Chapitre IX
Cette fois encore, les vacances se sont envolées en tourbillon, comme les feuilles mortes dans le jardin, et Colette peine solitaire sur une composition française, tandis que petit Pierre, les yeux très rouges, entre à la cuisine.
— Qu’as-tu, mon petit fieu ? réclame immédiatement Marianick.
— Rien.
— Avec ces yeux-là ?
— Qu’est-ce qui s‑ont mes yeux ?
— Des larmes, tiens ! Les voilà encore qui coulent.
— Je peux pas te dire. Je suis très, très content, c’est drôle, je pleure ; et puis j’ai un peu de peine, et je pleure aussi.
— Ça se voit, ces choses-là, mon petit gars, conclut Marianick d’un air entendu. Conte-moi ça un peu.
— C’est que maman vient de me dire que je ferais ma première communion le jour où Yvon dirait sa messe ici,… et ça chante dans mon cœur. Seulement maman a ajouté que j’étais paresseux, étourdi, taquin et « qui » faudrait changer tout ça. Je pourrai jamais !
Et les larmes deviennent un ruisseau.
— Tout seul, pour sûr que tu ne pourras pas, mais pense un peu, pour t’aider y a le Bon Dieu qui n’attend que ça, et puis tes deux mamans, celle d’ici et celle du Ciel, la bonne Vierge : et puis comme qui dirait tes deux grand’mères, la bonne mère sainte Anne et puis moi, Marianick.
Et la conversation continue un moment sur ce ton, si bien que la joie déborde définitivement dans le cœur de petit Pierre.
Colette, au contraire, la plume en l’air et les yeux dans le vague, songe à toute autre chose qu’à son devoir de style. Pour une fois dans sa vie, elle se sent triste. L’hiver est long, tout de même, seule à la campagne, avec un petit frère de six ans.
Mais Colette a compté sans maman, et les mamans, ça devine tout. Une main se pose tout doucement sur l’épaule de la petite rêveuse, qui réagit brusquement.
— Oh ! maman, vous m’avez fait peur !
— Dis plutôt que j’ai interrompu un voyage en pays imaginaire, et sombre, si je ne me trompe.
— Je suis une sotte, dit Colette avec un sourire, qui semble bien un peu forcé.
— Non, tu t’ennuies loin des autres, tout simplement, et je reconnais que le manque d’émulation, en particulier, rend ton travail très monotone. J’y ai pensé, mon petit. Je compte sur ton joyeux courage pour chasser les papillons noirs et songer à tout ce que tu possèdes, au lieu de rêver à ce qui te manque.
Mais je veux t’aider. Reprenons ensemble un peu de cette liturgie que tu aimes. Cours chercher ta boîte à ouvrage et mes grands ciseaux.
— Ma boîte à ouvrage ! Vos grands ciseaux ! Pour la liturgie !
— Va toujours, tu comprendras tout à l’heure.
Colette part comme une balle, tandis que sa mère sort d’un tiroir une petite pièce de toile très fine et l’étale avec soin sur la table.
Quand Colette rentre au bureau, tout essoufflée d’avoir monté et descendu quatre à quatre l’escalier, elle s’écrie :
— Oh ! maman ! Quel bonheur ! Je devine. On va travailler pour Yvon, faire le linge pour sa première messe. Comme cette toile est jolie, si fine et si souple !
— C’est du pur fil de lin ou de chanvre, comme toute toile employée aux choses de l’église. Veux-tu que nous commencions par mettre à part ce qui est nécessaire aux trois nappes d’autel qui doivent recouvrir la pierre sacrée ?
— Trois ? dit Colette, étonnée.
— Mais oui, deux dessous et la troisième, plus longue, qui, posée sur les deux autres, retombe joliment des deux côtés de l’autel. Ainsi le veulent les règles liturgiques.
Tandis que les ciseaux courent à travers la toile blanche, Colette s’empare des pièces coupées et les plie une à une.
— On dirait la préparation d’une layette ; au fond c’est comme si on préparait celle du petit Jésus, quand la sainte Vierge attendait sa naissance.
— C’est bien à Notre-Seigneur Lui-même, vivant dans l’Eucharistie, que serviront ces linges, mais ici, c’est à son sacrifice, à sa mort pour nous sur la Croix, qu’il faut penser surtout ; les nappes d’autel, en particulier, et le corporal rappellent le saint Suaire et les autres linges dans lesquels le corps de Notre-Seigneur fut enveloppé dans le tombeau.
— Le corporal, n’est-ce pas, maman, c’est le linge sur lequel le prêtre posera la sainte Hostie ?
— Parfaitement. Avec le purificatoire, la pale et les nappes d’autel, nous avons l’ensemble des linges sacrés. Sais-tu pourquoi on les appelle ainsi ?
— Parce qu’ils servent au sacrifice de la Messe ?
— Parce qu’ils ont été bénis spécialement pour cet usage, par l’évêque, ou par ceux qui sont autorisés à donner cette bénédiction.
Maintenant, attention ! Tiens bien la toile. Je vais couper le corporal. Remarque. Il est de forme presque carrée. Le prêtre le dépliera sur l’autel avant de dire la messe et, comme tu le rappelais tout à l’heure, il posera dessus le calice et, au cours du saint sacrifice, l’Hostie consacrée.
— Le purificatoire a une forme plus allongée, n’est-ce pas ?
— Oui, en effet, lui aussi approchera de bien près le Corps et le Sang du Sauveur, car il servira à essuyer le calice, ainsi que les lèvres et les doigts du prêtre, après les ablutions. Maintenant, la pale.
— Une pale, maman, c’est si petit : le morceau ne sera pas difficile à trouver.
— Juste la grandeur suffisante pour recouvrir le calice et la patène. Tu n’ignores pas qu’il faut une permission spéciale pour toucher à ces trois linges, quand le prêtre en a usé à l’autel.
— Oui, mais si on a des gants, on peut les prendre avec.
— Très bien. Voyons : en plus des linges sacrés, il nous faut maintenant tailler le manuterge et la nappe de communion.
— Oh ! pauvre manuterge ! dit Colette en riant. Il sera si vite usé ! Les enfants de chœur n’en ont aucune pitié, et, sous prétexte de le plier quand le prêtre le leur rend, après s’être lavé et essuyé les doigts, ils tirent dessus à le mettre en pièces. Aurons-nous ensuite assez d’étoffe pour la nappe de communion ?
— Certainement. Tu me feras penser à acheter le petit plateau doré que la liturgie ajoute désormais à cette nappe et qu’on doit se passer l’un à l’autre, au moment de communier.
— Je me demande pourquoi ?
— Par respect pour la sainte Hostie. Si, par accident, elle échappait aux doigts du prêtre, elle serait aussitôt recueillie sur le petit plateau.
Il y a encore une chose à laquelle tu n’as pas pensé, Colette, et que je réserverais pour la fin, car j’imagine que tu auras une vraie joie à la confectionner. C’est la petite bourse de soie blanche, munie d’un mince corporal, que le prêtre se suspend au cou et dans laquelle il renferme le Saint Sacrement pour le porter aux malades, dissimulés sous son manteau, quand il ne peut pas le porter ostensiblement.
Colette oublie ses soucis et même ses douze ans pour sauter de joie.
— Je vais faire une bourse, maman ; je vais la broder. Elle sera ravissante, tu verras !
Juste au milieu de cet enthousiasme, petit Pierre apparaît et réclame des explications, que Colette lui donne abondamment.
— Mais, dit Pierrot en veine de réflexion, ici M. le curé porte le Bon Dieu entouré d’enfants de chœur, qui ont en mains de belles lanternes allumées, et tout le monde suit. C’est si joli !
— Oui. On doit agir ainsi : entourer le Saint Sacrement qui passe d’honneurs que la liturgie a prévus. Ici, nous vivons dans un pays de Foi, grâce à Dieu, et nous avons conservé nos vieux et beaux usages. Seulement, dans les grandes villes, dans les mauvais pays, en temps de persécution, il faut empêcher que le Bon Dieu soit insulté, et l’on voit cette chose incroyable : le Créateur du ciel et de la terre caché pour éviter les blasphèmes des hommes qu’Il a créés.
— C’est vrai, reprend ardemment Colette, mais, dans la poitrine du prêtre, il y a un cœur. Oh ! comme je voudrais être à la place d’Yvon dans ce cas-là, et tellement aimer le Bon Dieu !
Maman reprend :
— Si j’avais le temps, mes petits, je vous raconterais des histoires délicieuses et vraies à ce sujet. Que d’Hosties ont été ainsi amoureusement transportées en cachette, et je dois dire que j’ai une joie immense à penser que, pendant les différentes périodes révolutionnaires en France, des femmes ont eu ce magnifique honneur.
— Des femmes ! dit Colette absolument enthousiasmée.
— Oui, des femmes ont porté aux prêtres emprisonnés, dans d’humbles paniers de pain, et savamment dissimulées, les Hosties qui allaient fortifier les martyrs : ceux de la Commune, par exemple. Elles risquaient leur vie, mais avec quel bonheur !
— Elles ont eu trop de chance, conclut Colette.
— Mais il y a eu des hommes aussi, réclame petit Pierre inquiet.
— Je pense bien ! Les prêtres surtout ont été bien souvent héroïques.
Tenez, en Poitou, au temps de la Terreur, l’un d’eux sortait la nuit avec un paysan aussi courageux que lui, pour aller chez les malades. Le Saint Sacrement reposait sur son cœur, comme dit Colette. Un soir, en plein bois, alerte ! Le prêtre craint d’être arrêté, fouillé. Que faire ? Il découvre, bien dissimulée dans l’ombre, une grande pierre plate, y dépose son trésor et se cache lui-même de son mieux un peu plus loin. Quand le danger semble passé, il cherche à retrouver la pierre, mais la nuit est profonde, on ne voit rien. Où aller ?
Tout à coup, à travers les branches, une petite lumière, douce et blanche, filtre comme un rayon du ciel. Bonheur ! elle émane de la sainte Hostie et révèle la présence de Celui qui est la « lumière éternelle ».
A Poitiers, la grande pierre plate de la forêt a été conservée comme une relique. Et c’est ainsi que, pour une fois, le Bon Dieu, a révélé un petit peu de la splendeur divine, qu’Il cache, pour l’amour de nous, dans une petite Hostie.
Terminant ainsi son récit, maman se tourne vers Colette :
— Est-ce que tu t’ennuies encore ?
— Oh ! maman, ne me rappelez pas mon « cafard », j’en ai honte !
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