∼∼ XVIII ∼∼
Infatigables, les scouts ont demandé à leur aumônier d’aller au sommet du mont Cavo, le plus élevé des monts Albains, à 949 mètres d’altitude, un peu au sud-est du lac d’Albano.
Sur les instances du Père X…, Bernard et Jean ont obtenu de se joindre à eux. Avec la troupe, ils rentreront à Rome, où la famille sera de retour, car on n’attend plus que l’audience pontificale pour mettre le cap sur la France.
L’ancienne route romaine, dite voie triomphale, conduit au sommet du mont Cavo ; elle est ombragée, la montagne elle-même joliment boisée. Cependant rien ne vaut la vue unique qui, des hauteurs du mont, attend le voyageur.
On découvre la côte, la mer jusqu’à Civita-Vecchia ; et puis, ce sont, à perte de vue, derrière les monts Albains, des chaînes estompées et, plus proches, les ondulations monotones et mélancoliques de la campagne romaine.
Maximin, qui est de la partie, se plante très droit sur un roc et n’hésite pas à déclarer :
— Nous avons le monde à nos pieds !
— Eh ! mon bon, riposte Bernard, en prenant l’accent du Midi, on ne voit tout de même pas jusqu’à la Cannebière !
C’est alors une joute impayable entre les deux garçons, au grand bonheur du reste de la bande. Le petit André rit pour tout de bon, en dévorant Bernard de ses yeux trop brillants, dans son petit visage pâle.
L’aumônier, de son côté, scrute longuement l’horizon.
— Venez près de moi ; contemplons un peu ensemble. Cet immense panorama, n’en déplaise à mon jeune ami, ne nous permet pas de voir jusqu’au bout du monde, mais comme il est facile, d’ici, de s’imaginer le va-et-vient des armées à travers l’Europe ; sur cette mer si bleue, on vit passer jadis une flotte toute blanche que décrit le sire de Joinville dans ses mémoires.
— Quelle flotte ?
— Revenons d’abord, voulez-vous, vers l’an 1100, et regardons très loin, vers l’Orient, du côté de Jérusalem.
Nous apprendrons que la ville, le Calvaire, le tombeau du Christ, sont aux mains des musulmans, dont la puissance de nouveau menace la chrétienté.
Or, à la même époque, les seigneurs féodaux sont de plus en plus turbulents. Ils sont sans cesse en luttes entre eux. Quelle belle et légitime expansion à leur humeur batailleuse, qu’une ou plusieurs expéditions pour délivrer les Lieux Saints.
— J’aurais aimé cela, dit Maximin, mais pourtant c’est un peu fou, tant de sang répandu, tant de sacrifices, pour délivrer une province minuscule et quelques villes.
Bernard bondit :
— Allons donc ! quand cette province est la Palestine, les villes Damas ou Jérusalem ? Je me serais fait hacher dix fois, cent fois, s’il eût fallu…
— Bernard, ne prenez pas feu ! Nous sommes tous du même avis, mais il est bien permis de raisonner les causes qui ont entraîné l’Europe sur les routes de Jérusalem. Elles sont multiples. D’abord celles dont nous venons de parler, et qui eussent suffi, car la délivrance des Lieux Saints valait en effet tous les sacrifices ; mais, de plus, l’Église et l’Europe sentaient la menace musulmane grandir et il était nécessaire de lui opposer une barrière, sous peine d’invasions redoutables pour le monde et pour la Foi.
Un Pape français, le bienheureux Urbain II, le comprit. C’est encore à la France qu’il demanda du secours. C’est la France qui s’ébranle d’abord pour la première Croisade, au cri de « Dieu le veut ! »… Ce sont ses chevaliers, Godefroy de Bouillon, duc de Lorraine, en tête, qui entrent triomphants dans Jérusalem reconquise. Oh ! mes enfants, que c’est joli de penser que Godefroy se fait appeler « l’Avoué du Saint-Sépulcre », c’est-à-dire le « responsable » ! Là où Jésus a porté la couronne d’épines, il refuse la couronne royale.
Quelques années encore et, devant l’agitation nouvelle des musulmans, un moine, à son tour, va surgir et prêcher la croisade.
D’où vient-il ? Tournons-nous de nouveau vers la France.
Un riche seigneur des environs de Dijon a eu sept enfants. Le troisième porte votre nom, Bernard. Il est élevé dans les plus purs principes de la chevalerie ; il aime tout ce qui enchante la jeunesse, et pourtant il y renonce. De l’abbaye de Cîteaux, où il est entré, il va, sur l’ordre de ses supérieurs, dans une vallée étroite et sombre, fonder un autre monastère, celui de Clairvaux. Tous ses frères l’y suivront. Son père lui-même y viendra pieusement mourir.
Admirable de vertu, de courage et d’éloquence, saint Bernard aura sur les hommes de son temps une influence extraordinaire.
« Lorsqu’il prêche la croisade, le feu de sa parole électrise les peuples, même ceux qui ne comprennent pas sa langue ; » ainsi en Allemagne, dont il met toute l’élite en branle.
Pendant deux siècles, la cause des Lieux Saints entraînera l’Angleterre, l’Allemagne, l’Italie, toute la chrétienté, sur les pas de la France vers l’Orient. Ce sera souvent sans succès apparent, mais en réalité les croisades ont soulevé l’Occident dans un grand souffle de Foi et contenu les ambitions des Turcs. Saint Louis eut la gloire et la peine des deux dernières expéditions.
Cet admirable prince est trop connu de vous pour que nous nous arrêtions longuement à son sujet. Il a su réaliser l’idéal de la sainteté jusque sur le trône ; pauvre dans l’opulence (il a voulu mourir étendu sur la cendre), juste dans la puissance, équitable dans la richesse, patient dans l’adversité, généreux dans le pardon, indomptable dans les devoirs de sa charge politique, comme dans les obligations de sa Foi catholique, il est devenu, vous le savez, l’arbitre de l’Europe, preuve de ce que peut une âme, quand Dieu seul en est maître.
Je regrette que votre petite sœur ne soit pas ici, Bernard, nous lui aurions parlé du rôle des femmes chrétiennes au moyen âge. Aleth, la mère de saint Bernard, « fut la châtelaine idéale,
telle que la concevaient nos aïeux… Elle visitait elle-même les pauvres, les malades sans famille et ne dédaignait pas de laver leur vaisselle et de faire leur cuisine. »
Pendant les Croisades, les femmes ont été très courageuses. Beaucoup d’entre elles ont gouverné leurs domaines ou même leurs États, avec une sagesse et une virilité magnifiques. Pour plusieurs, l’absence de leur époux les laissait sans défense contre les traîtres et les ambitieux, qui demeuraient dans leur voisinage. Priant, travaillant, filant, enluminant leurs vieux missels, dans l’embrasure de leurs fenêtres à meneaux, tristes, elles regardaient par delà le pont-levis et la campagne silencieuse, attendant fidèlement, parfois héroïquement, celui qui ne revenait pas toujours.
L’une d’elles, Élisabeth de Hongrie, avait épousé le duc de Thuringe ; il fut tué pendant la croisade, et sa femme, chassée de ses États avec ses petits enfants par un coupable beau-frère. Autrefois, pour donner plus largement aux malheureux, Élisabeth avait paru à la cour avec une pauvre robe de laine, et Dieu, dit-on, avait fait un miracle : aux yeux de la foule extasiée, la douce princesse semblait vêtue de brocart et d’or fin ! Un autre jour, surprise par son époux, alors qu’elle portait du pain aux pauvres, Dieu permit qu’en ouvrant son tablier, on n’y trouvât que des roses.
Mais la grande faveur de la Providence sera surtout de soutenir la sainte duchesse de sa force divine, pour lui faire supporter sans se plaindre les pires douleurs, après la mort de son mari.
Quand, enfin, justice lui sera rendue, elle laissera son fils à la cour de Thuringe et s’en ira, riche de sa sainteté, mourir sur le grabat d’un hôpital.
Bernard ne peut s’empêcher de penser tout haut :
— Quelle époque, tout de même, Père, que de belles choses !
C’est Maximin qui répond :
— Bien mêlées, je trouve, Bernard, puisqu’il y avait des hommes pour persécuter une sainte, une veuve et des orphelins.
Mais, en dépit de cette affirmation, l’expression de « Tartarin » est celle d’une attention passionnée. Un pli sérieux barre le front et donne à sa physionomie, habituellement joviale, quelque chose de viril.
L’aumônier ne s’y trompe pas.
— Il y a eu des misérables dans tous les temps, dit-il simplement. Et, comme il fait mine de donner le signal du départ, Bernard supplie :
— Oh ! Père, ne rajustez pas votre sac, ne partons pas encore. Vous ne nous avez rien dit des ordres militaires. Je les aime, moi, les chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem, et de Rhodes, et de Malte.
— Si vous les connaissez, ce n’est pas la peine que je vous en parle.
— Si, si, protestent tous les scouts ensemble.
— Les ordres militaires sont nés des Croisades, vous le devinez bien.
En l’an 1048, de riches marchands avaient fondé un hôpital à Jérusalem, pour y recueillir les pèlerins malades. Les Croisés, après la prise de la ville sainte, prièrent les hospitaliers de continuer leurs services ; quelques années plus tard, Raymond du Puy, leur grand maître, transforma son ordre en ordre militaire, pour la défense du Saint-Sépulcre contre les Turcs, et le Pape Innocent II l’approuva.
Cependant, malgré tous les efforts, les Turcs reprennent la ville. Alors les chevaliers de Saint-Jean se réfugient à Acre, puis dans l’île de Rhodes et les îles voisines. Là, avec une bravoure sans pareille, ils tiennent la mer, opposant une héroïque barrière aux flottes turques. En 1444, Jean de Lastic soutient dans Rhodes un siège de quarante-deux jours. Et Villiers de l’Ile-Adam, avec 5000 chevaliers, repousse les 300 bateaux du Turc Soliman, qui jettent devant Rhodes 300000 hommes ! Sans le traître Andréa d’Amaral qui livra la place, Soliman se retirait désespéré.
— Quel bandit ! quel lâche ! quel…
Et le Père est interrompu par les invectives les plus indignées et les plus pittoresques à l’adresse d’Andréa.
— Eh ! oui, mes pauvres enfants, il y eut un traître ! C’est alors que les chevaliers de Saint-Jean ont fui vers Malte, d’où la Révolution, puis Bonaparte, les ont définitivement dispersés.
Citons encore les chevaliers Teutoniques et arrêtons-nous un instant devant le grand ordre des Templiers.
Eux aussi avaient été fondés à Jérusalem sous le nom de chevaliers du Temple et pendant longtemps ils rendirent à l’Église de magnifiques services.
Retirés à Chypre après la chute de Saint-Jean d’Acre, ils vivaient pauvres et fiers, quand, par suite de dons et de privilèges, leur fortune s’accrut immensément. Comme presque toujours la grande richesse attira avec elle un fléchissement des vertus religieuses.
Philippe le Bel en profita d’une manière indigne. Tandis que le Pape Clément V supprimait leur ordre, Philippe le Bel accusa le dernier grand-maître, Jacques Molay, de crimes que rien ne prouvait et le fit brûler vif.
— Brrr…, dit Bernard en secouant les épaules, ne restons pas sur ce souvenir, Père.
— Non, mes enfants. Songeons seulement que les ordres militaires ont écrit des pages d’histoire d’une beauté et d’une grandeur bien difficiles à égaler.
On peut résumer tout cela en disant que nos ancêtres ont organisé ces expéditions à hauts risques afin d’éviter, à leur époque, ce qui nous arrive maintenant !!!
Amitiés à tous.
Il ne me semble pas que les croisades soient des guerres pour stopper l’expansion des musulmans. Les croisades visaient simplement à rendre l’accès aux lieux saints. Cela faisait un certain temps que les musulmans avaient conquis la terre sainte ; ce qui a motivé les croisades, c’est lorsque les musulmans ont interdit l’accès à ces lieux de pèlerinage.
Charles Martel a stoppé l’expansion de l’islam ; par la Reconquistas, les Espagnols ont aussi arrêté cette expansion. Les Grecs puis les Autrichiens se sont heurtés aux guerres de conquêtes islamiques. Et il doit y en avoir bien d’autres.
Je ne suis pas historien et ce n’est que les souvenirs que j’ai de ces périodes.