La Vierge sarrasine

Auteur : Des Brosses, Jean | Ouvrage : Et maintenant une histoire II .

Temps de lec­ture : 9 minutes

Notre-Dame

Pen­dant des siècles et des siècles, jus­qu’à ce qu’une main pro­fa­na­trice la détrui­sit en 1793, sous la Ter­reur, on véné­rait dans une très vieille cha­pelle, à La Saul­ne­rie, en Tar­de­nois, non loin de Reims, en Cham­pagne, une sin­gu­lière sta­tue de la Vierge. Cette sta­tue por­tait, pro­fon­dé­ment enfon­cé dans le genou gauche, un bizarre trait de fer, long d’une ving­taine de pouces. On l’ap­pe­lait « la Sar­ra­sine », mais nul ne savait trop pourquoi.

La toute récente décou­verte d’une ancienne légende cham­pe­noise vient enfin de don­ner le fin mot de cette his­toire bien mal connue. Elle mérite d’être contée. Je vais donc, ici, vous la dire.

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embarquement pour la croisade à Aigues-MortesC’é­tait en l’an 1249. A cette époque, sous la ban­nière aux fleurs de lys de France, à la suite du très saint roi , comtes et barons d’An­jou, de Cham­pagne ou de Poi­tou, ducs, vidames ou simples sires d’Au­vergne et de Nor­man­die, des Flandres, d’Ar­tois ou de Lor­raine, tous grands sei­gneurs ou petit princes par­tirent pour le loin­tain Orient.

Cette sep­tième s’é­tait embar­quée le 1248 du port d’Ai­guës-Mortes, dans le golfe du Lion, récem­ment acquis par , pré­ci­sé­ment pour que l’ex­pé­di­tion chré­tienne par­tit d’un port .

Une Croi­sade n’é­tait pas une mince entre­prise, hâti­ve­ment conduite et bien­tôt ter­mi­née. Les armées s’é­bran­laient pour plu­sieurs années et, avec elles, une foule consi­dé­rable de très humbles gens ne por­tant ni heaumes, ni ban­nières, mais, tout modes­te­ment, les outils de leur état : enclumes des for­ge­rons ou pics des bâtis­seurs, draps et ciseaux des fai­seurs d’ha­bits, pétrins et fours des bou­lan­gers, charmes et houes des labou­reurs… Ne fal­lait-il pas, pour tant de gens s’exi­lant par delà les mers en des lieux par avance hos­tiles, pré­voir qu’ils ne devraient comp­ter que sur eux-mêmes ?

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Or, c’est ain­si qu’à la sep­tième Croi­sade se trou­va entraî­né, dans la trei­zième année de son âge, Thi­baut, de La Saul­ne­rie, en Tar­de­nois, fils d’un humble save­tier. Son père, que le sire de Mont­mi­rail avait enga­gé dans l’ex­pé­di­tion, s’é­tait vu contraint, étant veuf, d’emmener avec lui son fils dans la grande aven­ture. Thi­baut, au prin­temps 1249, débar­quait en Égypte, le roi Louis ayant choi­si ce pays pour y lan­cer ses pre­miers assauts.

Saint Louis - DamietteIl y eut d’a­bord un grand suc­cès, puisque les Croi­sés, presque sans coup férir, purent s’emparer de .

Ah ! que Thi­baut trou­vait donc alors la Croi­sade, en même temps que la plus sainte chose, assu­ré­ment, la plus agréable aus­si qui se pût conce­voir en ce monde ! On bour­lin­guait sur des flots magni­fiques, on décou­vrait des pays d’or et d’a­zur, d’où les enne­mis s’en­fuyaient, aban­don­nant d’i­nes­ti­mables tré­sors entre les mains de leurs vainqueurs.

Tous étaient très bons pour Thi­baut, depuis les plus grands chefs, tel le Séné­chal de France, Mon­sei­gneur de , jus­qu’au der­nier des sol­dats. Tous étaient fra­ter­nel­le­ment unis, dans un même élan de foi, de bra­voure et d’im­mense espérance.

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CroisésLa vie pour Thi­baut ne devait pas long­temps demeu­rer aus­si belle ! Les Croi­sés ne tar­dèrent pas a connaître d’af­freux revers. Une mal­en­con­treuse expé­di­tion lan­ça le frère du roi de France, le Comte d’Ar­tois, dans une impasse d’où devait mal­heu­reu­se­ment s’en­suivre – avec la cap­ture finale du roi Louis – l’é­chec de toute cette Croi­sade si magni­fi­que­ment com­men­cée. Il s’a­gis­sait d’en­le­ver un impor­tant bas­tion : celui de , situé en plein del­ta du Nil. Un grand fos­sé, large comme l’é­tait la Marne au pays de Thi­baut : le canal de l’A­schoum, avait impo­sé la construc­tion labo­rieuse d’une digue sur laquelle 60.000 croi­sés, dont 20.000 à che­val, avaient pu avec suc­cès, dès leur pre­mier assaut se ruer vers Man­sou­rah. La mal­chance vou­lut que l’a­vant-garde pût seule péné­trer dans le bas­tion. Une contre-attaque des Sar­ra­sins cou­pa en deux l’ar­mée chré­tienne, et la situa­tion devint tra­gique. Durant plu­sieurs jours, les mêlées suc­cé­dèrent aux mêlées, le sang cou­la à flots. Le crois­sant des infi­dèles allait-il l’emporter sur la Croix des preux chevaliers ? .

A Damiette, les nou­velles arri­vaient désas­treuses. Sans cesse par­taient des ren­forts, cepen­dant que les cha­riots déver­saient un peu par­tout des gens d’armes morts ou bles­sés. Thi­baut assis­tait de son mieux les moines qui enter­raient les cadavres et pan­saient les blessures.

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Un jour, il fut déci­dé qu’une pro­ces­sion, dont Mgr l’Ar­che­vêque de Reims pren­drait lui-même la tête, sui­vrait le che­min de la digue pour aller, au milieu de la bataille, adju­rer Dieu de rendre aux fleurs de lys de France une vic­toire qui parais­sait d’heure en heure plus gra­ve­ment com­pro­mise. Thi­baut par­tit, par­mi les clercs, der­rière une Catéchisme - Vierge à l'enfant en boispetite sta­tue de la Vierge que l’on por­tait haut par-des­sus les têtes cas­quées, en chan­tant des can­tiques. Ce que le petit Cham­pe­nois vit en arri­vant non loin de Man­sou­rah dépas­sa en hor­reur tout ce qu’il aurait pu ima­gi­ner. Croi­sés et Mame­luks étaient aux prises en d’in­ces­sants corps à corps, dans un ter­rain boueux, mou­vant, abo­mi­nable. Le temps des basses eaux était venu, et le champ de bataille n’é­tait à cette heure qu’une immense éten­due de limon noir, empuan­té. La pro­ces­sion dut s’ar­rê­ter à quelque dis­tance de ce spec­tacle affreux, et l’on vit Mgr de Cham­pagne s’a­ge­nouiller dans sa pourpre à même la boue immonde, les bras éten­dus en croix, invo­quant le Dieu des armées, bénis­sant les ago­ni­sants, encou­ra­geant les héros valeu­reux qui lut­taient à un contre dix.

Une chose effroyable se pro­dui­sit alors : un tour­billon, une trombe de feu s’a­bat­tit sur la pieuse pro­ces­sion ! Les moines s’ef­fon­draient, atro­ce­ment brû­lés vifs. La panique dis­per­sait les gens. Qu’é­tait-ce là ? Le « feu gré­geois », l’arme la plus redou­table de l’é­poque, et qui consis­tait en un mélange d’huile de naphte, de gou­dron et de poix qui pou­vait allu­mer les plus ter­ribles incen­dies jusque dans les coques des navires immergés.

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Thi­baut, après de longues minutes d’an­goisse, se retrou­va cou­ché au milieu des cadavres, juste à côté de la petite Vierge de bois. Miracle ! Comme lui, la sta­tue de la Mère de Dieu était intacte ! Il la sou­le­va dans ses bras et, comme il l’a­vait vu faire à l’un des moines, il s’ef­for­ça de la bran­dir au-des­sus des morts et des mourants.

mamelukIl aper­çut tout à coup un har­di seul aux prises avec trois Mame­luks aux visages ter­ri­fiants, qui le mena­çaient de leurs ter­ribles yata­gans recour­bés, contre quoi le mal­heu­reux n’a­vait, pour se défendre, qu’une pauvre épée brisée.

Thi­baut n’hé­si­ta pas et par­tit avec sa sta­tuette prê­ter main-forte à cet homme per­du. En pas­sant, il ramas­sa encore une épée près d’un mort. Il par­vint par der­rière jus­qu’au che­va­lier, et put lui tendre l’arme. Celui-ci, dès qu’il eut repris en main une épée digne de son , tran­chant d’es­toc et de taille, avec la fougue d’un lion, mit les Mame­luks en fuite.

Le soir tom­bait. L’as­saut fou­gueux des infi­dèles sem­blait sus­pen­du pour un temps. Thi­baut, le fils du save­tier de La Saul­ne­rie, et le che­va­lier incon­nu se retrou­vèrent seuls tous les deux sur ce sinistre champ de défaite.

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Satue dorée polychrome de saint  LouisAlors, le che­va­lier reti­ra son heaume et Thi­baut tom­ba à genoux. C’é­tait au roi Louis en per­sonne qu’il avait appor­té une épée ! Le roi, lui aus­si, s’a­ge­nouilla et, ensemble, le prince et l’en­fant firent action de grâces.

Il leur fal­lut attendre la fin de la nuit avant de pou­voir son­ger à rega­gner le gros des forces déci­mées que l’on enten­dait péni­ble­ment se ras­sem­bler au nord, du côté de Damiette.

A l’aube, ils par­tirent pru­dem­ment, le roi de France et le fils du save­tier, trans­por­tant dévo­te­ment sur leurs épaules la petite Vierge de bois.

C’est sur ce triste che­min de retour qu’une flèche, lan­cée traî­treu­se­ment par quelque infi­dèle dis­si­mu­lé par­mi les cadavres, vint atteindre la sta­tue au genou gauche. L’au­guste visage du saint roi Louis se trou­vait exac­te­ment der­rière les plis de la robe de la Mère de Jésus ! La sta­tue n’eût point été là, que le trait le tuait d’un coup !

Au moment pré­cis où la Vierge Marie, par ce pro­dige insigne, venait de sau­ver le roi Louis, un ren­fort arri­va qui tira le prince et son com­pa­gnon de leur dan­ge­reuse posture.

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A Damiette, dit-on, Louis IX don­na à Thi­baut la Vierge de bois péné­trée du trait qui aurait dû lui ôter la vie, en lui deman­dant de la rap­por­ter dans son vil­lage quand il ren­tre­rait en terre de France, avec mis­sion de la dépo­ser à la place d’hon­neur dans son église et de réci­ter chaque jour devant elle dix Ave Maria pour le salut des âmes des Croi­sés tom­bés pour l’a­mour de Dieu…

Et c’est ain­si qu’à La Saul­ne­rie, en Tar­de­nois, depuis 1254, date du retour en France de la sep­tième Croi­sade, jus­qu’à la grande Révo­lu­tion, on véné­ra la Vierge dite « Sar­ra­sine » et qui por­tait au genou un trait de fer.

Jean Des Brosses.

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