La piste tragique

Auteur : Demetz L. | Ouvrage : Et maintenant une histoire I .

Temps de lec­ture : 8 minutes

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Brr… qu’il fait froid ! M’est avis qu’il va neiger ! »

image, catéchisme - GrandPere devant son chaletSur sa porte, grand-père Nau­dé scrute le ciel de son regard pro­fond. Chaque soir, il vient ain­si lire dans la cou­leur et la marche des nuages le temps qu’il fera le len­de­main. Il est si savant qu’il connaît toutes les lignes du ciel et, sou-vent, il arrive qu’à la veille d’une fête ou d’un mariage les vil­la­geois viennent pour le consulter.

« Père Nau­dé, f’ra t’y beau demain ? »

Et le grand-père Nau­dé sème de la joie ou de l’en­nui par l’an­nonce d’une belle jour­née ou par celle d’une pluie tenace. Ce soir-là, il rentre fri­leu­se­ment chez lui auprès du poêle ron­ron­nant de la cui­sine où ses petits-enfants Ber­nard et Pierre s’a­musent à cœur joie.

« Petits, soyez contents ; il y aura ben d’la neige demain ! Mieux vaut ça : Noël aux tisons, Pâques au balcon.

— Tant mieux, grand-père, tant mieux », s’é­crient les deux petits dont les yeux brillent déjà de joie à la pen­sée de s’en aller glis­ser en traî­neau sur les pentes nei­geuses des col­lines de Jussy.

* * *

Cette nuit-là, en effet, il neigea.

Peu à peu, le toit pen­chant de la mai­son se cou­vrit d’une mous­seuse cou­ver­ture blanche qui s’é­pais­sit d’heure en heure. Enca­pu­chon­né comme un moine, le vieux clo­cher égre­na les heures d’un ton assour­di, et les sapins médi­ta­tifs de la forêt se recueillirent dans un silence complet.

Il nei­gea ain­si jus­qu’au matin.

Quel beau réveil firent Ber­nard et Pierre en voyant d’in­nom­brables papillons blancs vol­ti­ger devant leur fenêtre, et comme ils furent vite habillés ! Toute la mati­née, ils guet­tèrent anxieu­se­ment l’é­clair­cie qui per­met­trait d’al­ler voir l’é­tat des pistes ; enfin, vers dix heures, le soleil suc­cé­da à la chute des flo­cons blancs et fit res­plen­dir la terre d’in­nom­brables scin­tille­ments de cris­taux de neige. Là-haut, à l’ombre des bois, elle dur­cis­sait sous l’âpre bise du nord.

Catéchèse : La jalousie - Enfant en luge descendant la collineBien­tôt, tout au long du flanc de la col­line, il y eut double ran­gée de traî­neaux, les uns des­cen­dant, les autres remon­tant, comme une colo­nie de four­mis le long d’un mur.

Ber­nard et Pierre glis­saient avec ardeur sur le beau traî­neau vert à siège capi­ton­né construit par grand-père ; un splen­dide traî­neau, souple et rapide, qui fai­sait l’ad­mi­ra­tion de tous les gars du vil­lage. Le vent leur don­nait des joues rouges comme des pommes d’a­pi et la joie illu­mi­nait leurs yeux.

Tout seul et à l’é­cart, un gar­çon aux yeux fuyants les regar­dait avec envie…

* * *

L’a­près-midi, la neige devint dure à sou­hait, et quand les deux petits frères arri­vèrent au som­met du Haut Mont de Jus­sy pour reprendre la par­tie, ils trou­vèrent les gars dis­cu­tant ensemble.

« Les v’là, les v’là !

— Vite, vous deux, grouillez-vous ! On vous attend pour lan­cer une course de vitesse ! »

Joyeux, Ber­nard et Pierre gra­vissent les der­niers mètres en remor­quant « Éclair », le joli traîneau.

« Oui, explique Arthur, le gar­çon aux yeux fuyants, on orga­nise une course pour voir quel est le traî­neau le plus rapide ! Vous serez les pre­miers, vous deux, avec votre « Éclair » ; met­tez-vous en tête de file ! Puisque c’est vous qui avez le plus beau traî­neau, il est juste qu’on le mette à l’hon­neur, pas vrai, les autres ?

KT - histoire pour les enfants - luge - enfants dévalant la pente— Bien sûr ! Bra­vo pour « Éclair » ! crient tous les gars.

— Je des­cends en bas de la piste, ajoute Arthur, et je comp­te­rai sur mes doigts les secondes que cha­cun met­tra à arri­ver au but. »

Pen­dant ce temps, « Éclair » est mis en posi­tion de départ par ses pro­prié­taires et, au coup de sif­flet, un… deux… trois… hop ! En route.

* * *

Quit­tant le som­met, « Éclair » a décrit une courbe majes­tueuse puis, avec sûre­té, il dévale main­te­nant la pente à toute allure, dans un pou­droie­ment de neige ; encore quelques mètres et il sera arrivé !

Mais que fait donc Arthur ? Pour­quoi ne compte-t-il pas ? Voi­ci qu’il rit plus sour­noi­se­ment que jamais !

Tout à coup un choc ter­rible sur la piste pro­jette « Éclair » et ses occu­pants contre le tronc d’un gros sapin tan­dis qu’un cri ter­rible retentit.

Hébé­té, Arthur contemple main­te­nant les débris de planches ver­nies d’où émerge péni­ble­ment Ber­nard contu­sion­né, et qui hurle tout à coup de déses­poir en regar­dant Pierre éten­du qui ne remue plus, Pierre livide comme un mort !

« Pierre ! mon petit frère… il est mort ! »

A ce cri d’ef­froi tous les gar­çons qui atten­daient impa­tiem­ment en haut le signal du départ quittent les traî­neaux et se pré­ci­pitent vers Bernard.

« Arthur, sup­plie ce der­nier en pleu­rant, va vite cher­cher mon grand-père ! »

Mais Arthur ne répond pas, tout occu­pé qu’il est à écou­ter une voix ter­rible qui gronde dans son cœur : « Arthur ! Arthur ! qu’as-tu fait de ton petit cama­rade ? Pour­quoi as-tu sabo­té la piste ? »

Et il s’en­fuit, la tête basse, dans les bois.

* * *

En arri­vant en bas, les cama­rades des deux petits aper­çurent en beau milieu de la piste, juste à l’en­droit de l’ac­ci­dent, un piquet de bois enfon­cé exprès dans la neige !

Ils com­prirent que c’é­tait Arthur qui, par , avait pro­vo­qué le ren­ver­se­ment du traî­neau et la chute des deux enfants ; leur indi­gna­tion ne connut point de bornes. Bien vite ils cou­rurent au vil­lage cher­cher du secours pour le petit Pierre qui res­tait dans la même immobilité.

De suite on vit arri­ver le pauvre grand-père Nau­dé, accom­pa­gné de M. le Curé et du doc­teur, tous trois très inquiets : le doc­teur se pen­cha vers Pierre, tâta son pouls, écou­ta son cœur qui ne bat­tait plus qu’im­per­cep­ti­ble­ment et, en bran­lant tris­te­ment la tête, il se tour­na vers le prêtre

« L’ ! Faites vite ! »

Dans le silence recueilli de la cam­pagne toute blanche, le prêtre pro­non­ça les paroles sacra­men­telles qui rendent l’âme plus blanche encore que la neige et tra­ça en même temps le signe de la croix au-des­sus du petit gars si joyeux encore une heure aupa­ra­vant et main­te­nant à un pas de la mort. On fit un bran­card de for­tune avec deux branches et une cou­ver­ture, et le petit gar­çon y fut dépo­sé sans avoir repris la moindre connaissance.

Le cor­tège reprit le che­min du vil­lage. Der­rière la civière de Pierre tous ses cama­rades pleuraient.

* * *

Une nou­velle nuit est venue, claire, froide, étin­ce­lante d’é­toiles, et en tous les vil­lages les cloches chantent la joie de Noël !

Dans son petit lit blanc, Pierre repose fixe­ment, veillé par sa famille déso­lée qui attend le der­nier soupir.

Tout, à coup, la porte s’ouvre brus­que­ment et, dans un tour­billon de vent, un gar­çon aux che­veux en désordre, au regard apeu­ré, entre comme un fou et se jette sur le lit de Pierre.

« Pierre, par­donne-moi, crie-t-il, je ne vou­lais pas te tuer, c’é­tait seule­ment le traîneau… »

Sous le choc bru­tal, Pierre a un faible gémis­se­ment, le pre­mier depuis la chute.

« Sau­vé ! il est sau­vé, rugit le vieux doc­teur. Il réagit enfin ! »

Attra­pant Arthur au col­let, il dégage rapi­de­ment le lit en s’écriant

« Gre­din, che­na­pan, tu l’a­vais tué ce pauvre gosse, mais par ta bru­ta­li­té tu viens de le sauver ! »

Si c’é­tait vrai…

Arthur regarde le doc­teur avec des yeux de bête tra­quée, ayant peur de mal comprendre.

Oui, c’é­tait vrai, Pierre était sauvé !

Jalousie et dixième commandemant expliqué aux enfants - crèche sous la neige

Cette nuit-là, les cloches de Noël avaient semé de l’es­pé­rance au-des­sus de son lit, de ce lit où il serait immo­bi­li­sé encore de longs jours, mais pour la gué­ri­son. Et pen­dant toute sa conva­les­cence, il fut veillé avec dévoue­ment par Arthur, mais un Arthur trans­for­mé par le .

Noël ! Noël ! Paix aux âmes de bonne volonté !

Noël ! Paix aux cœurs repentants !

L. Demetz.

  1. [1] Dixième com­man­de­ment : Bien d’au­trui ne convoi­te­ras pour l’a­voir mal­hon­nê­te­ment.

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