∼∼ IV ∼∼
Colette est restée sans regret à bord. Bernadette et Marianick sont demeurées sur le pont, bien à l’ombre, en train d’essayer un nouveau point de tricot très compliqué.
Petit Pierre évolue autour d’elles en faisant fonctionner, à grand effort de tapage, un modèle réduit de conduite intérieure. Il est si occupé, que l’attention des travailleuses se concentre de plus en plus sur le fameux tricot. Pierrot s’en rend compte. Il est affreusement taquin. S’il faisait une belle peur à tout le monde en se cachant derrière ce gros tas de cordages ? Que ce serait donc amusant de voir la calme Bernadette se démener un peu ! Et monsieur Pierre surveille les alentours. Presque tout le monde est descendu. Le vieux monsieur qui fume son cigare, là, à côté, ne le regarde pas, ni la dame anglaise qui lit son journal à travers ses lunettes dorées ; donc, c’est le moment.
Il faut passer tout contre le fauteuil de Bernadette, mais Pierrot l’entend compter ses points. C’est rassurant. Un petit détour. Ça y est.
Comme un chat, l’enfant se tapit derrière le tas de cordages, l’œil au guet à travers de petits espaces libres, et attend l’effet produit.
Une ou deux minutes se passent, puis Marianick se redresse. Son regard cherche Pierrot. Elle l’appelle. Pas de réponse.
— Ma Doué ! où est le petit ? Colette, tu jouais avec lui ?
Mais Colette, comme sa sœur aînée, n’a rien vu ; tout de suite c’est l’inquiétude qui envahit les tricoteuses. Bernadette court aux cabines, se demandant si le petit imprudent n’a pas essayé d’y descendre. Marianick, en cherchant l’enfant, répète invocations sur invocations à la bonne Mère Sainte Anne, se reprochant amèrement d’avoir quitté des yeux le petit.
Lui, du fond de son observatoire, s’amuse prodigieusement. Mais papa, alerté, gagne le pont en quelques enjambées. Comme le capitaine y monte aussi et s’étonne de sa précipitation, il le met au courant.
C’est un charmant officier, ce capitaine. Il est grand, étonnamment mince dans sa vareuse sanglée, et ses yeux ont vite fait de fouiller son navire, dont il connaît les moindres recoins. A peine sur le pont, une lueur amusée passe dans son regard. Il va droit aux cordages, plonge le bras derrière et en extrait Pierrot, solidement suspendu par le fond de la culotte. Hélas ! des mains du capitaine, le fond de culotte passe dans celles de papa, qui y applique de maîtresses claques.
Il est à croire que Pierrot déchante, et pour longtemps, du plaisir d’inquiéter sa famille ; mais l’incident fait sourire l’officier et le retient auprès du groupe familial, si malicieusement alerté. On cause.
— J’ai fait ce voyage en pèlerin avant de l’accomplir tant de fois depuis, comme marin. J’en connais, je crois, tous les détails.
Il vous faudrait descendre à Chypre, monsieur, puis à Rhodes. Ce sont là des sites incomparables, et tellement intéressants par ce que nous savons des séjours qu’y fit saint Paul !
— Oui. Je voudrais justement que mes enfants profitent de ce voyage pour situer les débuts de l’Histoire de l’Église. Aucune étude en effet ne vaudra sur ce point notre croisière.
Colette ne quitte pas des yeux le commandant, tant elle met d’attention à l’écouter. Il s’en aperçoit. Charmé par cette petite fille si simple, il se penche vers elle :
— Tenez, mademoiselle, regardez cette jolie petite carte. Quand nous arriverons à Salamine, il faudra penser à saint Paul. Il y a converti le proconsul romain Sergius Paulus.
Colette est intimidée, mais ce grand officier a l’air si bon !
— S’il vous plaît, monsieur, un proconsul, qu’est-ce que c’était ?
— Un représentant de l’empereur romain, gouvernant en son nom.
Savez-vous que ça n’a pas été facile de le convertir. Il y avait là un magicien, nommé Élymas, qui faisait l’impossible pour détruire l’influence de saint Paul. Alors l’apôtre dit à Élymas : « Tu es un fils de Satan. Voici que la main de Dieu va s’appesantir sur toi ; aveugle, tu ne verras plus, pour un temps, la lumière du soleil.
— Oh ! monsieur. Et c’est arrivé ? Il n’a plus rien vu ?
— Comme saint Paul l’avait dit. Devant ce miracle et cette punition, Sergius a compris la puissance de Dieu et s’est converti.
Colette est tout à fait en confiance. Elle pose le doigt sur la carte et demande :
— Cette autre petite île, c’est Rhodes ?
— Tout juste, mademoiselle ; mais je doute que vous connaissiez l’origine de son nom. Il y vient des roses merveilleuses et des fleurs de grenadiers magnifiques qui s’appellent en grec rhodon et rhodion. Comprenez-vous ?
— Je dirai cela ce soir à Jean. Il prétend qu’il est fort en grec, on le verra bien.
Et Colette s’envole légère vers maman qui lui fait signe…
Marianick aussi s’est fait des amis à bord. N’a-t-elle pas découvert que le matelot qui astique si admirablement chaque matin le bastingage est un « pays ». Parfaitement, il est natif d’Arradon. Alors on cause en breton, quand on se rencontre, et cela fait oublier que l’on vogue loin de Belle-Isle ou de Quiberon.
Mais quand les enfants sont là, ils réclament et veulent comprendre, et l’on entend des conversations comme celle-ci :
— Dites, Alain Tréganof, où c’est‑y qu’on va s’arrêter tout à l’heure ?
— A Pathmos. On y fait escale à tous les coups.
— C’est pourtant un nom qui ne me dit rien.
— A fallu que monsieur l’aumônier me raconte l’affaire, pour que j’en sache plus long que vous. Lisez-vous pas tous les dimanches, à la fin de la grand’messe, l’évangile de saint Jean ?
— Quel rapport que ça peut avoir avec l’île de Pathmos ?
— Las ! Plus que vous ne pensez. Saint Jean, m’est avis, était un grand apôtre qu’a écrit un évangile.
— Tu sais ça, Marianick, affirme Colette qui assiste au dialogue. Tu m’as fait répéter vingt fois ma leçon, quand, au catéchisme, monsieur l’abbé voulait qu’on sache les noms des quatre évangélistes, saint Matthieu, saint Marc, saint Luc et saint Jean.
— Elle est savante la petite demoiselle, continue Alain sans se troubler. Pour l’avoir prêché, son évangile, saint Jean a été mis par les païens dans une chaudière d’huile bouillante.
— Mais par miracle il n’en est pas mort, interrompt Colette.
— C’est comme vous le dites. Il n’en est pas mort.
Alors on l’a exilé dans cette île de Pathmos où il a eu de vraies visions du Paradis.
Marianick écoute, les mains jointes sur ses genoux, ce qui est pour elle le signe d’une attention fervente.
Jean, bien installé au fond de son rocking-chair, vient de lâcher son livre pour écouter aussi.
— Le matelot dit très vrai, Colette, c’est à Pathmos que saint Jean écrivit l’Apocalypse, qui n’est autre que le récit de ses visions. Le tout dépeint, évidemment sous une forme très mystérieuse, ce que Dieu fit pressentir à saint Jean, concernant les événements futurs de la vie de l’Église à travers les siècles, et les joies éternelles du Ciel.
De Pathmos, saint Jean retourna à Éphèse, là où, après la résurrection, il semble bien qu’il s’était installé avec la Sainte Vierge.
— Ça, pour une fois, dit Marianick, je voudrais descendre à Éphèse, puisque tu dis que la Vierge Marie a vécu là. Le savez-vous, Alain Tréganof, si on peut s’arrêter à Éphèse ?
— Pour sûr que oui. Un jour, j’ai demandé une permission au commandant pour y aller avec des pèlerins.
— Il a dit oui ?
— Des choses comme ça, le commandant les refuse jamais. A moins, ça va sans le dire, de travail nécessaire à bord.
— Alors ! qu’avez-vous vu à Éphèse ? La maison de la Sainte Vierge existe-t-elle encore ?
— Les missionnaires font voir, sur une hauteur qu’on appelle d’un joli nom : le Mont du Rossignol, à un kilomètre à peu près des ruines de la ville, un petit monument. Beaucoup croient, sans être sûrs de l’affaire, que c’est là que la Bonne Mère a vécu avec saint Jean et qu’elle est morte.
Marianick renchérit :
— Après tout, Alain, je ne demanderai point à descendre à la ville. De vieilles maisons, ça ne vaut pas ce que je regarde quelquefois les yeux fermés : alors je vois la joie des Anges, quand leur Reine est arrivée là-haut, avec son corps et son âme, dans la lumière du Paradis. Et son Fils, qui l’a couronnée ! Et puis son bonheur à Elle, la servante du Seigneur, quand elle est devenue la Reine du Paradis !
Pensez-vous, Alain, de tout cela on ne peut pas dire grand’chose, parce que c’est trop grand et c’est trop beau, et puis ça ne finira jamais !
Et Marianick, sous ses paupières baissées, semble vraiment contempler ce qu’elle croit de toute sa Foi.
Alain écoute silencieux, le regard perdu là-bas vers l’horizon, ne trouvant pas un mot pour répondre. Mais Colette n’est pas Bretonne ; elle n’aime pas les longs silences et veut des précisions. Elle les demande à son frère.
Jean a « bouquiné » ferme, depuis qu’il connaît les scouts et leur aumônier ; il s’est fait expliquer un tas de choses, car il a peur des questions du capitaine, aussi renseigne-t-il sa petite sœur avec une conscience très nette de sa supériorité.
— En résumé, vois-tu, la ville d’Éphèse fut évangélisée par saint Paul, mais surtout par saint Jean, avant et après son emprisonnement à Rome et son exil à Pathmos.
Toute la tradition fait croire que la Sainte Vierge l’y suivit, puisque l’Évangile dit que saint Jean la recueillit comme un fils, après la mort de Jésus. Tu sais que Marie vécut jusqu’à environ 60 ou 70 ans, et que les Apôtres, dit-on, réunis après sa mort, ouvrirent son tombeau pour la revoir encore. Il était vide.
— Oui, oui, elle avait été enlevée au ciel, avec son corps, pour en devenir la Reine, comme dit Marianick, et c’est ce que nous fêtons le jour de l’Assomption.
— Tu y es.
Saint Jean vécut, lui, près de 100 ans ou plus. Il passa ses dernières années à écrire son Évangile et à répéter aux nouveaux chrétiens : « Mes petits enfants, aimez-vous les uns les autres. »
Alain, qui s’est remis à frotter ses cuivres d’un mouvement rythmé et lent, murmure entre ses dents : « Ça, c’est un joli mot. »
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