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Colette, les yeux brillants, les joues rouges, de son mouchoir minuscule se tamponnant le front, entre, Annie sur les talons, dans le tout petit jardin attenant à l’hôtel. Là, sous l’ombrage des orangers et des lauriers-roses, maman travaille paisiblement.
— Oh ! quel dommage que ce méchant docteur vous oblige à rester ici, maman. Si vous saviez ce que nous avons vu !
— Nous avons couru, couru, interrompt Annie. Maintenant qu’on va partir, les garçons veulent aller partout. Nous deux, nous n’en pouvons plus.
— Mais si j’en peux encore, moi, proteste Colette. Ce n’est pas parce qu’on a un peu chaud qu’on n’est plus bon à rien.
— Voyons, asseyez-vous toutes deux et contez-moi votre matinée.
—D’abord, nous sommes allés à la messe, à l’église qu’on appelle Sainte-Marie-Majeure, et nous avons communié tout près, tout près de la Crèche du petit Jésus. On voit très distinctement (c’est éclairé) quelques pauvres vieilles planches ; alors, vous comprenez, quand on pense que Celui qu’on a dans son cœur, après la communion, et qui est le Roi de tous les rois, a couché sur ce bois dur, on voudrait le lui faire oublier à force de l’aimer.
Maman sourit doucement.
— Et après, Colette ?
— Après, papa nous fait déjeuner au galop… Ça c’est exact, Annie peut le dire… Ensuite, en tram, nous arrivons à l’église Sainte-Croix de Jérusalem.
Et, maman, croyez-vous ? nous y avons vu la grande relique de la Croix, sur laquelle Notre-Seigneur est mort, et un des clous qui a percé ses mains et une longue épine. On regarde de tout près, on peut toucher le clou. La Vraie Croix ! les vrais clous ! Est-ce possible ! Ce bois, le sang de Jésus a coulé dessus, et ce clou a déchiré ses mains ou ses pieds.
Alors on prie, mais une prière sans mots, toute avec le cœur. Explique à ton tour, Annie. Dis où nous sommes allés ensuite.
— Mon oncle a voulu que nous nous asseyions dans le square qui est très tranquille, pour nous faire regarder de loin la grande façade de Saint-Jean de Latran, dominée par je ne sais combien de statues.
Puis, il a fallu repartir et aller jusque-là, précise Annie, qui décidément trouve qu’on se promène un peu trop.
Colette ne partage pas son avis :
— Bien sûr, « on » y est allé. Et c’est joliment intéressant. Vous savez, maman, que c’est Constantin qui a bâti là la première basilique et le palais des Papes. Ils y ont habité (les Papes, pas Constantin) du IVe au XIVe siècle.
— A la bonne heure, Colette ! Vous a‑t-on dit aussi comment, à cause de cette ancienneté, on appelle la basilique de Saint-Jean de Latran « Mère et maîtresse des autres églises » ?
— Oui, tante. Et Annie ajoute : Il parait que les barbares ont bien saccagé tout cela ; alors, au XIVe siècle, les Papes se sont décidés à faire construire le palais actuel du Vatican.
— Entre temps, mes enfants, il y avait eu le grand schisme d’Occident.
— Ça, j’ai entendu papa qui en parlait avec les garçons, mais j’ai trouvé que c’était bien compliqué. Je ne suis pas sûre d’avoir compris. Et toi, Annie ?
Annie rougit, car elle veut être franche et cela l’ennuie d’avouer qu’elle non plus n’est pas très ferrée sur la question.
Maman s’en doute bien et dit tout de suite : Repassons cela ensemble, voulez-vous ?
Après la mort de Boniface VIII, en 1303, un Pape français fut élu.
Il y avait alors à Rome une sorte de guerre civile. Pour la fuir, comme aussi par amour de son propre pays, Clément V se fixa à Avignon, dans le Comtat-Venaissain, qui appartenait à l’Église.
Les successeurs de Clément V l’ont imité et ont construit, à Avignon, le beau palais qui y existe encore. Ces Papes furent de dignes pontifes, mais, en s’éloignant de Rome, ils s’éloignaient aussi du centre de la Chrétienté. C’était fâcheux pour l’Église. Innocent, par son légat, le cardinal Albornoz, rétablit son autorité dans les États pontificaux. Le bienheureux Urbain V revint quelque temps à Rome, mais il mourut à Avignon. C’est alors qu’une grande sainte, Catherine de Sienne, reçut de Dieu comme une mission. À travers toutes les difficultés, elle parvint jusqu’au Pape Grégoire XI et se fit ouvrir la porte du palais d’Avignon. Elle obtint du Pape son retour à Rome.
C’était en l’an 1377. Grégoire XI abandonne alors, comme vous le disiez tout à l’heure, Saint-Jean de Latran bien délabré, pour se fixer près de Saint-Pierre, au Vatican.
À sa mort, le peuple envahit en émeute le palais ; il réclame un Pape italien. L’élection d’Urbain VI a lieu dans ces graves conditions et, un peu plus tard, les cardinaux, mécontents, la déclarent nulle, parce que faite sous la pression du peuple. Ils nomment un autre Pape, Clément VII. Il y a alors deux papes ; c’est une triste division dans l’Église, un schisme. Des conciles se réunissent, celui de Pise entre autres. On n’arrive à rien, qu’à aggraver la situation. De plus, une sérieuse erreur se glisse dans les esprits : celle qui portait à croire que le concile était supérieur au Pape.
Cette douloureuse situation va durer quarante ans. Elle se termine par le concile de Constance et la nomination du pape Martin V. Rien ne peut donner une idée de la joie des fidèles quand le schisme prit fin ; elle est impossible à décrire.
Pour consoler l’Église, Dieu lui a donné des saints. Nous avons déjà parlé de sainte Catherine de Sienne. Quand elle est sur le point de mourir, elle recommande aux siens de demeurer fidèles au Pape de Rome. Mais d’autres saints, de très bonne foi, sont pour le Pape d’Avignon, comme saint Vincent Ferrier, qui parcourt l’ouest de l’Europe. Sa voix puissante fait trembler les foules. Il leur dépeint de telle sorte les grandes vérités, le Ciel, l’Enfer, que des centaines, des milliers d’âmes reviennent à Dieu. Puis, ta patronne, Colette, qu’on dit « aussi belle de visage que de corps, aussi spirituelle et joyeuse que sainte », fait voyage sur voyage pour rendre aux monastères de son ordre toute leur ferveur. Dieu favorisait la charité inépuisable de sainte Colette, en faisant déposer près d’elle, par les anges sans doute, les sommes d’argent dont elle avait sans cesse besoin.
— Est-ce que ma patronne est venue en France, maman ?
— Mais certainement. C’est même à travers la France qu’elle a surtout voyagé. Et pendant quelle triste époque ! Car, si c’est l’époque du schisme pour l’Église, c’est en même temps, pour notre pauvre pays, celle de la guerre de Cent Ans.
— Oh ! dit Colette, candide, il n’y avait pas de quoi trembler ! Les Anglais sont tombés sur quelqu’un qui les a mis dehors, je ne vous dis que ça !
Maman répond en riant : En voilà une manière de résumer l’histoire. La vérité est autrement terrible, mes enfants. C’en était fait de la France, si Dieu n’était intervenu en suscitant sainte Jeanne d’Arc. Elle a, en effet, selon son propre et savoureux langage, bouté dehors les Anglais, mais au prix de son martyre, à Rouen, en 1431. Son histoire, voyez-vous, se confond avec celle qu’on pourrait appeler : « la Mission divine de la France, » seulement ce n’est pas l’heure de vous expliquer cela.
— Surtout, si c’est pour nous raconter tout ce que Jeanne d’Arc a souffert, reprend Colette, qui tient à son idée. Moi, je ne veux jamais penser à son martyre, cela me fait trop de peine. Brûlée ! toute vive ! c’est affreux ! affreux ! Je pense à Jeanne d’Arc offrant son épée au Bon Dieu, à Saint-Denis, ou bien victorieuse à Orléans, ou triomphante à Reims, ou sainte au Ciel, dans la gloire du Bon Dieu ; mais pour le reste, non, non, non !
Maman n’a pas le temps de répondre, car les garçons font irruption dans le jardin. Eux, sont tout au souvenir de la dernière étape matinale.
— Maman, dit Jean, Colette vous a‑t-elle tout raconté ? Vous a‑t-elle dit que nous sommes montés à la Scala Santa ? Jamais nous n’avions pensé qu’on trouverait ici, à Rome, l’escalier du Prétoire de Pilate, celui au haut duquel il présenta au peuple juif Notre-Seigneur en disant : Ecce Homo, « Voilà l’Homme. » C’est tellement impressionnant !
— Il se trouve tout près de Saint-Jean de Latran, n’est-ce pas, mes petits ?
— Oui, tante, dit Bernard à son tour. Nous l’avons tous monté à genoux, comme il convient. Ce que ces souvenirs sont empoignants !
Là-dessus, Bernard fait demi-tour et disparaît, ne se sentant pas d’humeur à étaler ses émotions.
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