La saga du filet

| Ouvrage : Et maintenant une histoire I .

Temps de lec­ture : 6 minutes

Vaillance, devoir d’état.

Histoire pour illustrer Vaillance et Devoir d'état - Fjord en Norvège par Louis GurlittActive la navette, ma fille, et noue le chanvre et tire chaque maille, car il me faut un filet neuf. Vois mon grand bateau de pêche, il est prêt à labou­rer de sa carène d’or le pro­fond et pois­son­neux. J’ai dure­ment manié la hache pour abattre les grands sapins dans le champ gla­cé où des trou­peaux de rennes viennent brou­ter le lichen et l’é­corce tendre. Ah c’est un rude ouvrage, crois-moi, ma fille, de trans­for­mer le sapin blond, ce bois qui pleure à chaque coup, en un bateau dur à la vague, docile au vent et que ne mord pas la saumure.

Active la navette, ma fille, et noue le chanvre et tire et serre chaque maille, car il me faut un filet neuf. Mais je vou­drais un grand filet car, après Noël, je m’en vais pêcher avec ton frère Axel. Hâte-toi, ma fille, mets‑y tes dix doigts menus et déliés, tes yeux brillants comme givre, car j’ai besoin d’un filet fin. Mets‑y sur­tout ton cœur, ma Het­ta, c’est en effet un filet sans faille qu’il me faut. »

Récit pour les jeunes - Hetta faisant le filet de pêcheHet­ta fit donc un filet neuf. Elle y mit ses dix doigts… mais ses deux yeux pas bien sou­vent, car ils sui­virent, dis­traits, le vol argen­té des lents oiseaux émi­grants vers les îles.

Et son cœur, elle l’y mit moins encore. Il s’en­vo­lait, léger, au milieu des rêves qui fuyaient loin vers l’in­con­nu. Ain­si Het­ta glis­sa dans son ouvrage ce qui, jamais, n’y doit entrer. Elle y glis­sa, l’un par-des­sus l’autre, le Doute puis la Fraude.

« Pour­quoi tendre si fort le chanvre rêche ? Pour­quoi m’y écor­cher les mains ? Mon père veut-il du sang sur chaque nœud ? Sur mille et mille points de ma résille, qu’im­porte un petit fil qui baille ? Ce n’est pas pour un phoque ni pour une baleine, ni pour de bien gros pois­sons. Mon père ne pêche que le hareng ou le sprat ! Quel menu butin pour de tels efforts ! »

* * *

Un soir d’hi­ver, le navire leva l’ancre. Il fai­sait noir dans le ciel, en mer et dans les cœurs. Het­ta, debout sur la jetée, fixait des yeux la mer s’en­fuyant comme un fan­tôme. Elle pous­sait quelques sou­pirs. Elle pen­sait aimer son père, mais pas jus­qu’à lui don­ner quelques gouttes de son sang, cachées dans son ouvrage. Là-bas, le pêcheur, face au vent, face au nau­frage, empor­tait sur sa large épaule le filet neuf, déjà tout gon­flé d’espoir.

« Axel, mon fils, qu’au plus haut du mât scin­tille la lampe pré­cieuse ; balance-la long­temps dans le brouillard. Het­ta ver­ra du rivage une étoile dans la nuit, dans cette nuit noire, sous ce ciel voi­lé, et elle enten­dra son vieux père qui lui dit : « Merci. »

Trois jours se pas­sèrent sans soleil ! Trois longues veilles de la même et lugubre nuit !

Les pêcheurs dans la brume« Har­di, les pre­neurs de harengs ! cria enfin Axel, pen­ché sur la vague sombre comme suie. je crois voir briller les écailles d’a­cier ! » Dans sa joie, l’en­fant se cour­ba trop fort. Il glis­sa par-des­sus bord et dis­pa­rut dans la vague.

« Quel bap­tême pour un pêcheur, de tom­ber dans un filet plein, pen­sa le père en tirant sur le câble. Heu­reu­se­ment, le filet de Het­ta, ma fille, est un filet sans défaut, c’est un filet neuf. »

Mais sou­dain, ses deux mains cris­pées, ses mains qui n’a­vaient jamais fai­bli, devinrent molles : elles trem­blaient. Le filet remon­tait… vide. Sur mille points de la résille, un mau­vais nœud s’é­tait rompu.

La fileuse ne vit pas reve­nir son frère Axel, mais seul, sou­cieux, son père sombre et voûté.

« Ma fille, qu’as-tu fait de mon fils, ton frère ?

— Étais-je donc sa gardienne ?

— Il a péri en mer, car je croyais le repê­cher dans un filet sans défaut.

— Hélas ! hélas ! gémit Het­ta, si j’a­vais su, avec quel soin, avec quel cœur j’au­rais ser­ré cha­cun de mes nœuds ! »

* * *

Tirer les âmes vers DieuAprès avoir enten­du cette his­toire, tu penses que tu aurais grande peine si tu t’ap­pe­lais Het­ta. Écoute encore. A toi aus­si un Père a parlé.

« Ma petite fille, je veux que ta vie res­semble à un filet sans défaut.

— Com­ment ferais-je, mon Dieu ?

— Chaque heure de ta jour­née est une maille de ta vie ; une leçon bien apprise, une page de devoir sans rature, un acte d’o­béis­sance avec le sou­rire, un jeu sans chi­cane, voi­là les mailles qu’il me faut pour faire un beau filet.

— Et que vou­lez-Vous en faire, Seigneur ?

— Si ta vie res­semble à un filet sans défaut, elle Me ser­vi­ra pour rame­ner à Moi beau­coup d’âmes.

— Alors, Père, me voi­ci ! Je met­trai tout mon cœur à l’ou­vrage et je ser­re­rai avec chaque nœud. Dans ce filet solide, nulle âme ne pour­ra s’é­chap­per, tan­dis qu’elle mon­te­ra vers Vous. »

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