Chapitre XV
À quelques jours de là, Bernard aborde son frère.
— Dis donc, Yvon, je n’admets pas que Colette soit seule ici à avoir des idées géniales. Sais-tu que son « école de liturgie » fait merveille ? Les petites filles sont enchantées, racontent le soir chez elles ce qu’elles ont appris ; toutes les familles s’intéressent à la cérémonie prochaine de l’ordination. Alors, pourquoi ne pas réunir les garçons ?
Yvon répond :
— Au fond, tu sais, le mérite des filles est modeste. Elles savent d’avance, parce qu’à l’école chrétienne elles ont toute l’année des leçons d’instruction religieuse.
— Justement ! Alors nos petits gars, qui, à leur école laïque, n’en entendent jamais parler ? Je vais de ce pas offrir à M. le Curé de les prendre ici, les jours où Colette ne réunit pas ses « demoiselles ».
Le soir même, arrive, en chantant à tue-tête, marchant au pas et sur deux rangs, toute une file de joyeux enfants, Bernard et Jean en tête, bien entendu. Les heures qui suivent sont indescriptibles. Bernard et Jean mettent un tel entrain dans leurs explications, et les garçons une si belle ardeur à essayer de répondre, que de la maison on entend des cris sauvages, à ameuter la population.
Petit à petit pourtant, à mesure que les jours se succèdent, le bruit s’apaise, mais en revanche l’intérêt redouble, car Yvon s’en mêle, et la bande des garçons entend dépasser en savoir, celles des filles.
Un soir, Bernard déclare :
— Nous allons aborder un fameux sujet. Je propose d’essayer de comprendre la cérémonie de l’ordination à laquelle nous assisterons tous ; plusieurs seront enfants de chœur ; il s’agit de pouvoir suivre, afin de nous unir à fond aux nouveaux prêtres.
Un loustic fort débrouillard riposte :
— Diable ! monsieur Bernard, une ordination ça dure trois ou quatre heures ! On n’a pas fini d’apprendre, s’il faut tout savoir !
— Si ça dure trois heures, raison de plus pour essayer de suivre les cérémonies, car je ne pense pas que ta dévotion soit de taille à prier sans distraction tout ce temps-là. La mienne non plus, d’ailleurs, mais ici, ce ne sera pas si long.
Allons ! Yvon, je te passe la parole. Par quoi commencera la cérémonie ?
— Attends un peu. D’abord, vous les petits, répondez à la question du catéchisme : Qu’est-ce que l’Ordre ?
Trente voix de garçons font un tonnerre pour crier, à qui mieux mieux : l’Ordre est un sacrement qui donne le pouvoir de remplir les fonctions ecclésiastiques et les grâces pour les exercer saintement.
— Parfait ; mais qui de vous a réfléchi que ce sacrement confère au prêtre un pouvoir que Dieu n’accorde même pas aux anges ?
On entend quelques « ah ! » quelques « oh ! » de surprise, puis, silence embarrassé.
— C’est pourtant comme ça, continue Yvon. Dieu, dans sa bonté infinie, permet à un pauvre homme, qui peut être un pêcheur repentant, de recevoir le sacrement de l’Ordre, et, par ce sacrement, lui accorde le pouvoir de remettre les péchés, de faire descendre Notre-Seigneur dans la sainte Eucharistie, choses admirables que les Anges ne peuvent pas faire. La Sainte Vierge elle-même assistait vraisemblablement à la Messe, dite par les apôtres, recevait de leurs mains la sainte Communion ; elle recourait au pourvoir sacerdotal, que Dieu n’accorde qu’aux seuls prêtres de son Église.
— Ben alors, dit une voix entre haut et bas, faudrait saluer les « curés » mieux qu’on ne fait !
Bernard a entendu :
— Oui, mon gars, c’est vrai ! Ce n’est pas l’homme qu’on salue quand un prêtre passe, car l’homme garde ses défauts comme ses qualités, mais c’est le ministre de Dieu, celui sans lequel nous ne pourrions profiter d’aucune des grâces qui nous viennent par les sacrements.
C’est pour cela que, dans les pays de missions, il y a de pauvres chrétiens, même des enfants, qui font vingt, trente, quarante kilomètres à pied pour aller trouver le prêtre, se confesser et communier. Je ne sais pas si nous serions capables d’en faire autant ?
— Sûr que non ! répond un gaillard pourtant solide, mais qui a le mérite de la franchise.
— Voilà ! Nous somme gâtés, nous autres, en France, reprend Yvon, mais ça ne durera pas longtemps, si les vocations continuent à diminuer. Nos paroisses resteront sans prêtres, comme dans les pays païens. Ah ! Si je pouvais vous faire comprendre la splendeur de cet appel de Dieu à le servir Lui seul, et les âmes pour l’amour de Lui !
Nono, qui est parmi la bande, écoute passionnément, mais, à son habitude, demeure silencieux.
Yvon continue :
— Cependant, ne nous attardons pas et venons-en maintenant à la cérémonie de l’Ordination. Elle se déroule tout entière pendant la Messe.
Je vous rappelle brièvement ce qu’on vous a déjà dit au sujet des ordres divers, pour ne vous parler en détail que de l’ordination sacerdotale, celle du prêtre.
Au début de la cérémonie, l’évêque confère la tonsure et les quatre ordres mineurs à ceux qui lui sont nommément présentés comme prêts à les recevoir. Ensuite viennent les deux premiers ordres majeurs, sous-diaconat et diaconat, qui engagent irrévocablement au service de Dieu ceux qui y sont admis.
L’évêque le leur rappelle avant de les admettre. Avant l’Épitre, sous-diacres, diacres et prêtres, qu’on désigne tous ensemble sous le nom d’ordinands, sont appelés par un prêtre qui fait fonction d’archidiacre, et qui les présente un à un à l’évêque.
Dans notre petite église, il n’y aura ni diacre ni sous-diacre, mais seulement les deux autres futurs prêtres et moi. Monseigneur, assis, la mitre en tête, demandera : « Est-il digne d’être accepté ? » Et l’archidiacre répondra : « Oui, autant que l’humaine fragilité permet d’en témoigner. »
Si vous saviez, mes petits, quelle peut être l’émotion de ceux qui sont ainsi appelés. D’autant que l’évêque insiste sur le devoir de n’admettre que ceux qui sont dans les conditions requises. Il adresse une « monition », c’est-à-dire une sorte de catéchisme, aux ordinands agenouillés. Il leur rappelle qu’ils devront imiter Notre-Seigneur, Celui que leur parole fera descendre sur l’autel. Puisqu’ils célébreront le mystère de sa mort, ils devront aussi se mortifier eux-mêmes ; ils auront également l’obligation d’édifier la famille de Dieu, c’est-à-dire le peuple chrétien, à la fois par leurs instructions et par leurs exemples.
Vous comprenez qu’en entendant ces paroles les ordinands sentent peser sur eux le poids de leur indignité. Ils se prosternent alors sur le tapis du chœur, tandis qu’on chante les litanies des Saints.
— Ils se prosternent ? réclame un petit homme aux yeux blagueurs. Pour quoi faire ?
— Se prosterner, c’est à la fois un acte d’adoration et d’humilité. En se prosternant ainsi devant la Sainteté infinie de Dieu, les ordinands reconnaissent qu’ils sont indignes d’être élevés à l’honneur du sacerdoce. En même temps, ils supplient la miséricorde divine de leur donner des grâces abondantes pour ce redoutable ministère, et tous les assistants s’unissent à cette supplication par les litanies de Saints.
— Ah ! ça ! c’est tout de même beau, j’en ris plus ! Alors après, qu’est-ce qu’y font les ordinants, comme vous les appelez ?
— C’est le moment où les rites essentiels à l’ordination vont commencer.
Vous nous verrez aller, l’un après l’autre, nous agenouiller devant Monseigneur. Il imposera les mains sur notre tête, ce que feront aussi après lui, tous les autres prêtres présents.
Ensuite évêques et prêtres élèveront les mains sur nous trois à la fois, tandis que Monseigneur demandera à Dieu de répandre sur nous ses dons et de « daigner nous assister toujours, après avoir daigné nous élever au Sacerdoce ».
— Mais Monseigneur dit tout cela en latin ; alors, nous autres, on n’y comprendra rien du tout.
— Vous lirez la traduction dans un petit manuel fait exprès, que je vous donnerai.
— C’est égal, réclame Bernard, tu feras mieux de nous en expliquer plus que moins.
Que fait l’évêque après l’imposition des mains ?
— Il se tourne de nouveau vers les ordinands, et les mains jointes, appelle sur eux « la bénédiction du Saint-Esprit et l’infusion de la grâce du Sacerdoce ». Puis vient une formule solennelle (sur le ton de la Préface de la messe), qui implore tous les dons nécessaires au ministère des nouveaux prêtres et toutes les vertus qui doivent en faire de vrais représentants de Jésus-Christ.
— Que de prières ! dit André à mi-voix.
Yvon a entendu :
— Eh oui ! On dirait que l’Église veut les accumuler, comme pour nous prouver quelle importance elle attache à l’ordination du prêtre.
Maintenant les ordinands vont être revêtus des ornements sacerdotaux. En leur passant l’étole sur les épaules, l’évêque dit : « Recevez le joug du Seigneur ; son joug est doux et son fardeau léger. » Et quand ils reçoivent la chasuble : « Recevez ce vêtement sacerdotal qui symbolise la Charité ; Dieu est puissant pour augmenter en vous la Charité et opérer l’œuvre parfaite. »
Jean dit en riant :
— Si avec ça, Yvon, tu ne deviens pas un saint !
— Un saint prêtre ne se « forge » pas en quelques heures, malheureusement. Et l’Église le sait si bien, que tout dans la cérémonie de l’ordination est un rappel à notre indignité et une supplication vers la Toute-Puissance de Dieu.
C’est pourquoi Monseigneur va, pour la troisième fois, demander pour ces nouveaux prêtres une perfection digne de leur ministère. Et puis il entonnera le Veni Creator.
Tandis que montera cet appel au Saint-Esprit, vous verrez de nouveau l’évêque assis devant l’autel, avec la mitre sur la tête, et nous, allant nous agenouiller à ses pieds. À ce moment, « nos mains », mes mains que vous voyez ici, mes pauvres mains d’homme, seront consacrées. Consacrées, mes petits, comprenez-vous ? À l’intérieur de chacune d’elles, Monseigneur fera une onction avec l’huile des catéchumènes et il dira ces mots inouïs : « Que tout ce qu’elles consacreront soit consacré. »
Puis, me faisant toucher le calice qui contient du vin et de l’eau, et la patène portant une hostie, il ajoutera : « Recevez le pouvoir d’offrir à Dieu le Saint Sacrifice, tant pour les vivants que pour les morts. »
Yvon se laisse malgré lui gagner par l’émotion et, étendant les mains vers les enfants, eux-mêmes très empoignés, il ajoute :
— Ainsi donc ces doigts auront le pouvoir de tenir Dieu Notre-Seigneur, de le porter, de le donner aux âmes. Oh ! Mes petits gars ! N’y en a‑t-il pas un parmi vous qui ait envie de réaliser un jour pour lui-même ce rêve de bonheur infini ?
Personne ne répond, parce qu’on a la gorge serrée. Dans son coin, Nono, très pâle, ferme les yeux pour cacher les grosses larmes qui coulent bien malgré lui, sur son joli visage d’enfant.
Bernard ne veut à aucun prix céder à sa propre émotion ; il dit à son frère :
— Pour un peu, tu nous enverrais tous au séminaire, et alors, qui resterait pour élever les marmots ?
— Toi, certainement, en tous cas, répond Yvon rieur. Et c’est aussi une très belle tâche.
Mais inutile d’anticiper sur un avenir qui n’appartient qu’à Dieu. Terminons plutôt ce qui nous reste à expliquer.
À partir de l’instant où le nouveau prêtre a reçu le pouvoir de célébrer le Saint Sacrifice (au moment de l’Offertoire), il prononce à haute voix avec l’évêque toutes les prières de la Messe et consacre avec lui le pain et le vin au Corps et au Sang de Notre-Seigneur Jésus-Christ.
L’évêque donne la Communion à tous les ordinands. Ensuite ceux-ci prononcent la profession de Foi. Par elle ils affirment leur absolue soumission à tout ce que l’Église enseigne ; puis ils s’agenouillent devant l’évêque pour recevoir de lui cet autre pouvoir magnifique : le pouvoir de remettre les péchés. Et Monseigneur le leur confère en prononçant la parole même de Notre-Seigneur : « Recevez le Saint-Esprit ; les péchés seront remis à ceux à qui vous les remettrez ; ils seront retenus à ceux à qui vous les retiendrez. »
Alors l’évêque déroule entièrement la chasuble de l’ordinand, reçoit sa promesse d’obéissance et lui donne le baiser de paix.
C’est fini. Le caractère sacerdotal, imprimé dans leur âme par le sacrement de l’Ordre, est ineffaçable. Ils sont prêtres pour l’éternité.
Yvon croit entendre la voix assourdie de Nono qui répète comme un écho :
— Pour l’éternité !
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