Mon premier baptême

Auteur : Le Douaron, Père Guillaume | Ouvrage : Et maintenant une histoire I .

Temps de lec­ture : 9 minutes

J’é­tais à peine arri­vé depuis trois semaines en que mon Supé­rieur m’en­voya bap­ti­ser un vieux dans le vil­lage d’A­déane, situé à douze kilo­mètres. J’é­tais heu­reux, je vous l’a­voue. Une dif­fi­cul­té sur­git sou­dain : com­ment ins­trui­rai-je cet homme ?

« Il est bien dis­po­sé, me dit le Père ; je l’ai ins­truit des véri­tés néces­saires ; d’ailleurs, Céles­tin pour­ra les lui rap­pe­ler. Quant au che­min, sui­vez la ligne du télégraphe. »

Croi­rait-on qu’une ligne télé­gra­phique tra­ver­sât la brousse ? Mais sans aucun avan­tage pour le brous­sard, car elle fai­sait cent kilo­mètres sans lais­ser tom­ber le moindre écho du monde civilisé.

Missionnaire et son guideJe me mis en route sous la conduite de Céles­tin, mon guide. Pour pro­vi­sions, un misé­rable pois­son et quelques bis­cuits. Il était sept heures. Quelle marche pénible à la queue leu leu dans ces sen­tiers de brousse aux mille détours, sous un soleil acca­blant, et avec le sou­ci de ne pas poser un pied sans regar­der aupa­ra­vant, car il est facile de trébucher.

* * *

Nous mar­châmes long­temps sans inci­dent. La brousse, les champs de riz, les espaces incultes que tra­ver­saient les biches, les coins de forêt où piaillaient et sif­flaient des mil­liers d’oi­seaux aux plu­mages les plus variés, tout me fas­ci­nait, moi, jeune brous­sard, au point que j’en oubliai la route…

« La ligne ! dis-je à Célestin.

— Nous la retrou­ve­rons là-bas, mon Père. »

Et l’on mar­cha long­temps encore. Le soleil deve­nait bien chaud, quoi­qu’on fût au mois de décembre.

« Onze heures. Voyons, Céles­tin, nous avons dépas­sé le village ?

— Non, mon Père. », me répon­dit-il avec l’air tran­quille de quel­qu’un qui ne s’en fait pas pour quelques kilo­mètres de plus ou de moins. Les Noirs sont d’en­dia­blés marcheurs.

Mon petit homme ne vou­lait pas l’a­vouer, mais nous étions bel et bien éga­rés. J’é­prou­vai alors mal­gré moi une cer­taine angoisse à la pen­sée que ce jour pour­rait mal finir pour nous dans cette soli­tude. Qui sait ? Peut-être fini­rons-nous au fond d’une mar­mite ? L’an­thro­po­pha­gie a sévi en Casa­mance jus­qu’à ces temps der­niers. Il y a une dizaine d’an­nées, l’Ad­mi­nis­tra­tion par­vint à sai­sir soixante indi­vi­dus qui fai­saient par­tie d’une socié­té secrète d’an­thro­po­phages et les deux plus cou­pables furent exé­cu­tés à Ziguinchor.

Nous conti­nuions notre route au hasard. Je n’eus pas la pen­sée de prendre un peu de nour­ri­ture, bien que je me sen­tisse épuisé.

Douze heures !

Treize heures !

Enfin, voi­ci des toits de cases émer­geant au loin. Enfin nous arri­vons. Céles­tin dou­tait, inter­ro­geait les lieux.

« Ce n’est pas Adéane. », me dit-il mélancoliquement.

Un homme appa­rut à ce moment, voya­geant en sens inverse. Inter­ro­gé, il se tapa aus­si­tôt de petits coups sur la bouche, du plat de la main, ce qui est chez les Noirs le signe d’un pro­fond ébahissement.

« Bé ! bé ! bé ! fit-il ; c’est loin, loin der­rière vous, Adéane ! Sui­vez ce chemin. »

Missionnaire dans la brousseNous repar­tons par un sen­tier qui condui­sait vers un bas-fond, encore rem­pli de hautes herbes d’hi­ver­nage. Des traces fraîches d’a­ni­mal mar­quaient le sol légè­re­ment boueux.

« Une pan­thère vient de pas­ser là. », me dit Céles­tin. Comme il ne parais­sait pas trou­blé, je ne vou­lus rien mon­trer de la chair de poule qui m’en­va­hit sou­dain. Mais on en aurait à moins, ne croyez-vous pas ? Mar­chons toujours !

Après une demi-heure, nous arri­vons dans un tout petit vil­lage. Les enfants s’en­fuient à la vue d’un Blanc. Les grandes per­sonnes rentrent dans leurs cases, en signe de non-rece­voir. Cepen­dant, un jeune homme s’a­vance vers moi. Il avait les dents limées en pointe, mais sa phy­sio­no­mie était celle d’un hon­nête homme. Je lui deman­dai à boire ; il m’ap­por­ta une cale­basse d’eau dont je bus, quel-que dou­teuse qu’elle me parût. Et je com­pris qu’un verre d’eau don­né pour l’a­mour de Dieu ne per­drait pas sa récompense.

Je m’en­quis alors de la direc­tion d’A­déane. Sans dire un mot, le jeune homme nous fit signe de le suivre. Il était plus de qua­torze heures. J’a­vais faim, et mon com­pa­gnon plus que moi. Je sui­vais le guide impro­vi­sé. En sor­tant du vil­lage, se pré­sente un étang qui avait bien 300 mètres de long et s’é­ten­dait jus­qu’à la lisière de la forêt ; l’homme noir, qui marche pieds nus, s’a­vance dans l’eau, sans prendre garde à l’homme blanc, embar­ras­sé de chaus­sures. Je le suis de près, tout chaus­sé, sou­tane retrous­sée. L’eau monte. Elle m’ar­rive bien au-des­sus des genoux. je n’es­pé­rais pas le miracle de saint Pierre mar­chant sur les eaux ; par pru­dence, je ne vou­lais pas dévier du sillage, de peur de tom­ber en quelque mau­vais trou et de me perdre corps et bien. j’eus encore une sou­daine appré­hen­sion : s’il y avait des caï­mans ! Il n’y en eut point, et je fis une heu­reuse tra­ver­sée sous la pro­tec­tion de mon ange gardien.

Vous pen­sez peut-être que je vidais mes sou­liers ? Eh bien non ! Et flic, flac, l’eau giclant de mes godillots, j’en­trai dans la forêt, pen­dant que mon aimable guide s’en retournait.

Mon Céles­tin avait faim et moi aussi.

« Allons, lui dis-je, il faut arri­ver à Adéane ! »

Nous attei­gnîmes bien­tôt Cou­gnoun­dou, où il y avait des chré­tiens et des catéchumènes.

Un vieillard véné­rable vint à ma ren­contre. On me dit que c’é­tait le chef du vil­lage. Pour cette cir­cons­tance, il avait revê­tu ses atours de fête : une longue che­mise flot­tant au vent du soir et un bon­net de nuit ! Je com­pri­mai un éclat de rire à la vue de cet accou­tre­ment car­na­va­lesque. Il me fal­lut accep­ter de bon cœur l’im­por­tune invi­ta­tion de faire le caté­chisme à tout ce monde qui ne vou­lait pas me lâcher. Je fis réci­ter les prières par Céles­tin. Quel entrain ! Puis je posai quelques ques­tions aux­quelles on répon­dit parfaitement.

Je me repré­sen­tai l’empressement des foules sur le pas­sage du Maître, sa plainte dou­lou­reuse : « Mise­reor super tur­bam — J’ai pitié de ces foules qui sont comme des bre­bis sans pasteur. »

Jesus enseignant la foule

Je repris mon che­min, accom­pa­gné des enfants qui me firent un brin de conduite. Après un heure, nous arri­vâmes enfin à Adéane. J’ac­quis à mes dépens la cer­ti­tude du dic­ton « Tous les che­mins mènent à Rome ! » Même quand on s’y prend à rebours, comme le fit mon pauvre Céles­tin. Je ne lui en vou­lus point, mais nous avions tout de même fait trois fois plus de che­min qu’il n’en fallait.

* * *

Et mon vieux à bap­ti­ser ? Je me ren­dis à la case. Je le trou­vai assis sur le seuil de sa porte. A ma vue, la joie s’é­pa­nouit sur son visage éma­cié ; il me ten­dit les deux mains, ser­ra la mienne et la por­ta à son front en signe de res­pect, puis pas­sa sa main droite sur son nez et sur son cœur. Cela s’ap­pelle « prendre la bénédiction ».

Bapteme d un AfricainAvant de bap­ti­ser, je me ren­dis compte des dis­po­si­tions du vieux. Je me ser­vis de Céles­tin pour lui rap­pe­ler les véri­tés néces­saires au salut. Il croyait tout, accep­tait tout : il ne vou­lait que le . Je le lui admi­nis­trai. Ah ! il était heu­reux, et moi tout autant. Il m’a­vait coû­té, ce pre­mier baptême !

La nuit arri­va vite. Un notable du vil­lage m’of­frit un gîte de nuit : un com­par­ti­ment de case ; pour cou­chette une sorte de paillasse, posée à même le sol, et une mous­ti­quaire. J’al­lais sûre­ment pas­ser une bonne nuit. On m’ap­por­ta un copieux repas, la cou­tume le veut (et les conve­nances exigent aus­si qu’on en laisse beau­coup). Je n’y fis guère hon­neur, moins par sou­ci de l’é­ti­quette qu’à cause de ma fatigue. Mon com­pa­gnon s’en char­gea à ma place.

A peine étais-je sur mon « plu­mard » qu’un tam-tam infer­nal com­men­ça à moins de cin­quante pas. L’A­frique sau­vage, joyeuse et volup­tueuse, s’é­veille et se tré­mousse quand le soleil a dis­pa­ru. Les jeunes gens luttent. Les jeunes filles dansent et les vieux boivent le vin de palme, fer­men­té et capi­teux. Du tam-tam, des danses, des beu­ve­ries, voi­là les plai­sirs des Noirs. Je ne pus fer­mer l’œil tant que dura cette sara­bande dia­bo­lique. Mais Céles­tin n’en fut nul­le­ment trou­blé : pour lui n’é­tait-ce pas une berceuse ?

Le jour revint enfin. J’al­lai voir mon néo­phyte. Il ne dési­rait plus rien que mou­rir. C’est ce qu’il fit quelques jours après. C’é­tait un vieux comme beau­coup d’autres vieux, et même comme beau­coup de jeunes. Il avait vécu dans l’i­gno­rance de Dieu et voi­ci qu’à tous ses vols (il a bien dû, comme « tout brave », voler une vache dans sa vie !) il allait ajou­ter celui du ciel ! Pour une fois ce lui était permis.

Et main­te­nant retour­nons à nos pénates, le devoir accom­pli, l’âme heu­reuse, on le conçoit. Mon hôte m’ac­com­pa­gna très loin, crai­gnant pour moi une nou­velle odyssée.

« Sui­vez bien la ligne télé­gra­phique ! » recom­man­da-t-il, lui aussi.

Ah ! si je la sui­vis.., si j’a­vais l’œil sur le fil !

De cela, il y a trente-deux ans ! Aujourd’­hui, je suis un vieux brous­sard, per­clus de rhu­ma­tismes, mar­chant au ralen­ti, m’ai­dant d’un bâton, mais gar­dant l’en­thou­siasme de tout cœur vaillant.

Père Guillaume Le Doua­ron,

(des Pères du Saint-Esprit).

Séné­gal.

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