Eucharistie.
Onze gars du village de Rivouard, blotti au fond de la vallée, sont partis avec leur vicaire par une belle soirée de décembre pour escalader la Roche Brune. C’est la courte ascension classique des débutants et, malgré le petit vent nord-est qui soulève parfois la neige dans un impalpable poudroiement argenté, ils ont atteint avant la nuit le refuge de La Placette situé à 2.000 mètres.
A la lueur clignotante des bougies, on s’installe parmi les rires et les chansons. Mais chut ! il faut dormir bien vite afin d’être en forme pour l’escalade du lendemain.
Au réveil, Monsieur le Vicaire a déjà préparé son autel portatif sur l’unique table du refuge. Dehors, le ciel est toujours clair, et la température s’est même radoucie. Un peu de gymnastique pour éprouver les muscles… quelques bonnes blagues… et les gars ayant sorti des sacs leurs missels, se groupent autour du prêtre qui a revêtu les ornements sacerdotaux.
La messe commence ; voici l’Évangile, l’Offertoire. Dans quelques instants, l’Hostie consacrée rayonnera dans le refuge. C’est alors que se produisit l’imprévisible. Un grondement, d’abord lointain et sourd, mais qui s’amplifie comme un tonnerre, fit brusquement lever toutes les têtes. Pas un cri, pas une parole, mais une pensée commune vient de jaillir : l’avalanche !
Le prêtre, penché sur l’humble table de bois blanc, vient d’articuler les mots de la Consécration quand l’énorme masse de neige, de glace et de pierre est sur eux. Les murs résonnent sous les chocs multiples, le refuge gémit de toute sa charpente et, dans un claquement sec, quelques solives craquent, risquant d’entraîner l’effondrement de la toiture entière.
Les gars ont compris : sans même se consulter, ils escaladent les couchettes et soutiennent de leurs épaules les solives rompues.
Ils sont là onze, tous muscles tendus dans un effort puissant car le poids de la charpente pèse maintenant sur eux. Le Christ, docile à la voix de son prêtre, est parmi eux, fragile et sans défense, comme dans l’étable de Bethléem, s’abandonnant à la protection de ses frères montagnards. Il n’est qu’un peu de pain, quelques gouttes de vin, que la toiture en s’effondrant peut écraser et ensevelir à jamais sous la neige.
Et les bras se tendent, les dos se voûtent, refusant de fléchir…
Ils sont là onze, ne pensant même plus au danger qu’ils courent eux-mêmes ; il ne faut pas que le Christ de la Messe soit enseveli ; il faut tenir, jusqu’à l’Ite Missa est, tout proche, jusqu’à la bénédiction que le prêtre leur donnera comme un merci.
Ils sont là onze, autour de la table du refuge, comme au jour de la première Cène. Onze gars qui peinent, qui suent malgré le froid, pour que jusqu’au bout la Messe soit dite !
Quand l’un d’eux, épuisé, doit baisser ses bras engourdis, les autres poussent plus fort : c’est leur sacrifice commun qu’ils offrent au ciel.
Le prêtre a rangé le calice, et rapidement s’est dépouillé de ses ornements sacerdotaux. Au-dessus des prisonniers de la neige, c’est maintenant le grand calme qui suit les désastres.
« Tenez bon, les gars ! Je vais essayer de débloquer la porte. »
Ce ne fut pas une petite affaire, mais avec sa pelle portative, soutane retroussée, le vicaire montagnard a vite creusé une cheminée en pente qui, en le conduisant au grand jour, écarte le danger d’étouffement. Avec le bois des couchettes il ne reste plus qu’à étayer provisoirement la charpente afin de permettre une sortie sans danger.
Dehors le soleil brille !
« Cette fois les gars, vous avez bien servi la messe… Je crois que le Bon Dieu est content !
— Et nous donc ! »
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