Vaillance, devoir d’état.
Active la navette, ma fille, et noue le chanvre et tire chaque maille, car il me faut un filet neuf. Vois mon grand bateau de pêche, il est prêt à labourer de sa carène d’or le fjord profond et poissonneux. J’ai durement manié la hache pour abattre les grands sapins dans le champ glacé où des troupeaux de rennes viennent brouter le lichen et l’écorce tendre. Ah c’est un rude ouvrage, crois-moi, ma fille, de transformer le sapin blond, ce bois qui pleure à chaque coup, en un bateau dur à la vague, docile au vent et que ne mord pas la saumure.
Active la navette, ma fille, et noue le chanvre et tire et serre chaque maille, car il me faut un filet neuf. Mais je voudrais un grand filet car, après Noël, je m’en vais pêcher avec ton frère Axel. Hâte-toi, ma fille, mets‑y tes dix doigts menus et déliés, tes yeux brillants comme givre, car j’ai besoin d’un filet fin. Mets‑y surtout ton cœur, ma Hetta, c’est en effet un filet sans faille qu’il me faut. »
Hetta fit donc un filet neuf. Elle y mit ses dix doigts… mais ses deux yeux pas bien souvent, car ils suivirent, distraits, le vol argenté des lents oiseaux émigrants vers les îles.
Et son cœur, elle l’y mit moins encore. Il s’envolait, léger, au milieu des rêves qui fuyaient loin vers l’inconnu. Ainsi Hetta glissa dans son ouvrage ce qui, jamais, n’y doit entrer. Elle y glissa, l’un par-dessus l’autre, le Doute puis la Fraude.
« Pourquoi tendre si fort le chanvre rêche ? Pourquoi m’y écorcher les mains ? Mon père veut-il du sang sur chaque nœud ? Sur mille et mille points de ma résille, qu’importe un petit fil qui baille ? Ce n’est pas pour un phoque ni pour une baleine, ni pour de bien gros poissons. Mon père ne pêche que le hareng ou le sprat ! Quel menu butin pour de tels efforts ! »
* * *
Un soir d’hiver, le navire leva l’ancre. Il faisait noir dans le ciel, en mer et dans les cœurs. Hetta, debout sur la jetée, fixait des yeux la mer s’enfuyant comme un fantôme. Elle poussait quelques soupirs. Elle pensait aimer son père, mais pas jusqu’à lui donner quelques gouttes de son sang, cachées dans son ouvrage. Là-bas, le pêcheur, face au vent, face au naufrage, emportait sur sa large épaule le filet neuf, déjà tout gonflé d’espoir.
« Axel, mon fils, qu’au plus haut du mât scintille la lampe précieuse ; balance-la longtemps dans le brouillard. Hetta verra du rivage une étoile dans la nuit, dans cette nuit noire, sous ce ciel voilé, et elle entendra son vieux père qui lui dit : « Merci. »
Trois jours se passèrent sans soleil ! Trois longues veilles de la même et lugubre nuit !
« Hardi, les preneurs de harengs ! cria enfin Axel, penché sur la vague sombre comme suie. je crois voir briller les écailles d’acier ! » Dans sa joie, l’enfant se courba trop fort. Il glissa par-dessus bord et disparut dans la vague.
« Quel baptême pour un pêcheur, de tomber dans un filet plein, pensa le père en tirant sur le câble. Heureusement, le filet de Hetta, ma fille, est un filet sans défaut, c’est un filet neuf. »
Mais soudain, ses deux mains crispées, ses mains qui n’avaient jamais faibli, devinrent molles : elles tremblaient. Le filet remontait… vide. Sur mille points de la résille, un mauvais nœud s’était rompu.
La fileuse ne vit pas revenir son frère Axel, mais seul, soucieux, son père sombre et voûté.
« Ma fille, qu’as-tu fait de mon fils, ton frère ?
— Étais-je donc sa gardienne ?
— Il a péri en mer, car je croyais le repêcher dans un filet sans défaut.
— Hélas ! hélas ! gémit Hetta, si j’avais su, avec quel soin, avec quel cœur j’aurais serré chacun de mes nœuds ! »
* * *
Après avoir entendu cette histoire, tu penses que tu aurais grande peine si tu t’appelais Hetta. Écoute encore. A toi aussi un Père a parlé.
« Ma petite fille, je veux que ta vie ressemble à un filet sans défaut.
— Comment ferais-je, mon Dieu ?
— Chaque heure de ta journée est une maille de ta vie ; une leçon bien apprise, une page de devoir sans rature, un acte d’obéissance avec le sourire, un jeu sans chicane, voilà les mailles qu’il me faut pour faire un beau filet.
— Et que voulez-Vous en faire, Seigneur ?
— Si ta vie ressemble à un filet sans défaut, elle Me servira pour ramener à Moi beaucoup d’âmes.
— Alors, Père, me voici ! Je mettrai tout mon cœur à l’ouvrage et je serrerai avec vaillance chaque nœud. Dans ce filet solide, nulle âme ne pourra s’échapper, tandis qu’elle montera vers Vous. »
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