Les nattes couleur de lune

Auteur : Dardennes, Rose | Ouvrage : Et maintenant une histoire II .

Temps de lec­ture : 9 minutes

Renée s’en­gouffre dans le cou­loir sor­dide, et d’un solide coup de talon claque la porte au nez de toute cette joie de la rue pleine de gens pres­sés, riant de por­ter du bon­heur en paquets roses et bleus, qu’ils accro­che­ront tout à l’heure à un sapin fleu­ri de lumière et d’argent.

Récit pour Noël - Illuminations de Noël et des enfantsCar toute l’al­lé­gresse de est dans la rue, dans les vitrines, sur les visages et dans les cœurs ; on la devine der­rière chaque fenêtre blan­chie ; on l’a­per­çoit par chaque porte qui s’en­trouvre sur des pavés ruti­lants ou des bras­sées de houx et de gui, on la lit dans les yeux des parents qui se fau­filent mys­té­rieu­se­ment au sous-sol avec des paquets plein les bras ; elle éclate dans la démarche même des enfants qui semblent cou­rir au-devant de la jubi­la­tion… Elle est par­tout, oui, par­tout, excep­té dans son cœur à elle et dans cette pièce toute grise où elle va retrou­ver une pauvre femme – sa mère – qui tousse à n’en plus finir…

« Il n’y a que pour moi que ce n’est pas Noël !… » mur­mure-t-elle avec une atroce amer­tume qui tire ses lèvres minces et noir­cit le regard de jais dans son visage terne et mal venu.

Elle s’est tas­sée sur l’es­ca­lier, mor­dillant ses ongles tour à tour et res­sas­sant cette détresse depuis des mois enli­sée au fond de son cœur, et qui déborde tout d’un coup, à l’heure même où tant d’autres cœurs s’ouvrent, larges, au bon­heur… Elle ne pleure pas : elle rage. Elle rage de n’être point riche comme ceux qu’elle vient de ren­con­trer, de n’a­voir pas comme les autres un père qui gagne des sous pour ache­ter les bottes et les four­rures dans les­quelles on nargue joyeu­se­ment la neige. Elle rage parce que ce sera Noël cette nuit pour toutes les autres et pas pour elle…

Car Noël, en sa pen­sée, c’est le luxe et les sous, la dinde, le réveillon, le sapin ruti­lant et les sou­liers dans la che­mi­née, débor­dants de jouets et de bon­bons… Or, tout cela, c’est vrai, n’est point pour elle cette année, puisque son père est mort, et sa mère, souf­fre­teuse, sans tra­vail depuis six mois ; l’al­lo­ca­tion suf­fit tout juste à payer le terme, le gaz, le pain, les légumes, et quel­que­fois un tout petit bout de viande dure… Tout le reste : les oranges ; les bon­bons, les pâtis­se­ries et les beaux tabliers, les indé­fri­sables, les jolis boni­chons de laine aux cou­leurs vives et les chaudes soc­quettes, elle le regarde de loin, avec un pin­ce­ment au cœur. Noël aus­si, elle le regar­de­ra de loin : elle n’au­ra même pas cette petite trousse, qu’elle guigne depuis trois semaines à l’é­ta­lage de l’U­ni­prix, pour rem­pla­cer le vieux plu­mier de bois démo­dé que les autres détaillent avec commisération…

Histoire pour les mômes - Petite fille pauvre triste à noel« Non ! ce n’est pas Noël pour moi ! » gronde-t-elle une seconde fois en se rele­vant, cachant sous un haus­se­ment d’é­paules fron­deur la pro­fonde tris­tesse de son pauvre petit cœur d’enfant.

Elle fonce dans la pièce, jette son capu­chon sur une chaise et s’af­fale sur l’autre, mar­mon­nant à peine une espèce de bon­jour qui tient du gro­gne­ment et fait venir une larme dans les yeux tristes de sa .

Sacrifice pour Noël - Bénézet Bernard - Femme aux nattesUne pauvre maman, en véri­té : éma­ciée, toute blanche, trop lasse, dirait-on, pour por­ter sur son frêle cou une tête appe­san­tie de deux mer­veilleuses nattes pâles en cou­ronne. Mais Renée la voit à peine, tout occu­pée, ce soir, de sa ran­cœur et de sa misère…

Tou­te­fois, s’il arrive que les filles ne regardent point leur mère, il advient rare­ment que les mères ne regardent point leurs filles. Et celle-ci, voyant la sienne, si sombre, a tout de suite devi­né : c’est Noël, n’est-ce pas ?… Noël pour toutes les autres…

« Renée, veux-tu me don­ner mon man­teau, mon écharpe grise ?… J’ai une course à faire. »

Toute pâle, la jeune femme se lève, et sa tête ploie sous la royale che­ve­lure qui fait son charme unique… L’en­fant, un ins­tant, est émue de cette fragilité :

« Tu n’au­ras pas froid, Maman ?

– Non, ma ché­rie : je me sens bien… Je ne serai pas long­temps absente. »

* * *

Elle a mis une heure, à peine. Et la voi­ci, plus pâle, peut-être, dans l’é­charpe sombre qu’elle a ser­rée sur sa tête avec une épingle de sûre­té. Mais elle sou­rit et porte de la joie :

« Renée, Renée, nous fête­rons Noël comme les autres !… Allume la lampe et le feu, ma petite fille, et vois, vois ce que j’ai trou­vé pour toi… »

Comme toutes les mamans de la terre en ce soir béni, qui mettent à la mesure des petits le grand bon­heur appor­té au monde par l’En­fant-Dieu, elle tend à sa fille un paquet rose et un car­ton blanc.

« Prends, prends, Renée : c’est Noël, vois-tu… »

Le car­ton blanc vient tout droit de chez le pâtis­sier et les doigts qui ont défait âpre­ment le paquet rose tremblent sou­dain sur une trousse d’é­co­lière – non pas l’humble trousse de l’U­ni­prix, mais une magni­fique, avec douze crayons de cou­leur, un com­pas et un sty­lo à bille… Une trousse plus belle que celle de Jac­que­line, la fille du boucher…

Une vague de plai­sir sai­sit l’en­fant et la fait dan­ser, dan­ser, comme une chèvre folle autour de la table, jus­qu’à n’en pou­voir plus et s’ef­fon­drer sur un tabou­ret, à bout de souffle et de gri­se­rie, cou­lant dou­ce­ment dans cette autre joie plus pro­fonde que l’on écoute en silence, les yeux clos et les deux mains posées… Mais voi­ci qu’en ce silence bien­tôt naît une ques­tion insi­dieuse, trou­blante, bien­tôt impé­rieuse : où donc Maman a‑t-elle trou­vé de l’argent pour ache­ter ces tré­sors ?… Renée a beau se dire que Noël est un jour unique où les anges voyagent, invi­sibles, par toute la terre, pour accom­plir des mer­veilles que les hommes ne savent point faire, elle a vécu trop près de la dure réa­li­té, la pau­vrette, pour croire que les choses tombent du ciel sans que per­sonne règle la fac­ture… Et qui donc a payé cette trousse et les choux à la crème que sa mère dis­pose allè­gre­ment sur la belle assiette à fleurs, entre deux brins de gui qui com­plètent la Fête ?… Son regard erre autour de ces humbles richesses, en quête de leur secret. Et son cœur, sou­dain, s’ar­rête sous un choc à l’ins­tant où ses yeux de jais s’ouvrent et se fixent, béants, à cette écharpe que la jeune femme n’ôte point…

Maman et fille pour NoëlLe secret de son Noël ?… Ah ! elle tremble main­te­nant de le devi­ner et brûle d’en être sûre et d’ar­ra­cher ce fichu qui le cache !… Elle bon­dit et s’ac­croche à sa mère ; elle n’ose pas, non, dégra­fer cette épingle qui tient l’é­charpe close sur un mys­tère ; mais elle glisse, dou­ce­ment, dou­ce­ment, ses deux mains par-des­sous, en quête des nattes cou­leur de lune…

Mais les nattes n’y sont plus, et l’en­fant devine : pour lui ache­ter un Noël, sa mère a ven­du, – oui, ven­du ! – ses che­veux et sa beauté…

« Maman… Maman… Tu as fait ça pour moi !!!… »

Elle ne trouve pas d’autres mots. Et que feraient des mots devant ce don-là ?… Elle est aimée, aimée plus que tout, aimée jus­qu’au par cette mère qui la serre sur son cœur en pleu­rant de joie !

« Maman !… »

Il n’est que ce mot-là qui soit assez grand pour mesu­rer tant d’a­mour qui l’enveloppe.

…Tant d’a­mour aus­si qui sourd de son cœur à elle, et monte, monte, jus­qu’à se nouer en deux bras au cou de cette mère qui, pour elle, n’é­par­gna pas même sa beauté…

« Maman ! Maman ! Tu m’aimes et je t’aime !… Jamais, non jamais je n’ai connu Noël si beau !… »

Les sapins, la musique et la fête que l’on fait avec des sous, ah ! que c’est loin main­te­nant, et peu de chose auprès de cette autre fête que goûtent la mère et la fille enla­cées, dans une masure sou­dain lumi­neuse et chaude d’un grand feu de ten­dresse !… Les anges qui passent, sans que per­sonne les entende frô­ler la nuit, s’ar­rêtent et s’in­clinent bien bas devant cet amour-là. Car Noël, en véri­té, c’est la fête unique de la lumière et de l’a­mour appor­tés au pauvre monde par un tout Petit Enfant…

Rose Dar­dennes.

Histoire de Noël pour les enfants - Piero di Cosimo - Nativité et Saint Jean-Baptiste enfant

2 Commentaires

  1. PINCEMAILLE a dit :

    BIEN BEAU CONTE QUI RÉCHAUFFE LE COEUR EN CES TEMPS DE TRISTESSE.
    Le début rap­pelle un peu « La Petite Mar­chande d’Al­lu­mettes » d’An­der­sen, avec, cette fois-ci, une fin heureuse.

    JOYEUX ET SAINT NOËL Á TOUS.

    17 Décembre 2012
    Répondre
    • Le Raconteur a dit :

      Je n’a­vais pas pen­sé à « La Petite Mar­chande d’Allumettes » d’Andersen, car le cadre est beau­coup plus moderne. Mais vous avez par­fai­te­ment rai­son, l’am­biance du début est assez similaire.
      Et le dénoue­ment est très chré­tien : amour, sacri­fice, bon­heur. On est loin de la cari­ca­ture qui vou­drait que le sens du sacri­fice chré­tien est doloriste. 

      Bon et saint Noël à vous, ain­si qu’à tous les lecteurs

      Le racon­teur

      18 Décembre 2012
      Répondre

Répondre à Le Raconteur Annuler la réponse

Votre adresse courriel ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire le pourriel. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.