Chapitre XIX
« Oh ! monologue Pierrot, quelle veine !
Colette a laissé là son tricot.
Je joue à l’escamoteur… un, deux, trois, disparu ! »
Et la malheureuse chaussette s’envole pour s’accrocher à une branche de marronnier. Les pauvres aiguilles branlent au bout du talon, et petit Pierre se tord de rire à les regarder se balancer lamentablement. Tomberont… tomberont pas ! Oh ! que c’est amusant !
Mais que se passe-t-il donc ? Voilà un Pierrot qui ne rit plus et qui même n’en a plus envie du tout.
Qu’est-ce qui lui gratte la gorge et lui pique les yeux ? Il ne saurait guère l’expliquer. Mais « ça » lui vient en même temps qu’autre chose. On dirait une petite voix murmurant tout bas :
« Et tes promesses de ne plus faire de sottises ?… et les sacrifices à inscrire sur le petit cahier qui attend, là, dans la poche de ta culotte ? et la première Communion dans dix jours ? »
Pauvre, pauvre petit ! Comment raccommoder cette affaire-là ? Une des aiguilles est tombée : sûrement tous les « apetissages » qui font le désespoir de Colette vont être tout à fait perdus.
Courons chercher un grand pour nous sortir de là !
Et c’est Bernard qui vient à la rescousse, mais un Bernard fâché, sévère, et qui rend à petit Pierre la chaussette d’une main, les aiguilles de l’autre, en lui disant :
— Si j’étais Colette, qui s’est donné tant de peine pour faire « son pied », tu verrais ce que tu recevrais !
Petit Pierre est très malheureux. Le seul moyen de racheter se sottise, il le sent bien, est d’aller l’avouer ; mais ça, c’est dur, très dur. Seulement, le cahier de sacrifices aurait un gros chiffre de plus, et le petit Jésus serait si content !
S’armant d’un grand courage, Pierrot part à la recherche de Colette, qui, elle-même, avec Annie, André et Nono, fouille le petit bois pour dénicher Yvon, introuvable.
L’abordage entre le coupable et l’offensée menace d’être mouvementé, mais Colette prend sur elle. Elle sait bien que le petit frère est étourdi et non méchant, et sa contrition la désarme. Au lieu de la gifle qui lui démange un peu les doigts, en contemplant son pauvre travail saccagé, c’est un baiser dont elle effleure le front du petit homme, désolé.
— Va, maintenant que tu l’as dit, n’y pense plus ! Je recommencerai mon pied, et puis aide-nous à retrouver Yvon.
Yvon est là-bas, solitaire, qui dit paisiblement son bréviaire, bien à l’ombre, entre les arbres.
Quelques secondes plus tard, trois garçons, les cheveux au vent, bondissent vers lui à travers bois, comme des chevreuils, suivis, tant bien que mal, de deux silhouettes blanches, qui s’agitent pour écarter les branches et ressemblent à de grandes mouettes battant des ailes les jours de gros temps.
Nono, en tête de la bande, appelle :
— « M’sieu l’abbé ! m’sieu l’abbé !
— Eh bien ! que lui veut-on à m’sieu l’abbé ?
— On le cherche comme une aiguille dans une botte de foin. C’est pas gentil de s’en aller comme ça prier tout seul. Demain, c’est votre retraite, et vous n’avez pas fini de nous expliquer.
Il n’y a pas à résister à l’avalanche, et Yvon d’ailleurs n’en a nulle envie ; il marque son bréviaire, le ferme et dit gaiement :
— Alors, expliquons ! et, pour ce, installons-nous ici. Jamais talus moussu n’a été plus engageant.
— Ça, c’est vrai, concède Nono, qui se cale entre deux racines, arrache une touffe de serpolet, plonge le nez dedans et déclare :
— Comme ça sent bon, la campagne, tout de même !
— Moi, j’aime mieux le thym, riposte Colette, en en découvrant triomphalement quelques brins. Je les porterai à Marianick pour mettre dans ces civets.
Ainsi, pendant quelques instants, chacun cherche une place de choix et, bien entendu, affirme qu’elle est préférable à toute autre ; puis les enfants lèvent la tête vers Yvon, et le silence se fait.
— Vous doutez-vous que je suis particulièrement ému de ce qui me reste à vous dire ? C’est si important cette explication de la Messe ! Il ne s’agit plus, voyez-vous, de vous donner un idée des différentes prières liturgiques qui précèdent le Sacrifice Eucharistique, mais bien de vous faire saisir, goûter, ce qu’il y a d’incomparable dans le Saint Sacrifice lui-même. Nous sommes là devant le plus grand mystère d’amour qui soit. Un mystère reste un mystère, mais, tout de même, avec la grâce de notre baptême, nous pouvons nous en approcher un peu et essayer, avec notre Foi et notre cœur, d’en percevoir quelque chose. Or rien, vous entendez bien, ne peut, je ne dis pas dépasser, mais égaler en beauté, en grandeur, en gloire divine, le Saint Sacrifice de la Messe.
Imaginez tout ce que vous voudrez, réunissez l’amour, les louanges, les sacrifices de la Sainte Vierge, des anges, des saints : comparée à une seule Messe, toute cette splendeur est comme rien.
Petit Pierre proteste :
— Comment ça peut‑y se faire ? Yvon, tu exagères.
— Pas le moins du monde. Songez donc, c’est la deuxième personne de la Sainte Trinité, Jésus Notre-Seigneur, qui va s’immoler sur l’autel comme sur la Croix, mais d’une manière non sanglante.
— S’immoler ? réclame Nono. Encore un mot que je ne connais pas.
— Il signifie s’offrir en sacrifice. Ah ! si nous avions la Foi ! Si nous essayions seulement de comprendre quelque chose de ces vérités ! Jésus, à chaque Messe, renouvelant ce qu’Il a fait sur le Calvaire ! Jésus expiant nos péchés, mais oui, les nôtres, et ceux du monde entier. Jésus satisfaisant à la justice de Dieu. Jésus louant son Père d’une louange infinie, seule digne de la Trinité Sainte.
Dites-moi s’il peut exister un acte comparable à celui-là ? Et ces choses merveilleuses s’accomplissent à quelques pas de nous, devant nous, sur l’autel !
À quoi pense Nono ? Il ne le dit pas, mais il a tourné la tête le long d’un tronc d’arbre, pour cacher son visage. Yvon a vu son geste, mais ne l’interroge pas. Il continue :
— Réalisez-vous maintenant pourquoi l’Église nous oblige à assister à la Messe chaque dimanche ? Devrait-elle avoir besoin de nous y obliger ?
À la surprise générale, Nono se retourne et interrompt presque avec violence :
— Si c’est vrai, m’sieu l’abbé, tout ce que vous dites, et je le crois, c’est pas le dimanche seulement, c’est tous les jours qu’on devrait y aller et ça me serre la gorge quand je pense à tous les gars qui savent rien de ça et qui turbinent, ou qui ne font rien à l’heure que se dit la Messe. Y aura donc personne pour leur apprendre ? C’est pas leur faute à eux s’ils savent rien !
Une véritable angoisse contracte le petit visage, et Yvon passe une main douce mais ferme sur le front tourmenté :
— Mais, si, mon bonhomme, il y a des prêtres qui s’occupent de tes petits camarades. Nous en causerons ensemble, veux-tu ? En attendant, mets tout ton cœur à bien retenir ce que je vous explique, afin d’assister parfaitement à la Messe pour ton compte.
Le premier acte de Sacrifice Eucharistique est l’Offertoire. Il correspond au premier geste de Notre-Seigneur dans l’institution de l’Eucharistie, à la Cène. Souvenez-vous des paroles évangéliques : « Jésus prit du pain. » « Il prit ensuite le calice. »
Le prêtre va agir de même. Il accomplira tour à tour : l’oblation de l’hostie, l’oblation du calice.
Je pense que tout le monde sait le sens du mot oblation ?
— Toujours pas moi, fait Nono tristement.
— Si, je suis sûr que tu l’as deviné : Oblation veut dire offrande.
Suivez bien par la pensée les gestes du prêtre. Quels sont-ils, Colette ?
— Il ôte le voile du calice, prend la patène sur laquelle repose l’hostie toute blanche. Puis il l’élève vers le Ciel pour l’offrir au Bon Dieu.
— C’est très exact ; seulement remarquez bien qu’il ne l’offre pas uniquement pour lui-même, mais pour tous les assistants, pour tous les fidèles, pour les vivants et pour les morts. Alors vous, qui êtes-là, que devez-vous faire ?
— Offrir avec le prêtre, tiens, dit Colette ardemment.
— Bien. Nous y reviendrons. Tu sais la suite ?
— Voyons, Yvon, qui ne la sait pas ? Le prêtre va au côté gauche de l’autel, où le servant lui présente le vin et l’eau.
— Là, je t’arrête. Au vin qu’il verse dans le calice, il ajoute quelques gouttes d’eau. Pourquoi ?
Annie cette fois ne laisse pas passer l’occasion. Elle dit :
— Ces quelques gouttes représentent l’union des fidèles avec Jésus-Christ, leur chef. Toutes nos élèves pourraient te répondre sans se tromper. Elles savent tout cela.
— Oh ! fait petit Pierre, narquois, saluons les professeurs !
Sans relever l’impertinence, Yvon reprend :
— Mais ce que tu ne leur as pas dit, c’est l’oraison magnifique que prononce alors l’officiant. Il prie Dieu de nous donner part à la divinité de Celui qui a daigné se revêtir de notre humanité.
Parce que Jésus s’est fait homme pour nous sauver, parce qu’il a voulu ainsi faire de nous ses frères, les enfants de Dieu son Père, Il nous donne le droit de participer (avoir une part) à sa divinité. Dites, mes enfants, peut-on rien rêver de plus beau ? Et on n’en profite pas !
— Tu vas nous obliger à dire que nous sommes des idiots, conclut Colette.
— Non, mais de pauvres gens, qui ne savons rien des richesses surnaturelles, inouïes, que Dieu nous offre.
— Maintenant, le prêtre s’arrête au milieu de l’autel ; il élève le calice comme il a élevé l’hostie, en disant : « Nous vous offrons ce calice du salut comme un parfum d’agréable odeur. » Il accomplit ainsi la seconde oblation, celle du calice. Il y en a une troisième. Qui me la dira ?
Motus. Personne ne répond.
— Je m’y attendais ! Annie, Colette, comment ! vous n’avez pas remarqué que l’attitude du prêtre change ? Il n’élève plus les yeux et les mains vers le Ciel. Il s’incline, il s’humilie. Et ce n’est pas sans raison, car il s’agit cette fois de l’oblation des fidèles.
— Des fidèles ? répond Colette ; il y a une oblation des fidèles ? Mais je n’ai jamais su cela.
— À ton âge ! C’est impardonnable. Voyons, réfléchissez, tous que vous êtes.
Nous venons de rappeler que Jésus avait fait de nous ses frères, les enfants de Dieu son Père. Or Jésus s’offre pour nous, pour nos péchés, pour notre salut. Allons-nous le laisser s’offrir tout seul ?
— Ah ! non alors ! déclare soudain Colette, empruntant dans son empressement le langage de ses frères.
— Eh bien ! tout est là. Seulement, en nous offrant avec Jésus, il faut penser que nous sommes pécheurs. C’est pourquoi le prêtre dit, en notre nom à tous : « Nous nous présentons devant vous, Seigneur, en esprit d’humilité et avec un cœur contrit. »
— Mais, reprend Colette, alors pendant que le prêtre dit ça, chacun de nous doit en même temps essayer de s’offrir vraiment.
— Bien sûr ! Et c’est tellement simple ! Il n’est pas besoin de grandes paroles pour dire au Bon Dieu que nous lui offrons notre cœur pour l’aimer, notre volonté pour faire ce qu’il veut. Ce n’est pas difficile non plus d’offrir la journée qui commence, ce que nous désirons, ce qui nous coûte. Il faut tout apporter au Bon Dieu, même nos défauts, pour qu’il nous aide à les corriger. Et alors quelles grâces Il donne ! C’est comme si on mettait son cœur sur la patène à côté de l’hostie pour que Jésus nous transforme.
— Que veux-tu, on ne pense jamais à tout cela, mon pauvre Yvon, déclare Annie avec un soupir.
— Il y aurait bien un moyen d’y songer.
— Dis-le donc.
— C’est bien simple. Au moment où vous arrivez à l’église, demandez-vous chaque matin où vous venez, et pourquoi vous y venez.
En une seconde, vous vous rappellerez que vous allez assister au Sacrifice de la Messe. Instinctivement alors vous vous recueillerez un peu, au lieu de faire comme ces étourdis qui bavardent encore en ouvrant la porte de l’église.
— Oh ! dit Annie, tu me rappelles les petits pois de Marianick.
— Les petits pois ! Que veux-tu dire ?
— Tu ne connais pas l’antique légende que Marianick raconte si drôlement ? Il était une fois une brave femme qui entendait obtenir du Ciel une faveur quelconque. Le meilleur moyen, se dit-elle, c’est d’aller à la Messe trente jours de suite. Donc chaque matin elle trotte vers l’église, non sans rencontrer en chemin quelques commères, qui l’attardent un peu. Au retour, pour bien assurer le compte de son trentain, elle met un petit pois dans une boîte. Le trentième jour, triomphante, elle veut compter ses petits pois. Hélas ! hélas ! la boîte en contenait tout juste deux.
Déconfite et bouleversée, la petite vieille prend à toutes jambes le chemin de la cure pour conter à son recteur ce tour du diable, évidemment. Mais, à sa grande surprise, le recteur ne semble pas convaincu de la méchanceté du malin.
— Ma bonne, dit-il à sa paroissienne, que faisiez-vous à l’église pendant la Messe ?
— Ben… pas grand’chose.
— Priiez-vous bien ?
— Ben … pas très bien. Pour tout dire, monsieur le Recteur, les deux premiers jours, j’ai fait de mon mieux. Ceux d’après, dame, c’était un peu long, recommencer comme ça la même chose… alors, ben… je causais en venant, alors après, je pensais comme ça aux uns, aux autres… à la Francine et au Mathurin. C’est pas dire que je priais bien.
— Alors, ma fille, ne vous en prenez point au diable, mais à vous-même. Le bon Dieu a compté le temps de vos prières et le temps de vos amusements : vingt-huit sur trente, restent deux.
Au milieu de la gaieté générale provoquée par l’anecdote, Colette conclut :
— Elle n’est pas rassurante, ton histoire. Tâchons de mériter des petits pois, nous autres…
Puis, se tournant vers son cousin :
— Allons Yvon, ferme la parenthèse. Où en étions-nous ?
C’est André qui répond :
— À l’Offertoire, et je voudrais savoir, monsieur l’abbé, pourquoi, à la grand’messe, on encense le pain et le vin.
— Comme appartenant à Dieu, à qui seul convient l’adoration et la prière que l’encens symbolise.
De son côté, petit Pierre écoute attentivement. Il a de temps en temps un mot approbateur qui amuse fort les aînés.
— Tu es très calé, Yvon, je t’assure. Maintenant, on ne tournera plus la tête à la messe, parce qu’on comprend mieux. Mais, dis pourquoi le prêtre se lave les doigts.
— Parce que c’est une symbole de purification.
Pour approcher le Bon Dieu on n’est jamais assez pur, et l’Église cherche ainsi à nous le faire mieux saisir. Le psaume récité par le prêtre, alors que le servant de Messe lui verse un peu d’eau sur les doigts, commence par le mot Lavabo, d’où le nom de cette cérémonie.
Aussitôt après, le prêtre s’incline de nouveau au milieu de l’autel pour réciter cette admirable prière à la Sainte Trinité, qui est comme un « renouvellement de l’offrande du pain et du vin » en mémoire de la Passion, de la Résurrection et de l’Ascension de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et en l’honneur de la Bienheureuse Vierge Marie et des saints.
— Oh ! interrompt André, c’est alors que le prêtre se retourne pour l’Orate Fratres et qu’il faut répondre Suscipiat. Impossible d’y arriver sans bafouiller !
Nono s’impatiente :
— « Orate Frates, « Sus-y-piat » ! Parle français si tu veux qu’on sache pourquoi tu bafouilles.
Yvon, qui s’amuse au souvenir de ses propres malheurs, quand lui-même, tout petit, s’embrouillait à plaisir dans ses réponses, ne peut s’empêcher de rire.
— Attends, Nono, ne te fâche pas : j’explique.
Lorsque le prêtre a terminé l’invocation à la Sainte Trinité, il se retourne en effet pour dire aux assistants : Orate Fratres, « Priez, mes frères, que mon sacrifice, qui est aussi le vôtre, soit agréable à Dieu le Père Tout-Puissant. » Aussitôt, le servant de Messe répond au nom des fidèles : Suscipiat…etc., ce qui signifie : « Que le Seigneur reçoive favorablement ce sacrifice pour l’honneur et la gloire de son nom, pour notre utilité, et pour celle de toute la sainte Église. »
Or, en latin, tu ne te doutes guère des consonances de cette réponse. Elles font le désespoir des débutants, ils « sèchent » à tous les coups, essayent de se rattraper, n’y arrivent pas, et bredouillent consciencieusement. Mais, quand on est plus vieux, comme on pénètre l’enseignement que renferment ces quelques mots ! C’est la conséquence de ce que je vous expliquais tout à l’heure. Le prêtre nous dit en quelque sorte : N’oubliez pas que ce sacrifice est le vôtre, et nous répondons : que le Seigneur le reçoive pour notre utilité et celle de l’Église. C’est toujours la même pensée : Nous ne devons faire qu’un avec le prêtre.
Après l’Orate Fratres, vos paroissiens vous indiquent une prière qui termine l’Offertoire. On l’appelle la Secrète. Le prêtre la lit au milieu de l’autel.
Son origine est, croit-on, celle-ci : « Autrefois les fidèles venaient offrir le pain et le vin, matière du sacrifice, et ils joignaient des aumônes pour les pauvres et le clergé. Le prêtre prononçait en leur nom une prière, la Secrète. Elle exprime d’ordinaire cette idée touchante qu’il se fait entre Dieu et les fidèles une sorte d’échange, un divin commerce : le fidèle apporte ses présents ; il demande à Dieu en échange les dons surnaturels. Cette demande varie à l’infinie : et on en comprend l’importance. » [1]
— Moi, dit Annie, que cette conversation a décidément beaucoup impressionnée, savez-vous ce que je conclus de tout cela ? C’est qu’il va falloir « bûcher » ferme, à la rentrée, les cours d’instruction religieuse et de liturgie.
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- [1] Dom Cabrol↩
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