices pieux les bonnes heures que les enfants de son âge ont coutume de passer dans le tripot, les donnant aux friponneries ou aux divertissements. »
En mai 1562, les Huguenots, conduits par Jacques de Crussol, avaient massacré les prêtres de Béziers, s’étaient laissé aller aux pires profanations, brisant les vases sacrés, démolissant tous les signes de piété qu’ils purent découvrir dans les quatorze églises de la ville. Ils avaient ouvert les châsses, dispersé les reliques les plus saintes. Les cloches pourraient-elles plus tard rappeler leurs crimes ? Eh bien, elles ne sonneront plus ! Et ils avaient pris le temps et la grande peine de descendre les plus lourdes cloches des clochers les plus hauts ! Le bronze, fondu en autant de canons, avait tiré sur les troupes catholiques de la Ligue ! La bonne plaisanterie !…
Parmi les Huguenots, certains étaient plus sectaires que soldats, ceux-là avaient perfectionné la profanation, donné à manger à leurs montures sur les autels : ensuite, après avoir soigneusement mis dans un sac le ciboire, qui renfermait les saintes Espèces, ils jetèrent les Hosties à terre. Ils les avaient piquées du fer de leur lance et s’étaient fait une joie de parcourir la ville en une procession diabolique. D’autres s’étaient montrés davantage soldats. Il leur importait moins d’effrayer les catholiques, de tuer un prêtre à cheveux blancs, que d’emporter de cette persécution des gages sonnants et trébuchants : et ils s’étaient précipitée vers le trésor célèbre de Saint-Aphrodise qui fut pillé complètement.
Lorsque Jean-François Régis est étudiant à Béziers, il y a alors un demi-siècle que ces événements ont bouleversé la ville, mais le souvenir en demeure tenace dans les cœurs, et le jeune saint ne craint pas de se les voir rappeler souvent pour augmenter en lui le désir très ardent qu’il a de réparer ces crimes. Pour ce, il favorise par des prières, par de longues méditations devant le Tabernacle, l’amour qu’il sent grandir en lui pour Jésus-Hostie, amour encore favorisé par un tempérament excessivement affectueux, excessivement impressionnable.
Toujours dans la même vue de réparer les crimes huguenots, Jean-François s’engagea, en 1613, à la « noble et royale confrérie des Pénitents Bleus ». Ces Pénitents Bleus se donnaient la pieuse mission de visiter fréquemment aussi bien Dieu dans son incarnation de l’Hostie, au Tabernacle, que Dieu dans son incarnation en chacun des misérables sans nombre. Ceux-ci couraient les rues de Béziers où gîtaient dans la crasse, la saleté parce qu’une infirmité les y clouait, les empêchant de marcher, de s’éloigner vers l’air, le large, la beauté. La charité faisait entrer les confrères dans les prisons, les poussait à s’occuper des orphelins jusqu’au jour où ces orphelins se trouvaient hors d’ennui par la possession d’un bon métier. Les Pénitents se préoccupaient encore de marier à de bons garçons de pauvres filles que la sottise, bien plus fréquemment que le vice, avait su perdre momentanément. Plus tard, Jean-François Régis sera surnommé « le Père des Pauvres ». C’est de son séjour à Béziers que datent ses débuts dans l’art d’être Père des Pauvres.
Les Pénitents Bleus, patronnés par saint Jérôme, ont choisi Jean-François Régis comme patron en second. Dans la chapelle ogivale des Pénitents Bleus se voient encore deux bustes en bois doré représentant les deux saints patrons, et qui étaient jadis portés en procession à travers les rues de Béziers.
Les éducateurs catholiques ont toujours recommandé aux jeunes gens la pratique de dévotions particulières, favorisées, chez chacun, par leurs qualités, leurs penchants personnels. Ces dévotions particulières peuvent être considérées comme des tuteurs qui, loin de nuire à la grande dévotion, l’augmentent en ses détails. Jean-François Régis eut deux dévotions particulières, l’une envers la Vierge Marie qu’il choisit comme « souveraine, patronne et avocate ». Il voulut, pour favoriser cette dévotion particulière entrer dans la Congrégation de Marie.
Jean-François éprouve une autre dévotion particulière envers son ange gardien. Tant de fervents catholiques semblent ignorer totalement cette présence de tous les instants de l’ange placé par Dieu à notre côté pour nous protéger. On semble à ce point ignorer cette présence qu’il est normal de déclarer lorsqu’on a échappé à un accident : « J’ai eu de la chance !… » Si on a peur de se montrer ingrat envers la chance, qu’on ajoute au moins : « J’ai eu de la chance que Dieu ait placé si près de moi un ange gardien, un ange puissant auprès de son Seigneur, de mon Seigneur, un ange qui m’accompagne partout, rougit en même temps que moi, se réjouit comme moi de mes bonnes actions et, lorsque le bras puissant de cet ange n’arrêtera pas le coup qui doit me frapper à mort, c’est que Dieu lui aura dit : « Il est temps qu’avec cet homme tu regagnes mon Ciel : vous avez suffisamment souffert sur cette terre ! »
Jean-François fut miraculeusement récompensé de sa dévotion à son ange gardien.
Ce matin d’été, avec quelques bons camarades, Jean-François a projeté une partie de pêche en mer. Il ne faut pas oublier que notre saint est un grand et robuste garçon, débordant d’entrain. Au retour de cette pêche qui, elle, n’avait rien d’une pêche miraculeuse, les jeunes gens se trouvent accablés par la chaleur et décident de laisser passer les heures les plus chaudes en se reposant à l’ombre. Tous s’endorment. Soudain, bien que profondément endormi, Jean-François se lève, marche ; il marche en direction de l’Orb, rivière assez profonde, qui traverse Béziers. Jean-François va-t-il se noyer ? La chose est malheureusement probable, car il ne sait point nager. Mais c’est alors que le Ciel intervient miraculeusement en retenant le jeune homme à un pas du gouffre.
Se sentant ainsi retenu subitement en arrière, il pousse un cri qui réveille tous les dormeurs auxquels il explique cette intervention miraculeuse, l’intervention de son ange gardien, précise-t-il. Et il exhorte ses amis à remercier immédiatement avec lui ce bon ange de sa sollicitude.
Le premier biographe de saint François Régis a dépeint l’étudiant en quelques expressions heureuses :
«… les racines des lettres lui étaient aussi douces que les fruits. Pendant ces rudes commencements, où les autres ne mordent que par contrainte, il se montrait aussi désireux de réaliser les progrès souhaités par ses parents que de fuir l’oisiveté, si funeste au jeune âge. »
Jean-François étudiait donc avec autant d’ardeur que de réussite. Mais, répétons-le, une fois dans la cour de récréation, on aurait difficilement trouvé garçon plus décidé à jouer.
Il s’approche d’un groupe de camarades pour les inviter à participer au jeu. Les jeunes gens discutent. En arrivant sur le groupe, Jean-François entend que l’un ou l’autre est en train de conter des histoires peu recommandables pour le bien des âmes, et même pour la simple propreté. Immédiatement, son arrivée a le don d’arrêter le conteur dans son élan. Tous savent qu’il ne faut pas se laisser aller à dire des grossièretés devant Jean-François. Si le conteur ne l’a pas vu et qu’il continue son récit, il découvrira bientôt un Jean-François à la figure tellement attristée que le sot n’aura pas le courage de poursuivre.
C’est Jean-François qu’on choisit habituellement pour trancher les différends, de quelque nature qu’ils puissent être. Il était, aux yeux de tous, « l’arbitre et le pacificateur », « ne craignant point de reprendre ses camarades, mais avec je ne sais quel tempérament de franchise et de bonté qui sucrait toutes ses répréhensions, mettant à la raison même les plus extravagants. »
Pacificateur, arbitre officiel, il pouvait lui arriver de se tromper lui-même. Mais, s’il pensait avoir raison contre d’autres camarades, il défendait sa thèse avec vigueur. Un jour, il fit un pari au sujet d’un mot latin. Il était certain d’être dans le vrai. Lorsque le professeur remit les copies aux élèves, Jean-François dut constater qu’il avait perdu son pari. Entre le pari et la remise des copies, il s’était écoulé un temps assez long pour que le vainqueur oubliât l’enjeu et même le pari, mais Jean-François rechercha son camarade et l’étonna en l’obligeant à accepter la somme qu’il lui devait. « Il prouvait, note La Broue, une intégrité qui se voit bien rarement parmi les enfants. »
Jean-François savait profiter des plus petites occasions pour dompter les défauts qu’il croyait découvrir en soi. Il s’accusait d’être trop curieux des beautés de cette nature que Dieu a créée et qui se déroulait magnifiquement, sous le ciel bleu de Provence. Justement, on gagnait les salles de classe par une galerie ouverte d’où l’on pouvait admirer un panorama, brodé de montagnes, à peu près unique dans la région. Il y aurait eu, sous cette galerie, une table d’orientation qu’elle n’aurait pas été davantage embarrassée par les élèves incapables de s’arracher à ce beau spectacle. De là, il résultait un encombrement qui retardait l’horaire des classes et donnait à la fin de la récréation un air d’indiscipline. Jean-François pouvait pardonner à ses camarades de se laisser aller à ces stationnements, car il jugeait personnellement le spectacle digne d’être longuement admiré ; mais, pour forger sa volonté, et par mesure de discipline, il s’interdisait le moindre coup d’œil vers les montagnes, longeait cette galerie, la tête basse, parfois les yeux rivés à une page de livre.
Et Jean-François, étudiant des Jésuites, croissait en foi et en charité. Il était parvenu à ressentir une telle aversion pour « les richesses de la terre, qui sont le but de la vie de tant d’hommes, qu’il ne pouvait les regarder sans frayeur ».
Les conclusions des études de Jean-François Régis ne peuvent être que celles-ci : il sera prêtre, il sera prêtre, puisque rien ne le passionne autant sur cette terre que l’adoration et le service de Dieu et de ses pauvres.
Et, saint prêtre, il va aller, évangélisant tous, convertissant beaucoup, il va aller, sans se soucier du temps pas plus que des hommes, évangéliser, prêcher, convertir les Cévennes, le Velay. Il aimerait traverser les mers, car on lui a rapporté qu’il y avait bien des âmes à ramener à Dieu dans les terres, si lointaines alors, du Canada. Il soignera avec amour les pestiférés de Montregard. Il ira, de-ci, de-là, « ne se souciant aucunement des neiges ni des glaces, avançant par les sentiers et le long des haies… ». Quand il n’aura plus un sol à distribuer à ses pauvres, il dira aux riches : « Dieu ne vous a mis dans l’opulence que pour être les ministres de sa Providence et les économes des pauvres… ».
Quand le blé manquait au Père Régis pour en distribuer aux pauvres, il en sortait des greniers vides : « Il a rempli plusieurs fois un grenier vide, trouvant une moisson et une récolte où l’on n’avait rien semé… »
Il allait, doux, charitable, humble, si humble… « Et, le même plaisir que l’on prend d’ordinaire aux applaudissements, il semblait le goûter à être moqué… ».
Jean-François Régis demeure « l’Arbitre », même lorsque cet arbitrage doit être fait au péril de sa vie. Évangélisant le petit village de Saussines, il apprend que « par crainte des pillages des gens de guerre qui faisaient partout mille désordres », les villageois « avaient sauvé dans l’église tout ce qu’ils avaient de plus précieux ». Mais, contrairement à ce que les villageois avaient espéré, « les soldats insolents ne furent point retenus par la sainteté du lieu ».
L’ancien Pénitent Bleu ne va évidemment pas pouvoir supporter une nouvelle profanation. Il accourt. Sa haute stature s’encadre dans la porte de l’église, et il déclare fermement aux soldats qu’ils ne franchiront pas cette porte avant de l’avoir tué. Les pillards hésitent, aucun d’eux ne se sent le courage d’affronter les bras puissants du saint, et puis cet exemple va peut-être galvaniser la foule des habitants. Les pillards se retirent, non sans se dire « édifiés par la charité héroïque du Serviteur de Dieu ».
Nous allons lire un résumé de la vie de Jean-François Régis, dont nous venons de retracer la sainte enfance, dans un acte officiel, revêtu de la signature de plus de trois cents notables du Puy. C’en est le Conseil Général qui déclare à la mort du saint :
« Nos églises, nos prisons et nos hôpitaux parleraient si nous ne parlions pas. Nos églises diraient que c’était un homme tout de Dieu ; nos hôpitaux, que c’était l’homme des pauvres ; et nos prisons, qu’il portait la miséricorde dans la maison de la justice. C’était un riche pauvre. N’ayant rien, il nourrissait tous les nécessiteux. Il ne fallait qu’être misérable pour voir le Père Régis auprès de soi ; et, s’il eût eu autant de finances et de fonds que de charité, il eût fait cesser la miséricorde, faute des misères et des misérables. »
Plus simplement, le curé de La Louvesc inscrivit sur son registre paroissial :
« Ce dernier jour de décembre 1640, environ la mi-nuit, est décédé en ma chambre et dans mon lit, le R. P. Jean-François Régis, Jésuite du Puy, où il avait été malade six jours. »
Le curé aurait pu ajouter la dernière parole du grand saint, qui venait de mourir dans son lit : « Ah ! mon frère, je vois Notre-Seigneur et Notre-Dame qui m’ouvrent le Paradis… »
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