Pour trente billets

Auteur : Mainé, Marie-Colette | Ouvrage : Et maintenant une histoire II .

Temps de lec­ture : 7 minutes

récit de résitants - Ville pendant la guerre« C’est bien, dit l’of­fi­cier, en consi­dé­rant avec un étrange sou­rire le gar­çon debout devant lui ; nous allons voir… »

Il se frotte les mains et, se pen­chant vers son secré­taire, lui parle bas.

Guy Mer­cier réprime un sou­pir de sou­la­ge­ment. Eh bien ! grâce à Dieu, il ne s’en est pas trop mal tiré ; il a su évi­ter les embûches de l’in­ter­ro­ga­toire, racon­tant, avec le plus de natu­rel pos­sible, la petite his­toire toute pré­pa­rée qui doit lui ser­vir d’a­li­bi… Bien que soi­gneu­se­ment faite, la fouille n’a rien don­né, et pourtant…

Du bout de l’in­dex, dis­crè­te­ment, Guy véri­fie la pré­sence du dan­ge­reux papier. C’est une vraie chance ! Si les Alle­mands avaient trou­vé la cachette, l’af­faire était claire… Tout de même, plus le gar­çon y songe, plus son arres­ta­tion lui semble bizarre… Il a été « cueilli » juste au pre­mier tour­nant, comme si on l’at­ten­dait… Bah ! qu’im­porte, puisque l’a­ven­ture ne tourne pas trop mal !

« Mais enfin, songe le gar­çon, qu’at­tendent-ils pour me relâ­cher puis­qu’il n’y a pas de preuves ?… »

L’of­fi­cier ne semble nul­le­ment pres­sé de libé­rer son pri­son­nier. Sou­riant tou­jours, il appuie sur un bou­ton : deux secondes et la porte s’ouvre. Entre un civil.

Guy sur­saute : Louarn ! Ray­mond Louarn !… Arrê­té, lui aus­si ! Mais alors ?…

« Mon­sieur Louarn, arti­cule len­te­ment l’of­fi­cier, vous nous avez signa­lé ce gar­çon comme un indi­vi­du dan­ge­reux, por­teur de papiers impor­tants. Nous n’a­vons rien trou­vé sur lui. Il ne faut pas se moquer de la police alle­mande. Si vous vou­lez votre argent, il faut des preuves. »

Catéchèse - courage, pardon et sacrifice - Arrestation de résistantHor­ri­fié, Guy ne par­vient pas à réa­li­ser les paroles du poli­cier. Ce n’est pas pos­sible… Ray­mond qui tra­hit ! Non, il fait un rêve… Oui, c’est cela, c’est un cau­che­mar dont il va se réveiller… Ray­mond ! Allons donc !…

Impla­cable, l’of­fi­cier poursuit :

« Il nous faut des preuves. Où est ce mes­sage ?… Vous nous paie­rez cher cette plaisanterie. »

Lâche, domp­té, Louarn murmure :

« Sous la boucle de sa ceinture… »

Guy sur­saute, esquisse un geste ins­tinc­tif qui s’a­chève dans un cri de dou­leur. L’un des gar­diens lui tord le poi­gnet, l’autre le cein­ture. Mer­cier se débat… mais que peut un gar­çon de seize ans contre deux solides Pomé­ra­niens ? Il est vite maî­tri­sé, les bras der­rière le dos, dure­ment liés par une solide cordelette.

Vendu pour trente billets - Liasse de billetsDevant lui, le mes­sage git sur le bureau ; à côté, métho­dique, l’of­fi­cier aligne des billets de banque.

« … 27, 28, 29 et 30, voi­là ! Pre­nez, Mon­sieur Louarn »

Écra­sé de honte, l’homme rafle les billets et s’en­fuit… Pas assez vite, cepen­dant, car la voix de Guy le pour­suit, une étrange voix rauque de san­glots mal contenus :

« Oh ! Ray­mond ! C’est toi qui m’as vendu… »

***

Histoire pour le Vendredi Saint - Camp de concentration allemandCel­lule, inter­ro­ga­toire, cel­lule encore. Puis Com­piègne, Mau­thau­sen, Dora…

Guy Mer­cier, le joyeux gar­çon, n’existe plus : il y a main­te­nant le numé­ro 72.864, un bagnard aux vête­ments rayes.

Les jours, les mois passent, lents, inter­mi­nables. Sans cesse, le gar­çon revit la scène du bureau de police ; avec une grande pré­ci­sion, il revoit le geste de Louarn sai­sis­sant les billets… Les trente billets.

***

Libé­ra­trices, les cloches de la vic­toire ont son­né. Guy est ren­tré, pitoyable, épui­sé, traî­nant la jambe : un mau­vais coup reçu, qui le lais­se­ra infirme toute sa vie. Mais il est vivant. Bien soi­gné, la force de la jeu­nesse aidant, il s’est remis assez vite, et c’est un grand jeune homme de dix-neuf ans qui, en ce matin de , sonne à la vil­la d’un bourg voisin.

« Bon­jour, ma tante !

- Oh ! Guy !… les enfants, vite, venez, c’est Guy… »

Une joyeuse bande, pas­sa­ble­ment bruyante, entoure le grand cou­sin Guy.

« Chic alors, on ne t’at­ten­dait que demain same­di ; entre vite. Tu n’es pas fatigué ?

- Certes non, je suis solide, main­te­nant ; le vieux cau­che­mar est loin… »

Un violent coup de son­nette inter­rompt la réunion de famille. La tante de Guy va ouvrir.

« Ah ! Madame Mar­tin… un acci­dent ter­rible, au car­re­four : un homme est bles­sé, il fau­drait l’é­tendre ; on ne sait pas d’où il est… »

Déjà, Madame Mar­tin a compris.

« Ame­nez-le, je vais pré­pa­rer le divan. »

Quelques minutes d’al­lées et venues, puis on amène le bles­sé. L’homme est souillé de terre et de sang, il a per­du connais­sance. Le doc­teur, deman­dé d’ur­gence, arrive presque tout de suite.

« Hum !… Pas fameux ; je vais faire une piqûre pour le rani­mer, mais il a per­du beau­coup de sang : il fau­drait une trans­fu­sion, et le temps de cher­cher un don­neur, je crains qu’il ne soit trop tard. »

Déjà Guy s’a­vance, prêt à répondre. Mais sou­dain, l’homme ouvre les pau­pières ; ses yeux, un peu hagards, font le tour des visages pen­chés sur lui ; voi­ci qu’il tres­saille, son regard se fixe.

« Mer­cier !… »

Cette voix ? Guy se penche…

« Ray­mond Louarn !… »

Le bles­sé tremble ; sur ses lèvres on devine :

« … »

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Le jeune homme se rejette vio­lem­ment en arrière. Louarn !… L’homme qui l’a tra­hit… Les seize mois de souf­frances que Guy a subies défilent dans sa mémoire. Son long cal­vaire… Son infir­mi­té… C’est Ray­mond qui en est cause ! Une fois encore, il revoit le geste du traître raflant les trente billets.

Rai­di, mau­vais, le gar­çon se détourne et se dirige vers la fenêtre ouverte sur le prin­temps. Un appel lui par­vient de l’é­glise, mono­tone, pres­sant comme un signal. Ven­dre­di-Saint, trois heures : c’est l’heure l’office.

Devant les yeux de Guy, une autre image passe : c’est encore un homme qui ramasse de l’argent, des pièces, cette fois… Trente pièces d’argent qui tintent clair comme les cloches… Ven­dre­di-Saint, trois heures… Guy pour­suit sa vision. Sur la croix, le Christ ago­nise, don­nant tout son sang… Ven­dre­di-Saint, trois heures… Quelques minutes ter­ribles… Guy lutte…

Brus­que­ment, le gar­çon écarte tous ceux qui se pressent autour du blessé :

« Doc­teur, je suis don­neur universel. »

Rapi­de­ment, Guy se dépouille de sa veste, relève la manche de sa che­mise et tend le bras.

Marie-Colette Mai­né.

Lecture pour enfants - chemin de croix d'Albrecht Altdorfer, vers 1509-1516
Pan­neau du che­min de croix d’Al­brecht Alt­dor­fer, vers 1509 – 1516

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