« Dieu a tant aimé le monde qu’Il a donné son Fils unique ».
Jean s’éveilla, le lendemain matin, tout surpris de ne pas entendre la voix aigre de la mère Mathieu lui ordonner de se lever et, comme déjà le soleil printanier inondait sa chambre, il se dit qu’il ne serait pas à la gare, à l’heure de l’arrivée des journaux… Mais la porte s’ouvrit, et la vieille bonne entra, avec un bon sourire.
Quelle joie ce fut pour l’enfant de faire une toilette soignée, de mettre du linge et des vêtements propres. Madame Lagarde vint chercher Jean : dans un joli geste affectueux, l’enfant lui sauta au cou, comme s’il était redevenu le petit Jeannot qu’une mère tendre couvrait jadis de baisers.
— Cher petit, dit Madame Lagarde, en embrassant l’enfant, comme tu me rappelles le fils que j’ai perdu à la guerre et dont tu as, cette nuit, occupé la chambre…
Elle emmena Jean dans la salle à manger, et, pendant qu’il déjeunait, l’informa de ses projets, pour la journée.
D’ABORD intimidé, Jean n’osant avancer, demeura près du bénitier, son rameau à la main. Mais, à chaque instant, la porte s’ouvrait et, pressé d’entrer, le nouvel arrivant bousculait l’enfant. À la fin, un homme vêtu de rouge, et dont les culottes courtes laissaient voir les bas blancs et les souliers à boucles, prit Jean par le bras et le poussa doucement vers des bancs où de nombreux petits garçons étaient assis côte à côte. Une dame en deuil, au visage doux et triste, fit signe à l’un des enfants de se reculer pour faire place à Jean et ordonna tout bas à un autre garçonnet de donner au nouveau-venu un livre noir à tranches rouges.
Le pauvre petit tendit la main, mais il jeta sur la dame un coup d’œil embarrassé et retourna gauchement le livre dans ses mains, mais sans l’ouvrir.
La dame se pencha vers lui, en disant doucement :
— Ouvre à la page 60 et suis l’office.
— Je ne sais pas lire, bégaya l’enfant.
La dame eut un geste étonné, mais n’insista pas :
— Alors, regarde et dis ta prière, conseilla-t-elle.
On n’avait pas besoin de dire à Jean de regarder : il n’avait pas assez d’yeux pour contempler l’admirable spectacle qui s’offrait à lui.
Dans le fond, près de l’autel doré et fleuri, des prêtres, magnifiquement vêtus de soie et d’or, se tenaient auprès d’un monceau de rameaux, sur lesquels l’un d’eux étendait la main en parlant dans une langue inconnue.
— Levez-vous et tenez, tous, vos rameaux à la main, dit la dame, on va les bénir.
Et Jean, comme les autres, brandit le brin d’olivier, sur lequel tombèrent les paroles saintes :
« Daignez bénir, Seigneur, ces branches de palmier ou d’olivier… Par Jésus-Christ Notre-Seigneur. Amen. »
C’était, maintenant, devant l’autel illuminé, la lente procession des prêtres en blancs surplis, qui recevaient, inclinés, la palme ou le rameau qu’on venait de bénir. Derrière eux, venaient des enfants dont la seule vue plongea le petit Jean dans un étonnement plein d’admiration. La plupart d’entre eux n’étaient guère plus grands que lui ; mais ce n’étaient pas eux qui portaient des culottes rapiécées et des vestes trop longues. Ils avaient, tous, de belles robes rouges, ornées de tant de petits boutons, qu’il était impossible de les compter. Une autre robe, de dentelle, blanche, celle-là, recouvrait tout le haut du corps et s’attachait, sur les épaules, par des flots de ruban rouge.
Sur les têtes, dont la plupart étaient bouclées, de toutes petites calottes rouges étaient posées, si en arrière, que Jean se demanda comment elles pouvaient tenir. Ce n’était pas tout : des bas et des pantoufles rouges complétaient le costume. Jean soupira : Qu’ils devaient être heureux, ces enfants ! Ils suivaient, maintenant, la procession qui traversait l’église et leurs voix enfantines se mêlaient à celles des chantres.
Cependant, arrivée à la grande porte, la moitié de la procession sortait sur la place de l’église, tandis que l’autre moitié, demeurée à l’intérieur, chantait les louanges de Dieu. À travers la porte, l’on entendait des voix répondant aux voix des chantres.
Puis, un coup fut frappé à la porte : elle s’ouvrit et, le premier, s’avança l’enfant de chœur qui portait une grande croix d’or.
Derrière lui marchaient les prêtres et les autres enfants portant des palmes et des rameaux.
Alors, la messe commença : au son d’une clochette agitée par un enfant de chœur, les fidèles s’agenouillaient et se relevaient, et Jean, comme les autres, baissait la tête devant ce Dieu qu’on ne lui avait pas appris à connaître.
Une émotion très douce l’envahissait : ces chants, ces cérémonies, cette foule en prière, comme c’était paisible et beau ! Jamais, depuis sa toute petite enfance, il ne s’était senti si heureux et si tranquille. Autour de lui, les bambins qui avaient trouvé l’office un peu long, jetaient des regards gourmands sur les friandises de leurs rameaux. Il arrivait, même, qu’une langue timide effleurât un fruit confit, mais un regard de la mère faisait tout rentrer dans l’ordre. Même dans le Midi, où les rameaux des petits enfants se couvrent de bonbons, les joies du dimanche des Rameaux ne doivent pas faire oublier que le Carême est un temps de privations. C’est le jour de Pâques, seulement, quand les cloches reviennent de Rome, que l’on peut goûter aux sucreries.
Prêtres et enfants de chœur avaient quitté l’autel où déjà s’éteignaient les cierges. La dame en deuil distribua aux enfants des billets de présence, puis, faisant signe à Jean de la suivre, elle se dirigea vers la sortie.
Sur le perron de l’église, elle s’arrêta :
— Je ne t’ai jamais vu au patronage, mon petit, comment t’appelles-tu ?
— Jean Varnaud, dit l’enfant ; dans ma maison il y a le petit du charbonnier qui va au patronage, mais moi, je ne peux pas, je travaille.
— Qu’est-ce que tu peux bien faire ?
— Je vends des journaux.
— Quel âge as-tu ?
— Huit ans.
— Eh bien, mon petit, à huit ans, on doit être à l’école et au patronage. Où habites-tu ?
— Dans la rue des Lauriers, au-dessus du charbonnier.
— Bien, et souriant à l’enfant,la dame s’éloigna.
Vers cinq heures, Jean s’apprêtait à aller vendre les journaux du soir quand on frappa à la porte, et, au grand étonnement de la mère Mathieu, Madame Lagarde (ainsi se nommait la dame du patronage) entra dans la cuisine malpropre.
Ce dimanche-là, le petit Jean avait fini, plus tôt que de coutume, de vendre le paquet de journaux, dont il avait la charge.
Il compta, dans sa poche, les quelques sous qu’il venait de gagner, et se dirigea, vers la sombre maison, où vivait la vieille femme qui le gardait. Quand il arriva, elle était en conversation, avec la femme du charbonnier, et comme d’habitude, fit semblant de trouver insuffisant, le gain du petit Jean :
— Si ce n’est pas malheureux, dit-elle à sa voisine, être obligée de loger, de nourrir et d’habiller ce grand garçon, avec ces quelques sous.
La mère Mathieu exagérait : d’abord, l’Assistance Publique la payait pour entretenir l’enfant. De plus, elle le logeait dans un grenier, où une caisse pleine de paille lui servait de lit, et le nourrissait de pain sec et de châtaignes bouillies. Quant à ses vêtements, il valait mieux n’en pas parler : le pauvre petit avait une culotte rapiécée que recouvrait, entièrement, une veste si longue et si large, qu’on aurait pu y tailler un costume complet. Dépourvu de bas et de chaussettes, il portait, été comme hiver, de lourdes galoches, et ses cheveux ébouriffés s’échappaient d’une casquette, que la pluie et le soleil avaient fanée, tour à tour.
Temps de lecture :6minutesLe roi de France, Louis le neuvième, qui fut plus tard canonisé, faisait un jour une promenade à cheval avec le sire de Joinville et quelques seigneurs. Il arriva au village de Charenton par un pont à péage. Il paya scrupuleusement pour lui, pour sa suite et pour les chevaux, bien qu’on lui eût offert le passage gratuit. De l’autre côté du pont, il tomba sur des paysans réunis en cercle autour d’un jeune homme. Celui-ci, agile comme un singe, les pieds en l’air et la tête en bas,courait sur les mains avec vélocité. Les spectateurs qui applaudissaient se tinrent cois, par respect, à la venue du cortège. L’homme se replaça sur ses pieds et s’approcha sur un signe de Louis. Il retira son bonnet, râpé et troué, d’où pendait, à moitié brisée, une plume de coq, et, immobile, attendit qu’on l’interrogeât. Il était de piètre mine, maigre, accoutré d’habits rapiécés dont les teintes, jadis vives, étaient décolorées ; mais son attitude était gracieuse et ses mouvements aisés. Ses joues étaient creuses, mais son regard était clair et sa lèvre spirituelle.
Temps de lecture :13minutesCe jour-là il n’y avait pas d’école, pour cette bonne raison que c’était le jeudi et, qui plus est, le Jeudi-Saint.
Il faisait un joli temps et ne croyez pas que ce soit pour allonger mon histoire que je me mets à vous parler de la pluie et du beau temps. Pas du tout. Il y a des cas où l’on peut dire : le temps n’est pour rien dans l’affaire, mais, ici, le temps y est pour beaucoup. Car, et vous le comprenez, si le temps avait été mauvais il y a bien des chances que je n’aurais pas promené mes rhumatismes par les chemins, au risque de rentrer trempé, guené, comme on dit chez nous, sans un fil de sec sur le dos. Si le temps n’avait pas été joli, René Gaillou non plus ne serait pas sorti, ses parents ne l’auraient pas laissé, pour promener ses cochons…
Allons bon, voilà le gros mot lâché ! Il m’en coûtait de l’écrire. Il est écrit, tant pis ; le papier supporte tout ; oh ! et puis, nous ne sommes plus au temps, combien lointain, de ma très tendre enfance, où l’on nous enseignait — c’est le Frère, le cher Frère Onésimus qui nous apprenait ces délicatesses littéraires — que l’on ne dit pas : un cochon, mais l’animal qui se nourrit de glands, ou encore l’habillé de soie. De nos jours, voyez-vous, cette engeance s’est tellement répandue par le monde que son nom a fini par s’imposer aux honnêtes gens que nous sommes vous et moi, par la grâce de Dieu.
Donc, par un temps joli, René Gaillou était allé promener ses cochons. Et puis quand vous saurez de quelles bêtes mon René Gaillou était, de par ses parents, constitué gardien et pasteur, vous n’aurez plus envie de rire, mais vous vous sentirez saisi par les sentiments de la plus vive admiration. Je vous avoue que jamais je n’ai mis les pieds dans un Comice agricole — c’est une lacune dans mon éducation, — mais en serais-je un habitué que jamais je n’aurais rien vu de plus beau, dans l’espèce, que les cinq cochons que menait paître René Gaillou.
L’on m’a toujours dit qu’une narration bien conduite devait se présenter dans un cadre. Et il est de toute nécessité, cela se conçoit aisément, que vous sachiez dans quel pays évoluent notre pasteur et son troupeau. Le plus joli paye du monde ! Tenez, détournez-vous. Vous voyez là-haut, montant dans le ciel bleu comme un doigt ganté de blanc, le Montaigu ; et à gauche, voyez-vous le dôme majestueux de la Dent du Midi ? Voyez-vous ? Et toute cette féerie des neiges irisées qui se profilent à l’horizon et se confondent là-bas avec la brume des nuages ! Baissez un peu les yeux ; apercevez-vous les ruines de l’altier château de Mauvaisin ? Elles sont bleues ce matin, elles seront grises à midi, ce soir elles se coloreront de rose. Rien de plus coquet que les montagnes, elles changent de parure cent fois le jour. Et Tournay, dans ce coin, qui groupe ses maisons autour de son clocher pointu ! Laissez vos regards suivre le cours de l’Arros et se reposer sur les collines dont les chênes gardent les teintes neutres de l’hiver, sur ces prairies qui reverdissent et d’où s’élèvent les larges écrans des peupliers qu’a touchés déjà le printemps, sur ces labours aux tons de rose fané. Parmi tout cela, des villages avec une église blanche au clocher bleu d’ardoise.
C’est en contemplant toutes ces merveilles, que je m’en allais, flânant, sur la route de Peilhaube. En main j’avais un livre qui ne me servait guère et sous le bras le compagnon des hommes prudents, je veux dire le parapluie.
Et c’est alors que je rencontrai René Gaillou d’une part, et d’une autre, son troupeau. Lui, venait par derrière, une badine à la main. Eux allaient par devant, le groin tendu vers le ruisseau, trottinant de belle allure, piétinant en goujats de véritables tapis de violettes poussées aux pieds des prunelliers fleuris. Ils étaient cinq. Tous de même taille, tous habillés de même, de belles bêtes de vingt mois au moins.