∼∼ XIX ∼∼
Allo ! la Jeunesse. Nous venons de décider notre départ dans cinq jours ; mais nous n’avons pas le courage de quitter Rome et l’Italie sans avoir été jusqu’à Assise. Je comptais acheter ici quelques souvenirs qui auraient embelli « la maison des vacances » ; à la réflexion, vos mamans et moi préférons nous en priver, pour pouvoir monter à Assise. Qu’en dites-vous ?
— Quel bonheur ! papa, crie Colette, en bondissant comme un chamois, tandis que le reste de la bande répond avec un enthousiasme tout aussi joyeux, quoique moins exubérant.
Et l’on prend la route qui mène à Assise, à travers les monts de l’Ombrie. Le site où repose la petite ville est d’une beauté charmante, silencieuse, recueillie. C’est la patrie de saint François.
— Est-il né ici ? demande Annie.
— Oui, et savez-vous que, tout petit, il s’appelait Jean. Plus tard, on l’a surnommé François, à cause de son amour de la langue française, peut-être aussi de la France tout court.
Comme le Bon Dieu l’a bien envoyé au bon moment ! Tout le long des siècles, nous l’avons dit cent fois, l’Église voit les pauvres hommes qui la composent tomber dans quelque faute. Les chrétiens ne sont pas des anges, hélas ! Ce qui est admirable, c’est que Dieu donne sans cesse à son Église juste les secours ou les exemples nécessaires pour corriger ses enfants.
Deux dangers menaçaient la vie chrétienne au moyen âge : l’amour des richesses, qui grandissaient avec les progrès de la civilisation, et aussi une certaine ignorance religieuse. Beaucoup d’âmes se trouvaient sans défense contre les erreurs nouvelles, à cause de cette ignorance.
C’est alors que la Providence va envoyer au monde saint François et saint Dominique. Le premier, fils de riches marchands, généreux, poète, rêvait gloire humaine et brillant équipage, quand un songe l’éclaira. Attiré par Dieu vers une extraordinaire pauvreté, il sacrifie tout pour le Christ, et donne au monde un saisissant exemple du détachement des richesses. Il s’en va, vêtu d’un sac, ceint d’une corde, répétant avec larmes : « L’Amour n’est pas aimé. »
— Que voulait-il dire ? réclame Colette.
— Que Dieu, qui nous a donné tant de preuves d’amour, en reçoit bien peu de nous en échange.
— Et qu’est-ce que lui répondaient les gens ?
— Beaucoup étaient touchés par la grâce, pleuraient avec lui, et de nombreux disciples le suivaient pour former l’ordre si pauvre et si apostolique des Frères Mineurs. Des femmes aussi s’attachaient à cette forme très stricte de la pauvreté religieuse, et sainte Claire fondait des monastères semblables à ceux de saint François.
Quand le grand saint se désolait par trop de l’indifférence des hommes, il conviait les animaux à rendre gloire à Dieu. À sa voix, paraît-il, tous accouraient, et l’on raconte que les oiseaux l’entouraient de leurs vols et de leurs chants, comme pour s’unir à sa prière. Venez, nous allons entrer à l’église de Sainte-Marie des Anges, berceau de l’ordre franciscain. Ce sont les bénédictines de Subiaco qui l’ont donnée à saint François avec « quelques parcelles » de terre, d’où vient son nom : chapelle de la « Portioncule ».
Ce pieux pèlerinage accompli, il s’agit de visiter le monastère, fondé en 1228 par les Frères Mineurs.
Bernard et Jean remarquent les énormes soubassements sur lesquels il repose ; ses églises étagées sont aussi fort curieuses. Puis, tout proche, c’est le couvent de sainte Claire.
Colette a bonne mémoire :
— Vous nous avez dit, papa, que le Bon Dieu avait envoyé saint François pour prêcher la pauvreté. Vous avez aussi parlé de saint Dominique.
— Son rôle fut différent. Il fonda un ordre de religieux savants, dont la mission sera de prêcher et d’enseigner.
— Est-ce que saint Dominique était Italien aussi ?
— Pas du tout, mais Espagnol, d’une illustre famille. Son évêque, Diégo de Azevedo, l’envoya combattre l’hérésie des Albigeois, qui ravageaient le Midi de la France.
— Les Albigeois, dit Colette, l’air soucieux. Encore un nouveau nom. De qui s’agit-il ?
— D’hérétiques fort dangereux, qui étaient répandus un peu partout, en particulier dans le Midi, mais surtout aux environs d’Albi. De là leur nom. Tout ce qu’on avait essayé pour les convertir et les vaincre ne servait absolument à rien.
C’est alors que vint saint Dominique. Contre ces forcenés, armés et cruels, il n’apportait que sa science, sa charité, plus encore sa prière et, tout particulièrement, sa dévotion à la Sainte Vierge. Pendant sept ans, il lutte, se dévoue, et, chose merveilleuse, convertit beaucoup de ces âmes, réputées irréductibles. Alors l’idée lui vient de fonder un ordre qui continuera son apostolat. Ce sera l’ordre des Frères Prêcheurs, qu’on appelle ordinairement les Dominicains. On y verra se succéder dans tous les siècles des savants, dont beaucoup seront des saints.
Le monde, à cette époque, je vous l’ai dit, éprouvait comme un immense besoin de mieux s’instruire. Des universités se fondaient, par le soin des évêques et des rois, avec l’approbation du Pape. Celle de Paris fut bientôt assaillie d’étudiants venus de partout, attirés par la réputation des professeurs.
Mais aussi quels maîtres !
Imaginez ce que devaient être les cours de saint Albert le Grand, dominicain et docteur de l’Église ! Et ceux de saint Thomas d’Aquin, son disciple, qui fut encore plus grand que lui ! Et ceux de saint Bonaventure, franciscain qui enseignait en même temps à l’Université de Paris !
— Ils en avaient une chance, les étudiants ! s’écrie Bernard.
— Ils n’étaient pas seuls à rendre hommage à ces maîtres uniques au monde. Vous ignorez peut-être que saint Louis aimait réunir autour de sa table ces hommes incomparables. Saint Thomas d’Aquin avait des distractions qui enchantaient le bon roi et, quand le grand docteur revenait à lui, disant : « J’ai un argument décisif, » aussitôt un scribe était appelé pour que l’argument fût dicté sans en rien perdre.
Colette est un peu humiliée d’avouer tout bas, à son père, qu’un scribe et un argument sont deux choses qu’elle ignore.
Complaisant, papa lui murmure :
— Un scribe est comme un secrétaire. Tu m’as vu dicter des lettres à Bernadette ; Bernadette faisait le scribe. Quant à l’argument, c’est, si tu veux, un raisonnement, une explication claire. As-tu saisi ?
Colette, allégée, répond en confidence : Oui, oui, papa.
Pendant cet aparté, Bernard et Jean causent ensemble. Jean dit, pensif :
— C’est égal : quelles intelligences ! quels hommes ! quels saints !
— Et encore, si nous avions le temps d’étudier les choses à fond, nous en trouverions bien d’autres. Yvon m’a souvent et longuement parlé de saint Bernard et de ses ouvrages pleins de doctrine et de piété. Dans un autre genre, il y a Dante et son chef-d’œuvre : « La divine Comédie. »
Sais-tu, mon vieux Jean, ce qui me frappe, quand j’essaye de comprendre cette fin du moyen âge ? C’est ceci : je pense bien qu’il y avait eu, qu’il y avait même encore, de tristes choses, et un tas de gens qui ne valaient pas cher, mais tout de même, la Chrétienté, comme dit mon oncle, était vraiment tournée tout entière vers le Christ, surtout au XIIIe siècle.
C’était Lui, qui demeurait au centre de tout. Je ne sais pas si tu me comprends. Je ne parle pas comme saint Thomas !…
Mais enfin les Croisades ?
— Pour la défense du tombeau du Christ.
Les ordres militaires ?
— Au service de l’Église du Christ.
Les ordres religieux ?
— Pour sauver les âmes et les conduire au Christ.
Les universités ?
— Pour instruire l’élite et faire mieux connaître la religion du Christ. Les corporations de métiers, tout est imprégné de cette pensée chrétienne. Dans ce vaste ensemble qu’était la Chrétienté, l’Église dominait toutes choses. Elle unissait sous une seule direction religieuse les États, les seigneuries, les métiers. Tu te souviens qu’en intervenant par la Trêve de Dieu elle apaisait même les luttes féodales, et son intervention était acceptée des empereurs et des rois.
Elle a tout pénétré, même l’art. Il y a eu des génies chrétiens dans ce genre au moyen âge. Tu connais Fra Angelico ?
— Je sais surtout ce qu’on raconte de lui. Tu as lu sûrement la jolie légende : Fra Angelico, désespéré de ne pouvoir donner à une peinture de la Sainte Vierge l’idéale expression dont il rêve, s’endormant de fatigue devant sa pauvre toile ; alors les anges descendant du ciel pour peindre le délicieux visage de leur Reine, et la joie du moine à son réveil !
— Oui, c’est joli ! Mais j’en reviens à mon idée : L’architecture des cathédrales ogivales, Notre-Dame de Paris, Reims, Chartres, enfin toutes les autres, en France, en Belgique, en Angleterre, en Allemagne, que sont-elles, sinon des palais de dentelle, bâtis pour le Christ présent dans l’Eucharistie ?
Ah ! mon Jeannot, si nous pouvions, nous autres, refaire une mentalité comme celle-là, parmi les bons camarades, ça vaudrait mieux, je t’assure, que de penser toujours, comme nous le faisons tous, malgré nous, à gagner de l’argent. Il en faut pour vivre, c’est sûr, mais il y a mieux.
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