Dixième commandement[1]
Brr… qu’il fait froid ! M’est avis qu’il va neiger ! »
Sur sa porte, grand-père Naudé scrute le ciel de son regard profond. Chaque soir, il vient ainsi lire dans la couleur et la marche des nuages le temps qu’il fera le lendemain. Il est si savant qu’il connaît toutes les lignes du ciel et, sou-vent, il arrive qu’à la veille d’une fête ou d’un mariage les villageois viennent pour le consulter.
« Père Naudé, f’ra t’y beau demain ? »
Et le grand-père Naudé sème de la joie ou de l’ennui par l’annonce d’une belle journée ou par celle d’une pluie tenace. Ce soir-là, il rentre frileusement chez lui auprès du poêle ronronnant de la cuisine où ses petits-enfants Bernard et Pierre s’amusent à cœur joie.
« Petits, soyez contents ; il y aura ben d’la neige demain ! Mieux vaut ça : Noël aux tisons, Pâques au balcon.
— Tant mieux, grand-père, tant mieux », s’écrient les deux petits dont les yeux brillent déjà de joie à la pensée de s’en aller glisser en traîneau sur les pentes neigeuses des collines de Jussy.
* * *
Cette nuit-là, en effet, il neigea.
Peu à peu, le toit penchant de la maison se couvrit d’une mousseuse couverture blanche qui s’épaissit d’heure en heure. Encapuchonné comme un moine, le vieux clocher égrena les heures d’un ton assourdi, et les sapins méditatifs de la forêt se recueillirent dans un silence complet.
Il neigea ainsi jusqu’au matin.
Quel beau réveil firent Bernard et Pierre en voyant d’innombrables papillons blancs voltiger devant leur fenêtre, et comme ils furent vite habillés ! Toute la matinée, ils guettèrent anxieusement l’éclaircie qui permettrait d’aller voir l’état des pistes ; enfin, vers dix heures, le soleil succéda à la chute des flocons blancs et fit resplendir la terre d’innombrables scintillements de cristaux de neige. Là-haut, à l’ombre des bois, elle durcissait sous l’âpre bise du nord.
Bientôt, tout au long du flanc de la colline, il y eut double rangée de traîneaux, les uns descendant, les autres remontant, comme une colonie de fourmis le long d’un mur.
Bernard et Pierre glissaient avec ardeur sur le beau traîneau vert à siège capitonné construit par grand-père ; un splendide traîneau, souple et rapide, qui faisait l’admiration de tous les gars du village. Le vent leur donnait des joues rouges comme des pommes d’api et la joie illuminait leurs yeux.
Tout seul et à l’écart, un garçon aux yeux fuyants les regardait avec envie…
* * *
L’après-midi, la neige devint dure à souhait, et quand les deux petits frères arrivèrent au sommet du Haut Mont de Jussy pour reprendre la partie, ils trouvèrent les gars discutant ensemble.
« Les v’là, les v’là !
— Vite, vous deux, grouillez-vous ! On vous attend pour lancer une course de vitesse ! »
Joyeux, Bernard et Pierre gravissent les derniers mètres en remorquant « Éclair », le joli traîneau.
« Oui, explique Arthur, le garçon aux yeux fuyants, on organise une course pour voir quel est le traîneau le plus rapide ! Vous serez les premiers, vous deux, avec votre « Éclair » ; mettez-vous en tête de file ! Puisque c’est vous qui avez le plus beau traîneau, il est juste qu’on le mette à l’honneur, pas vrai, les autres ?
— Bien sûr ! Bravo pour « Éclair » ! crient tous les gars.
— Je descends en bas de la piste, ajoute Arthur, et je compterai sur mes doigts les secondes que chacun mettra à arriver au but. »
Pendant ce temps, « Éclair » est mis en position de départ par ses propriétaires et, au coup de sifflet, un… deux… trois… hop ! En route.
* * *
Quittant le sommet, « Éclair » a décrit une courbe majestueuse puis, avec sûreté, il dévale maintenant la pente à toute allure, dans un poudroiement de neige ; encore quelques mètres et il sera arrivé !
Mais que fait donc Arthur ? Pourquoi ne compte-t-il pas ? Voici qu’il rit plus sournoisement que jamais !
Tout à coup un choc terrible sur la piste projette « Éclair » et ses occupants contre le tronc d’un gros sapin tandis qu’un cri terrible retentit.
Hébété, Arthur contemple maintenant les débris de planches vernies d’où émerge péniblement Bernard contusionné, et qui hurle tout à coup de désespoir en regardant Pierre étendu qui ne remue plus, Pierre livide comme un mort !
« Pierre ! mon petit frère… il est mort ! »
A ce cri d’effroi tous les garçons qui attendaient impatiemment en haut le signal du départ quittent les traîneaux et se précipitent vers Bernard.
« Arthur, supplie ce dernier en pleurant, va vite chercher mon grand-père ! »
Mais Arthur ne répond pas, tout occupé qu’il est à écouter une voix terrible qui gronde dans son cœur : « Arthur ! Arthur ! qu’as-tu fait de ton petit camarade ? Pourquoi as-tu saboté la piste ? »
Et il s’enfuit, la tête basse, dans les bois.
* * *
En arrivant en bas, les camarades des deux petits aperçurent en beau milieu de la piste, juste à l’endroit de l’accident, un piquet de bois enfoncé exprès dans la neige !
Ils comprirent que c’était Arthur qui, par jalousie, avait provoqué le renversement du traîneau et la chute des deux enfants ; leur indignation ne connut point de bornes. Bien vite ils coururent au village chercher du secours pour le petit Pierre qui restait dans la même immobilité.
De suite on vit arriver le pauvre grand-père Naudé, accompagné de M. le Curé et du docteur, tous trois très inquiets : le docteur se pencha vers Pierre, tâta son pouls, écouta son cœur qui ne battait plus qu’imperceptiblement et, en branlant tristement la tête, il se tourna vers le prêtre
« L’absolution ! Faites vite ! »
Dans le silence recueilli de la campagne toute blanche, le prêtre prononça les paroles sacramentelles qui rendent l’âme plus blanche encore que la neige et traça en même temps le signe de la croix au-dessus du petit gars si joyeux encore une heure auparavant et maintenant à un pas de la mort. On fit un brancard de fortune avec deux branches et une couverture, et le petit garçon y fut déposé sans avoir repris la moindre connaissance.
Le cortège reprit le chemin du village. Derrière la civière de Pierre tous ses camarades pleuraient.
* * *
Une nouvelle nuit est venue, claire, froide, étincelante d’étoiles, et en tous les villages les cloches chantent la joie de Noël !
Dans son petit lit blanc, Pierre repose fixement, veillé par sa famille désolée qui attend le dernier soupir.
Tout, à coup, la porte s’ouvre brusquement et, dans un tourbillon de vent, un garçon aux cheveux en désordre, au regard apeuré, entre comme un fou et se jette sur le lit de Pierre.
« Pierre, pardonne-moi, crie-t-il, je ne voulais pas te tuer, c’était seulement le traîneau… »
Sous le choc brutal, Pierre a un faible gémissement, le premier depuis la chute.
« Sauvé ! il est sauvé, rugit le vieux docteur. Il réagit enfin ! »
Attrapant Arthur au collet, il dégage rapidement le lit en s’écriant
« Gredin, chenapan, tu l’avais tué ce pauvre gosse, mais par ta brutalité tu viens de le sauver ! »
Si c’était vrai…
Arthur regarde le docteur avec des yeux de bête traquée, ayant peur de mal comprendre.
Oui, c’était vrai, Pierre était sauvé !
Cette nuit-là, les cloches de Noël avaient semé de l’espérance au-dessus de son lit, de ce lit où il serait immobilisé encore de longs jours, mais pour la guérison. Et pendant toute sa convalescence, il fut veillé avec dévouement par Arthur, mais un Arthur transformé par le repentir.
Noël ! Noël ! Paix aux âmes de bonne volonté !
Noël ! Paix aux cœurs repentants !
L. Demetz.
- [1] Dixième commandement : Bien d’autrui ne convoiteras pour l’avoir malhonnêtement.↩
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