Le jongleur de Notre-Dame

Auteur : Tharaud, Jérôme et Jean | Ouvrage : Les contes de la Vierge .

Temps de lec­ture : 6 minutes

Troubadour et jongleurGui­no­cha­tus qui­dam, un cer­tain Gui­ne­ho­chet, racontent les Actes des Saints, prince des sau­teurs, ambas­sa­deur de la lune, maître-fou, empe­reur des ânes, ayant failli se rompre le cou en état de péché mor­tel, se sen­tit tou­ché par la grâce et fit vœu de se consa­crer à la . À l’un, il don­na ses cer­ceaux, à l’autre, la corde qui lui ser­vait à sau­ter, à celui-ci, à celui-là, tous les ins­tru­ments de son métier, spe­cio­sa quae his­triones expe­diunt, et il se ren­dit, les mains vides mais le cœur plein de foi, vers le le plus proche.

Le Prieur du couvent fut bien sur­pris de voir l’é­trange pèle­rin, et plus sur­pris encore quand il connut le vœu qu’il avait fait. C’é­tait un homme de grande science et de haute ver­tu, vir sapiens et egre­gia vir­tute ador­na­tus, mais trop enclin à mettre la connais­sance avant les œuvres, inge­nio autem ad sapien­tiam prius ope­ra propenso.

– Mon fils, lui deman­da-t-il, que sais-tu faire pour le ser­vice de Dieu ?

– Hélas ! répon­dit l’autre, je ne sais guère faire que freins pour vaches, gants pour chiens, coiffes pour chèvres, hau­berts pour lièvres, et sot­tises pareilles, comme sai­gner les chats, ven­tou­ser les bœufs ou cou­vrir les mai­sons d’œufs frits. J’i­mite le cri du renard, l’ap­pel de la colombe, je puis par­ler avec mon ventre et faire mille autres tours pour amu­ser le monde. Mais il n’est que trop vrai de dire que je ne me suis jamais éle­vé vers le saint Para­dis plus haut que la hau­teur d’un saut.

– Passe donc ton che­min, mon ami, répon­dit le Prieur, et sois homme de bien dans ton métier. Ta place n’est pas dans ce couvent. On y adore Dieu le Père, son divin Fils et la Vierge Marie, par la prière, la médi­ta­tion et le chant, hym­nis et can­ti­cis, et cela ne s’ap­prend plus à ton âge.

Mais le insis­ta tel­le­ment, tam vehe­men­ter Prio­rem pre­ci­bus obse­cra­vit, qu’il finit par obte­nir qu’on le gar­dât dans le monas­tère en qua­li­té de frère lai.

Mul­to modo, en cent manières diverses, le nou­veau frère se ren­dit utile. Jar­di­nier, menui­sier, cor­don­nier, tailleur, pêcheur, cui­si­nier, que sais-je encore, omni­bus arti­bus prae­cel­le­bat, il excel­lait en tous métiers. De ses dix doigts il était incom­pa­rable, manu per­itis­si­mus, mais de l’es­prit il était mal­ha­bile, imbe­cil­li­tate qua­dam inge­nii. Mys­tère pour lui, les livres écrits dans le lan­gage que les Anges parlent entre eux dans les prai­ries du Para­dis, ser­mo quem usur­pant Ange­li inter pra­ta Para­di­sii. Mys­tère aus­si, les notes de musique posées sur les anti­pho­naires comme des oiseaux sur les branches, tan­quam aves in ramis.

Pour­quoi les chants variaient-ils avec les sai­sons, les jours, les lunes ? Pour­quoi les cou­leurs des orne­ments étaient-elles plus chan­geantes que le temps ?… Gui­ne­ho­chet s’a­ge­nouillait, se redres­sait, enle­vait sa capuce et la rabat­tait sur ses yeux comme il voyait faire autour de lui, sans rien com­prendre à ce qu’il fai­sait, litur­giae plane rudis, et dans une crainte per­pé­tuelle d’of­fen­ser à son insu quelque per­son­nage céleste. Bref, il fai­sait tout à l’en­vers, contra pilum omnia facie­bat, s’a­ge­nouillait s’il fal­lait res­ter debout, se levait s’il fal­lait res­ter assis, et jetait par son incom­pé­tence le ridi­cule dans les céré­mo­nies, per­tur­be­bat ordines et non­nun­quam omnium risus inepte move­bat, si bien qu’un beau jour, le Prieur l’ap­pe­la et lui dit :

Moines priant dans les stalles

– Gui­ne­ho­chet, mon fils, tu t’abs­tien­dras à l’a­ve­nir de paraître à la cha­pelle pen­dant les heures des offices, car il ne convient pas que, par la faute d’un seul, tous soient induits en dis­trac­tion, ne omnes, unius culpa, in dis­trac­tio­nem incli­na­ti sint.

Inti­mo corde dolens, mar­ri jus­qu’au fond du cœur, le pauvre frère dut s’abs­te­nir d’as­sis­ter aux offices, et attendre, pour se rendre à la cha­pelle, que les moines en fussent par­tis. Il allait alors hum­ble­ment se pros­ter­ner devant , avec un grand regret au cœur de ne pou­voir l’ho­no­rer d’une belle prière en latin, laude for­mo­sa.

– Dame Dieu, lui dit-il un jour, par­don­nez à mon igno­rance. Jamais, au temps de mon enfance, nul maître ne m’ap­prit a tour­ner ma langue à l’é­cole. Je sais seule­ment virer mon corps. Dai­gnez rece­voir le pré­sent de ce que le hasard m’enseigna.

Et sur le champ il enlève sa robe, tord sa che­mise autour de ses reins, et com­mence de faire ses tours, ses bonds, ses cabrioles, ne s’ar­rê­tant que pour crier à la Vierge, entre deux sauts :

Le jongleur au pied de Notre Dame– Dame Dieu, le saut de la Reine !… Dame Dieu, le saut de Picardie !…

Mona­chus qui­dam conspexit, un qui pas­sait l’a­per­çut. Atto­ni­tus ste­tit et illi­co ad Prio­rem cucur­rit, il en fut stu­pé­fait, et s’empressa de cou­rir chez le Prieur.

Haud dubi­tans Prior dia­bo­li­cum in genium Gui­neo­cha­ti men­tem occu­passe, ad capel­lam per­ti­na­vit, le Prieur, ne dou­tant pas que l’es­prit malin ne se fût empa­ré de Gui­ne­ho­chet, se ren­dit sans retard à la cha­pelle, et par la porte entre-baillée il le vit qui se déme­nait comme il aurait fait sur la place, sicut in foro.

Miri­fi­cum repente dedit sal­tum petau­ris­ta­rius, et voi­là que sou­dain le jon­gleur fit un saut pro­di­gieux, atque sta­tim gra­di­bus alta­ris reci­de­bat exa­ni­mis, pour retom­ber, inani­mé, sur les marches de l’autel.

Vir­go autem sua­vis­si­ma his­trio­nem incli­ne­bat, mais alors la Vierge très tendre se pen­cha sur le bala­din, et seri­ca tenue fri­gus aes­tuan­ti ven­ti­la­vit, et de sa robe de soie l’é­ven­ta. Quo viso, reces­sit Prior mira­tione refer­tus, ce qu’ayant vu, le Prieur se reti­ra dis­crè­te­ment, le cœur rem­pli d’ad­mi­ra­tion, et déci­dé, pour l’a­ve­nir, à pla­cer moins haut le savoir…

C’est la morale de ce conte.

Le même jour, Gui­ne­ho­chet ren­dit l’âme.

On l’en­ter­ra, avec les plus grands hon­neurs, dans le cime­tière du couvent, cum splen­di­dis mune­ri­bus in cemae­te­rio sepul­tus est.

Jérôme et Jean Tharaud

2 Commentaires

  1. Anne H a dit :

    Mer­veilleux !
    En ces temps où on ne com­prend plus l’in­té­rêt d’ap­prendre le latin, comme c’est consolant !
    Culture et spiritualité.
    Merci !

    4 décembre 2020
    Répondre
    • Le Raconteur a dit :

      C’est vrai que ce conte est aus­si un hom­mage à la langue latine, notre langue-mère et notre langue liturgique.

      8 janvier 2021
      Répondre

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