« C’est bien, dit l’officier, en considérant avec un étrange sourire le garçon debout devant lui ; nous allons voir… »
Il se frotte les mains et, se penchant vers son secrétaire, lui parle bas.
Guy Mercier réprime un soupir de soulagement. Eh bien ! grâce à Dieu, il ne s’en est pas trop mal tiré ; il a su éviter les embûches de l’interrogatoire, racontant, avec le plus de naturel possible, la petite histoire toute préparée qui doit lui servir d’alibi… Bien que soigneusement faite, la fouille n’a rien donné, et pourtant…
Du bout de l’index, discrètement, Guy vérifie la présence du dangereux papier. C’est une vraie chance ! Si les Allemands avaient trouvé la cachette, l’affaire était claire… Tout de même, plus le garçon y songe, plus son arrestation lui semble bizarre… Il a été « cueilli » juste au premier tournant, comme si on l’attendait… Bah ! qu’importe, puisque l’aventure ne tourne pas trop mal !
« Mais enfin, songe le garçon, qu’attendent-ils pour me relâcher puisqu’il n’y a pas de preuves ?… »
L’officier ne semble nullement pressé de libérer son prisonnier. Souriant toujours, il appuie sur un bouton : deux secondes et la porte s’ouvre. Entre un civil.
Guy sursaute : Louarn ! Raymond Louarn !… Arrêté, lui aussi ! Mais alors ?…
« Monsieur Louarn, articule lentement l’officier, vous nous avez signalé ce garçon comme un individu dangereux, porteur de papiers importants. Nous n’avons rien trouvé sur lui. Il ne faut pas se moquer de la police allemande. Si vous voulez votre argent, il faut des preuves. »
Horrifié, Guy ne parvient pas à réaliser les paroles du policier. Ce n’est pas possible… Raymond qui trahit ! Non, il fait un rêve… Oui, c’est cela, c’est un cauchemar dont il va se réveiller… Raymond ! Allons donc !…
Implacable, l’officier poursuit :
« Il nous faut des preuves. Où est ce message ?… Vous nous paierez cher cette plaisanterie. »
Lâche, dompté, Louarn murmure :
« Sous la boucle de sa ceinture… »
Guy sursaute, esquisse un geste instinctif qui s’achève dans un cri de douleur. L’un des gardiens lui tord le poignet, l’autre le ceinture. Mercier se débat… mais que peut un garçon de seize ans contre deux solides Poméraniens ? Il est vite maîtrisé, les bras derrière le dos, durement liés par une solide cordelette.
Devant lui, le message git sur le bureau ; à côté, méthodique, l’officier aligne des billets de banque.
« … 27, 28, 29 et 30, voilà ! Prenez, Monsieur Louarn »
Écrasé de honte, l’homme rafle les billets et s’enfuit… Pas assez vite, cependant, car la voix de Guy le poursuit, une étrange voix rauque de sanglots mal contenus :
« Oh ! Raymond ! C’est toi qui m’as vendu… »
***
Cellule, interrogatoire, cellule encore. Puis Compiègne, Mauthausen, Dora…
Guy Mercier, le joyeux garçon, n’existe plus : il y a maintenant le numéro 72.864, un bagnard aux vêtements rayes.
Les jours, les mois passent, lents, interminables. Sans cesse, le garçon revit la scène du bureau de police ; avec une grande précision, il revoit le geste de Louarn saisissant les billets… Les trente billets.
***
Libératrices, les cloches de la victoire ont sonné. Guy est rentré, pitoyable, épuisé, traînant la jambe : un mauvais coup reçu, qui le laissera infirme toute sa vie. Mais il est vivant. Bien soigné, la force de la jeunesse aidant, il s’est remis assez vite, et c’est un grand jeune homme de dix-neuf ans qui, en ce matin de semaine sainte, sonne à la villa d’un bourg voisin.
« Bonjour, ma tante !
- Oh ! Guy !… les enfants, vite, venez, c’est Guy… »
Une joyeuse bande, passablement bruyante, entoure le grand cousin Guy.
« Chic alors, on ne t’attendait que demain samedi ; entre vite. Tu n’es pas fatigué ?
- Certes non, je suis solide, maintenant ; le vieux cauchemar est loin… »
Un violent coup de sonnette interrompt la réunion de famille. La tante de Guy va ouvrir.
« Ah ! Madame Martin… un accident terrible, au carrefour : un homme est blessé, il faudrait l’étendre ; on ne sait pas d’où il est… »
Déjà, Madame Martin a compris.
« Amenez-le, je vais préparer le divan. »
Quelques minutes d’allées et venues, puis on amène le blessé. L’homme est souillé de terre et de sang, il a perdu connaissance. Le docteur, demandé d’urgence, arrive presque tout de suite.
« Hum !… Pas fameux ; je vais faire une piqûre pour le ranimer, mais il a perdu beaucoup de sang : il faudrait une transfusion, et le temps de chercher un donneur, je crains qu’il ne soit trop tard. »
Déjà Guy s’avance, prêt à répondre. Mais soudain, l’homme ouvre les paupières ; ses yeux, un peu hagards, font le tour des visages penchés sur lui ; voici qu’il tressaille, son regard se fixe.
« Mercier !… »
Cette voix ? Guy se penche…
« Raymond Louarn !… »
Le blessé tremble ; sur ses lèvres on devine :
« Pardon… »
Le jeune homme se rejette violemment en arrière. Louarn !… L’homme qui l’a trahit… Les seize mois de souffrances que Guy a subies défilent dans sa mémoire. Son long calvaire… Son infirmité… C’est Raymond qui en est cause ! Une fois encore, il revoit le geste du traître raflant les trente billets.
Raidi, mauvais, le garçon se détourne et se dirige vers la fenêtre ouverte sur le printemps. Un appel lui parvient de l’église, monotone, pressant comme un signal. Vendredi-Saint, trois heures : c’est l’heure l’office.
Devant les yeux de Guy, une autre image passe : c’est encore un homme qui ramasse de l’argent, des pièces, cette fois… Trente pièces d’argent qui tintent clair comme les cloches… Vendredi-Saint, trois heures… Guy poursuit sa vision. Sur la croix, le Christ agonise, donnant tout son sang… Vendredi-Saint, trois heures… Quelques minutes terribles… Guy lutte…
Brusquement, le garçon écarte tous ceux qui se pressent autour du blessé :
« Docteur, je suis donneur universel. »
Rapidement, Guy se dépouille de sa veste, relève la manche de sa chemise et tend le bras.
Marie-Colette Mainé.
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