∼∼ XXVI ∼∼
Dans le compartiment, en gare de Paray, un prêtre est monté. Vêtu de la redingote courte, le col romain dépassant le col noir, il est aisé de reconnaître en lui un voyageur d’outre-mer ; cependant il parle correctement le français. Bernard a tôt fait de trouver l’occasion de lui rendre un léger service, de lui dire quelques mots, et d’apprendre que ce jeune prêtre est Canadien.
Bientôt c’est une conversation générale et des plus mouvementées ; les garçons posent questions sur questions sur le Canada, auxquelles répond très aimablement leur interlocuteur.
Il explique : Vous le savez, l’Amérique a été découverte en 1492 par Christophe Colomb, mais ce sont des pêcheurs bretons et normands qui touchent les terres du nord et viennent à Rouen, en 1520, vendre leurs pêches « faites ès-parties de la terre Neuve »…
Bientôt François Ier enverra Jacques Cartier au Canada. L’héroïque marin fera trois voyages ; il laisse là-bas une Croix, dressée près du fortin où il a passé l’hiver. La France ne prend possession d’une terre que pour la donner à Dieu.
— Et puis, Père ?
— Et puis, Samuel Champlain débarque à son tour, en 1603. Il est émerveillé par le fleuve Saint-Laurent, et il écrit : « Faire fleurir les lis de France, le long du grand fleuve, et y porter en même temps la bonne nouvelle de l’Évangile, c’est mon rêve. »
Il le réalisa dans toute la mesure du possible, car il parvint à mener de front exploration, conquête et colonisation.
Des Franciscains, des Carmélites et bien d’autres religieux et religieuses avaient aussi passé l’Atlantique, pour le salut des Canadiens. Cependant les Jésuites semblent plus particulièrement destinés à cette conquête apostolique, que leur a confiée le roi Henri IV. Quand, après de rudes vicissitudes, ils reviennent et s’engagent en 1626, avec le Père de Brébeuf, dans le pays des Hurons, Champlain écrit à ceux-ci : « Ce sont nos pères, nous les aimons plus que nos enfants et plus que nous-mêmes… Ils ne recherchent ni vos terres ni vos fourrures. Ils veulent vous enseigner le chemin qui conduit au Maître de la Vie. Voilà pourquoi ils ont quitté leur pays, leurs biens et leurs familles. »
— Quel a été l’accueil des Hurons, Père ?
— Meilleur que celui des Iroquois, dont l’atroce cruauté a fait tant de martyrs. Le Père Jean de Brébeuf et ses compagnons pénétraient inlassablement de tribu en tribu. Ils décrivaient ainsi leurs menus : « On mélangeait ordinairement les intestins de petits poissons à notre farine de blé d’Inde, pour l’assaisonner. »
— Quelle horreur ! En voilà un piment ! s’écrient les garçons.
— Écoutez encore.
— « Dedans leurs cabanes (celles des sauvages) vous y trouverez l’image de l’enfer en miniature, ne voyant ordinairement pas autre chose que du feu, de la fumée et de chaque costé des corps noirs et à demi rôtis, entassés pêle-mêle avec les chiens, qu’ils considèrent comme aussi chers que les enfants de la maison, etc… »
— Mais, Père, c’est épouvantable !
— Attendez. Les Iroquois sont partagés entre l’admiration et la haine pour ces étrangers qui pénètrent chez eux. La haine domine bientôt et les missionnaires vont être martyrisés. Attaché au poteau, le Père de Brébeuf ne cesse de prêcher « tandis qu’on le pique avec des alènes rougies au feu, qu’on le brûle avec des charbons embrasés, qu’on lui met au cou un collier de haches ardentes…
« Le martyre du Père Lallemant brûlé vif dure vingt heures,… celui du Père Jogues… »
— Oh ! Père, assez ! proteste Jean indigné. C’est trop horrible.
— Oui, mon petit, c’est horrible, mais c’est aussi splendide. De pareils sacrifices sont toujours féconds.
Déjà les Indiens se convertissaient. Une de leurs jeunes filles reproduisait si bien l’idéal de la vierge chrétienne, qu’on l’a nommée « le lys des Iroquois ». Car des éducatrices françaises tentaient aussi d’instruire les petites filles de la Nouvelle-France.
— Çà y est ! chuchote Colette, qui s’est glissée derrière son frère. Tu vas voir… Si les femmes s’en mêlent, tout le monde va se convertir !
Mais Jean dédaigne l’interruption. Il écoute trop attentivement.
Le prêtre, d’ailleurs, poursuit : Mme de La Peltrie, riche veuve de Normandie, était venue fonder à Québec le couvent des Ursulines, que gouverna avec une belle sainteté une autre veuve, devenue religieuse : la vénérable Marie de l’Incarnation. Vous diriez aujourd’hui en France, je crois, dans votre langage très moderne : Quel cran ! Car cette Ursuline écrivait à son fils des choses comme celles-ci : « N’ayez point d’inquiétude à mon égard, je ne dis pas pour le martyre, car votre affection pour moi vous porte à me le désirer… » Elle ajoutait que toute autre épreuve ne l’inquiétait pas davantage, et que rien de ce qu’elle entendait dire à ce sujet ne pouvait « lui abattre le cœur ».
Vous devinez l’influence que pouvaient avoir de pareils caractères.
C’est grâce aux soins de Mme de La Peltrie et aux leçons de la Mère Marie de l’Incarnation et de ses compagnes que se formèrent, dans les premiers temps de la colonie, ces familles patriarcales dont le type s’est conservé jusqu’à nos jours.
— Quand je te le disais ! souffle Colette.
— Écoute donc, riposte Jean agacé. Puis, se tournant vers le narrateur : Quelles sont encore les autres belles figures canadiennes, Père ?
— Monseigneur de Montmorency-Laval, le grand et saint évêque de Québec. La sagesse de son administration, sa piété personnelle transformèrent son immense diocèse. Québec, capitale de la Nouvelle-France, devenait un admirable foyer de vie chrétienne.
— Mais les Anglais ont tout pris, après le désastreux traité qui termine la guerre de Sept ans, dit Bernard, rageur.
— Tout, excepté la Foi et l’honneur. C’est l’héritage que nous ont laissé les missionnaires et les officiers de France. Vous savez tous comment le marquis de Montcalm a défendu Québec contre les Anglais. Magnifique dans l’action, couvert de cicatrices, Montcalm vainqueur écrit modestement : « La victoire est due à la valeur incroyable des officiers et des soldats. »
Vaincu, sachant qu’il va mourir, il dit : « Tant mieux, je ne verrai pas les Anglais entrer dans Québec, » et au commandant du Royal-Roussillon qui lui demande ses derniers ordres : « Des ordres… je n’en ai plus à vous donner,— j’ai trop à faire en ce moment,— je vous recommande seulement l’honneur de la France. »
Étonnez-vous après cela que, malgré la large liberté que nous laissent les Anglais, nous soyons restés là-bas catholiques et français dans l’âme et pour toujours… Car le clergé a réussi, grâce à sa ténacité, à conserver la Foi religieuse et les traditions particulières de la race canadienne française. Les Sulpiciens, en particulier, ont admirablement lutté. Presque toutes les écoles de la Province de Québec sont encore actuellement confiées aux congrégations religieuses et le Canada est devenu une pépinière de missionnaires à l’étranger.
Mais voici la gare de Saincaize. En hâte, serrant la main de ses amis d’une heure, le prêtre canadien saute sur le quai. Il va à Nevers, prier sur le tombeau de sainte Bernadette.
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