IV
Saint Patrice en Irlande, Saint Augustin en Angleterre
En ce Ve siècle où l’invasion des barbares menaçait de submerger, sur le continent européen, les premières assises de la civilisation chrétienne, un certain Patrice, issu d’une famille romaine domiciliée en Angleterre, s’assignait comme programme de porter le Credo du Christ à tout un peuple insulaire qui devait, lui-même, être bientôt un peuple d’apôtres, le peuple irlandais, et de porter le nom de Rome, — la Rome chrétienne, — là où la Rome païenne n’avait pu trouver accès.
L’Irlande, il la connaissait déjà : il y avait un jour, jadis, débarqué malgré lui aux environs de sa quinzième année : une razzia faite par des Irlandais sur la côte anglaise l’avait emmené captif. Six ans durant, en Irlande, il avait été berger, un berger qui sans cesse priait, sentant l’Esprit bouillonner en lui. Il avait pu s’enfuir à bord d’un bateau qui transportait sur le continent toute une cargaison de chiens-loups ; du nord au sud, il avait traversé la Gaule, et les portes de l’abbaye de Lérins s’étaient ouvertes devant lui pour que sa jeunesse y fit quelque apprentissage de la vie monastique. À peine avait- il regagné son Angleterre natale, qu’il lui avait paru que la « voix d’Irlande » l’appelait, et que, sur cette terre où son adolescence avait été esclave, un rôle spirituel l’attendait. Repassant la Manche, il s’en était allé près de saint Germain d’Auxerre, qu’il savait soucieux de l’apostolat de l’Irlande ; il avait recueilli ses leçons, puis s’était agenouillé pour être sacré ; et c’est avec la dignité d’évêque qu’un jour de l’année 432 Patrice s’en allait enfin disputer aux druides les âmes irlandaises.
Défense, sous peine de mort, avaient dit les druides, d’allumer un feu dans la plaine, avant que le palais du roi ne soit illuminé par nos cérémonies. C’était la nuit de Pâques ; Patrice passait outre ; il faisait briller « le feu béni et clair », qui de partout s’apercevait ; et les mages, défiés par lui, sentaient que Patrice avait pour lui une force qui leur manquait, celle du miracle. En face de Patrice, aucune religion organisée, aucun enseignement religieux officiel. Ces druides irlandais, des magiciens plutôt que des prêtres, n’étaient, pour l’Irlande, ni des précepteurs de prière, ni des maîtres de morale, ni des directeurs de vie. Leur indigente religion ne laissait au commun des âmes aucune espérance ; la béatitude éternelle était le privilège de quelques hommes élus, que les fées choisissaient et choyaient, et qu’elles emmèneraient un jour vers quelque paradis terrestre ; le reste des mortels devait se contenter d’en rêver. Mais Patrice ayant longuement prié, ayant jeûné quarante jours dans la forêt de Foclut, entendit un appel de Dieu « aux saints du temps passé, à ceux du temps présent, à ceux de l’avenir » : Dieu les convoquait sur une cime qui dominait l’horizon ; et la voix divine bénissait le peuple de l’Irlande. Vers la cime, alors, Patrice voyait s’envoler, sous la forme de grands oiseaux, d’innombrables âmes ; et leurs essaims étaient si denses que la lumière du jour en était obscurcie. Ainsi Patrice put-il prévoir le fruit de ses prochains labeurs.
Ethnac la blanche et Fidelun la rousse, filles du roi Loegaire, se baignaient en une fontaine. Patrice et les évêques qui l’accompagnaient leur apparaissaient comme des esprits d’en haut. « Montrez-nous la face du Christ, » demandaient-elles à Patrice. Et tout de suite le Christ les prenait pour épouses, en son royaume.
Au delà de l’incomparable poésie de ces légendes, l’histoire découvre, en saint Patrice, une physionomie d’organisateur d’Église, qui prend un jour la route de Rome pour rattacher fermement au Saint-Siège les chrétientés de l’Irlande, et qui, à son retour, récompense la conversion du roi Daire en fondant en son royaume l’archevêché d’Armagh, investi, au nom du Saint-Siège, d’une souveraineté spirituelle sur l’Irlande. Mais, tout en même temps, ce fut le caractère de son génie apostolique de savoir adapter à ce christianisme même qu’il apportait certains usages et certaines formes de la religion qu’il trouvait. Le feu qu’on allumait pour le solstice d’été, Patrice ne l’éteignait pas ; il le faisait brûler en l’honneur du précurseur : ce sont les feux de la Saint-Jean. De ce soleil, qui était sacré pour les Celtes, il fit un symbole du Christ : « Nous croyons au vrai soleil, le Christ, disait-il dans sa Confession, et nous l’adorons. » Les piliers de pierre qu’il voyait dans la campagne et auxquels les païens attachaient une importance religieuse, il les christianisait en les ornant d’une croix. La visite des vieilles sources sacrées, Patrice ne la prohibait pas, mais il donnait à ces sources le nom de saints, et il y plongeait les gens pour les baptiser. À l’abri des vieux chênes druidiques, Patrice installait des solitaires. Il adoptait, même, le vêtement blanc des druides et leur bizarre habitude d’une tonsure entre les deux oreilles ; et ce fut là le trait spécial des moines irlandais.
Pour la première fois, avec Patrice et par Patrice, le Christ avait définitivement pénétré au delà des frontières du vieux monde romain ; et bientôt l’Irlande monastique, fille de ses lois, fille de son âme, ne tarda pas à rendre au continent européen ce que ce continent lui avait donné.
On vit à la fin du VIe siècle des moines irlandais émigrer de leur pays sans esprit de retour, pour annoncer le Christ dans la vallée du Rhin, dans les régions encore païennes de la Suisse. Ils s’en allaient souvent par groupes de douze, débarquaient en France, mendiaient pour vivre, prêchaient, fondaient des monastères. Saint Colomban et saint Gall, son disciple, furent parmi les plus célèbres.
Mais à cette même époque, à Rome, le pape saint Grégoire le Grand voulut mettre au service de l’Évangile la grande organisation monastique qu’avait créée saint Benoît, et il voulut prendre lui-même la direction du mouvement missionnaire, en désignant à certains apôtres certains champs d’action déterminés. Sur l’ordre de ce pape, le moine saint Augustin partit pour l’Angleterre avec quarante Bénédictins. Grégoire le Grand ne leur donnait pas seulement une feuille de route ; il leur donnait des méthodes. Le tabernacle du Christ fut installé par Augustin dans des sanctuaires hier païens, que les populations étaient habituées à fréquenter ; des jours de fêtes païennes devinrent jours de fêtes chrétiennes. En une soixantaine d’années, l’Angleterre fut presque entièrement chrétienne. Elle devait à la Papauté la grâce de connaître le Christ ; elle en remercia bientôt la Papauté en envoyant en Germanie quelques-uns de ses moines les plus illustres pour y prêcher le Christ.
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