Chapitre VII
Par un beau matin froid mais clair, la roulotte tant espérée est parvenue sur la place du village.
André, sans cesse aux aguets, a couru prévenir ses grands amis, et, aussitôt après déjeuner, la troupe, sous l’égide du cousin Bernard, arrive au grand complet.
Les garçons constatent, ô bonheur ! que la roulotte, pauvre mais propre, possède un vieux moteur et se précipitent pour en vérifier la marque.
Pendant cette inspection, Bernadette, suivie des petites filles, frappe à la porte close.
Un minois passablement ébouriffé paraît instantanément, et les yeux, craintifs d’abord, s’éclairent en reconnaissant la jeune fille.
— Bonjour, mon petit Nono, dit Bernadette en caressant affectueusement les cheveux frisés. Est-ce que maman est là ?
Relevant sa frimousse, Nono, sans répondre, fait signe que oui, puis il prend sans façon la main de la jeune fille et la fait entrer.
Annie et Colette hésitent sur le seuil, mais une femme bien maigre, sous d’humbles vêtements noirs, les traits ravagés par la souffrance, dit d’une voix chantante :
— Entrez, mes petites demoiselles.
Puis, tournant vers Bernadette ses grands yeux noirs soudain pleins de larmes, elle ajoute regardant les deux petites :
— Et moi… je n’en ai plus !
Nono a pris un air farouche pour lutter contre ses propres larmes. Colette et Annie ont le cœur serré, et il faut toute la douceur de Bernadette, tout l’entrain des garçons, qui viennent à la rescousse, pour adoucir le premier contact.
Mais, quand on se quitte, c’est avec des au revoir affectueux et de bonnes poignées de mains.
Jean a passé son bras sous celui de sa grande sœur.
— Dis, Bernadette, comment va-t-on s’arranger pour bien préparer ce petit Nono ?
— Il est déjà convenu avec maman que nous lui ferons comprendre à fond son catéchisme. Vous, la jeunesse, débrouillez-vous. Étudiez votre affaire ; à vous de lui expliquer la liturgie du baptême et de la pénitence. Il est très intelligent, il a neuf ans : il vous posera des questions embarrassantes, je vous en préviens ; gare si vous répondez de travers.
— Bah ! dit Bernard, pas si bêtes ! Nous allons continuer à nous faire rafraîchir la mémoire au presbytère. Quand nous serons fin prêts, nous affronterons avec une supériorité tranquille les pourquoi du jeune Nono.
C’est ainsi que M. le curé vit de nouveau envahir sa cuisine. Sur les modestes bancs de bois ciré, la jeunesse s’installe autour de la table. Dans l’immense cheminée, Brigitte silencieusement jette un fagot, sur les tisons qui se réveillent en faisant jaillir des gerbes d’étincelles.
On s’explique, on précise les rôles des divers professeurs du petit Nono, pour le bien préparer à sa première confession, et M. le curé, avec son inlassable bonhomie, répond :
— Compris ! Inutile de vous rappeler mes leçons de catéchisme. C’est l’explication liturgique que vous voulez ?
— Juste ! monsieur le Curé. Maman et Bernadette préparent le plus difficile.
— Donc, nous leur laissons les soins de mettre à la portée de ce pauvre petit la doctrine même du sacrement. Il leur faudra beaucoup de clarté et de patience pour la lui expliquer.
— C’est vrai, monsieur le Curé, dit Bernard. Pour nous, c’est très simple, parce qu’on nous a appris cela tout petits. Et puis, nous nous confessons de notre mieux tous les huit ou quinze jours ; mais, quant à ce qui concerne la liturgie du sacrement de pénitence, nous sommes aussi nuls que Nono, et vous voyez devant vous la plus belle bande de cancres que vous ayez rencontrée dans votre vie.
— Merci ! protestent les autres. C’est encore heureux que tu avoues faire partie de la bande !
* * *
— Alors, il s’agit de vous arracher à ce triste état d’ignorance. Commençons par le commencement.
Le sacrement de pénitence remet les péchés commis après le baptême. Ce pour quoi (je vous le rappelle entre parenthèses) on l’appelle parfois « un sacrement des morts ».
Le péché fait du pécheur un coupable. On peut donc, et on doit, assimiler le sacrement de pénitence à un jugement. Or dites-moi : comment s’accomplit habituellement un jugement ?
Réponse unanime :
— Devant un tribunal.
— D’où le nom donné au confessionnal de tribunal de la pénitence. Vous autres, les garçons, vous vous confessez souvent à la sacristie ou ailleurs : n’empêche que vous êtes toujours à genoux comme un coupable, et le prêtre assis comme un juge. Ce juge a parfois la tête couverte de la barrette, signe de son autorité (autrement dit de son pouvoir de juge), et, sur le surplis, il porte l’étole violette, dont la couleur symbolise la pénitence.
Vous voici donc à genoux et très bien préparés. Par quel acte allez-vous commencer votre confession ?
— En demandant la bénédiction du prêtre : « Mon Père, bénissez-moi parce que j’ai péché. »
— Et le prêtre va vous répondre en latin : « Que le Seigneur soit par sa grâce dans votre cœur et sur vos lèvres, et qu’ainsi vous fassiez une confession parfaite de tous vos péchés. Je le demande au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. »
— Oh ! dit Jean avec étonnement, sommes-nous bêtes tout de même de n’avoir jamais cherché à comprendre une prière aussi belle ! De ma vie je n’ai pensé à savoir ce qu’elle signifiait. Pourtant, puisque nous, les garçons, nous savons le latin, c’eût été si simple d’écouter attentivement.
— Voilà ! C’est comme ça. Presque personne ne se donne la peine de comprendre les rites admirables de la liturgie. Êtes-vous même bien sûrs, quand vous récitez votre Confiteor, de réaliser ce qu’il y a de magnifique dans cet humble aveu de notre misère aux pieds de Dieu, de la sainte Vierge, de ses anges et de ses saints ?
Annie, avec une belle franchise, avoue simplement :
— Je crois que je n’y ai jamais vraiment réfléchi.
— Et tu n’es pas la seule ! Nous sommes si habitués à ces beautés surnaturelles que nous n’y songeons même plus.
La première partie du Confiteor étant récitée, c’est le moment d’accuser ses fautes, loyalement, en toute sincérité, et, si elles sont graves, avec leur nombre, les circonstances qui les ont accompagnées, mais sans trouble ni scrupule.
— Moi, ce qui m’embarrasse, déclare spontanément Colette, c’est de trouver mes péchés.
Le vieux prêtre pose sur l’enfant son regard attendri :
— Ne te casse pas la tête et remercie le Bon Dieu qui garde ton âme pour Lui, dans sa bonté. Tu sais parfaitement qu’une seule accusation est obligatoire : celle des péchés mortels ; mais tu n’ignores pas davantage que l’aveu de nos fautes vénielles, de nos pauvres misères, en nous humiliant, attire la bonté et la miséricorde du Bon Dieu sur nous.
C’est surtout à cette bonté infinie qu’il faut penser quand on se confesse, même si l’on est, hélas ! un grand pécheur.
Il y a toutes sortes de grands coupables, tu le sais bien : les criminels, les voleurs, et tous ceux qui entraînent les autres au mal, ou qui trompent les intelligences pour les détourner du Bon Dieu. Ceux-là, s’ils ont la grâce de se confesser, doivent avouer leurs péchés mortels sous peine de sacrilège. Mais, cette accusation terminée, il s’engage entre l’accusé et son juge un dialogue dont je voudrais vous faire comprendre la beauté.
Le pauvre pécheur récite la deuxième partie du Confiteor ; il termine par ces mots si sincères et si humbles : « Je m’accuse encore de tous les péchés de ma vie et de ceux dont je ne me souviens pas. J’en demande pardon à Dieu et à vous, mon Père, pénitence et absolution, si vous m’en jugez digne. »
Écoutez la réponse. Vous la connaissez depuis votre enfance. En avez-vous jamais compris la grandeur ?
« Que le Dieu tout-puissant (est-ce assez majestueux ?) ait pitié de vous et qu’après vous avoir pardonné vos péchés, Il vous conduise à la vie éternelle.
Vous avez entendu : ce Dieu tout-puissant va rendre à ce pauvre pécheur la vie éternelle.
Et le prêtre ajoute : « Que l’indulgence, le pardon et l’absolution vous soient accordés par le Seigneur tout-puissant et miséricordieux. » Car ici la toute-puissance est au service de la miséricorde divine.
En écoutant ces paroles admirables, le pénitent fait le signe de la croix, de cette Croix par laquelle, dans un instant, il sera pardonné. Car le dialogue continue. Le prêtre impose la pénitence sacramentelle, puis il exhorte le pénitent, lui donne des avis, des conseils et réveille en lui les sentiments d’un profond repentir.
Le pécheur va les exprimer en récitant alors l’acte de contrition.
— Il faut tâcher, s’écrie Colette, que ce soit un acte de contrition parfaite, pas dit seulement parce qu’on a affreusement peur de l’enfer, mais parce qu’on aime le Bon Dieu, et qu’on ne peut pas se consoler de lui avoir fait de la peine.
— Évidemment, c’est l’idéal, et le Bon Dieu en donne la grâce à beaucoup d’âmes. Cependant, la contrition imparfaite, inspirée par la crainte salutaire des jugements de Dieu et renfermant un commencement d’amour, est suffisante pour recevoir l’absolution.
— Je le sais bien, reprend Colette pensive, mais je ne comprends pas comment il y a des gens qui ont peur du Bon Dieu, au lieu de l’aimer, comme j’aime papa et maman… et encore plus, bien entendu.
— Prie pour eux. Tant de pauvres âmes n’ont pas reçu les mêmes grâces que vous, et leur misère morale est parfois cachée sous un extérieur riche et heureux. Vous, enfants gâtés du Bon Dieu, vous leur devez le secours de vos prières.
Reprenons ensemble la formule de l’acte de contrition : « Mon Dieu, j’ai un très grand regret de vous avoir offensé, parce que vous êtes infiniment bon, infiniment aimable et que le péché vous déplaît. Je prends la ferme résolution avec le moyen de votre sainte grâce, de ne plus vous offenser et de faire pénitence. »
— Au fond, monsieur le Curé, dit Bernard, c’est l’expression même d’une contrition parfaite, et, si la volonté répond aux paroles que nous exprimons ainsi, c’est bien l’amour du Bon Dieu qui est à la base de notre repentir.
— Parfaitement, et alors le pécheur entend tomber sur son âme l’admirable sentence du pardon, qui est le rite essentiel du sacrement de Pénitence. Je traduis :
« Que Notre-Seigneur Jésus-Christ vous absolve, et moi, par son autorité, je vous délie de tout lien d’excommunication et d’interdit, selon l’étendue de mon pouvoir et de vos besoins. Puis, je vous absous de vos péchés au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. »
Le pénitent fait pieusement le signe de la Croix, et le prêtre ajoute ces paroles vraiment magnifiques :
« Que la Passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ, les mérites de la bienheureuse Vierge et de tous les saints, que tout ce que vous ferez de bien et souffrirez de peine, servent à la rémission de vos péchés, à l’augmentation de la grâce en vous et à votre récompense dans la vie éternelle. Ainsi soit-il. Allez en paix. »
Qui de vous, mes enfants, a réfléchi que l’absolution donnée à un pécheur est une plus grande miséricorde que la résurrection d’un mort ?
— Oh ! (Exclamation générale.)
— Qu’est-ce que j’ai de si étonnant ? oui ou non, une âme en péché mortel est-elle morte à la vie de la grâce ?
— C’est vrai… Elle est morte !
— Et peut-on établir une comparaison entre la mort du corps, qui nous sépare des pauvres biens de ce monde, mais peut nous faire entrer dans les richesses infinies du Ciel, et puis la mort de l’âme qui, elle, nous fait perdre le bonheur du Ciel et nous désigne à l’enfer éternel ?
Alors, concluez.
Le Bon Dieu fait-il une plus grande grâce au pécheur qu’il ressuscite à la vie de la grâce, auquel il ferme l’enfer et rend le Paradis, qu’à un pauvre mort qu’il ressuscite à la vie de ce monde ?
Colette est tellement impressionnée qu’elle reste muette. C’est Bernard qui dit :
— Décidément, monsieur le Curé, nous ne comprenons rien aux beautés religieuses. On croit savoir, et puis, pan !… on reste coi devant des vérités élémentaires, auxquelles on n’a jamais pensé.
— C’est l’éternel refrain, Bernard. « Personne ne réfléchit en son cœur. »
— Mais, réclame Colette, tout étourdie de ces constatations, quand on n’a pas de péché grave à dire, qu’est-ce qui se passe alors ?
— Penses-tu que le Bon Dieu puisse donner moins à ses enfants fidèles qu’à ses enfants coupables ?
L’âme, qui humblement accuse ses fautes vénielles, ses misères, ses fragilités, est baignée elle aussi dans le sang de Jésus par les paroles de l’absolution. Les poussières qui la ternissaient s’envolent, et elle atteint un degré de grâce et de pureté qui va s’augmentant, de confession en confession.
Mesurez, si vous pouvez, ce que cela veut dire. Nous ne le saurons qu’au Ciel. Et puis, à la grâce plus abondante se joint une force toute particulière pour nous préserver du péché.
Et ce n’est pas tout.
Dans les cas d’urgence, la sentence d’absolution peut produire ses effets, même si le pécheur, lui, ne peut plus s’accuser, comme par exemple quand il s’agit d’une absolution en masse. Alors chacun doit, au moins, signifier par un geste qu’il est pécheur et qu’il se repent.
Souvenez-vous de la dernière guerre. Avant l’attaque, les prêtres soldats faisaient faire à leurs hommes un acte de contrition profonde, et à tous, en bloc, donnaient l’absolution.
Alors ils pouvaient mourir.
Et cet autre fait, si impressionnant… Lors du tragique naufrage du grand transatlantique (la Bourgogne, je crois) qui sombra dans un abordage, la mort survint avec une rapidité effroyable, alors que beaucoup de passagers dansaient, confiants, sur le navire.
En quelques secondes, tout allait être englouti. Des Dominicains se trouvaient parmi les passagers. Ils montent sur le pont, et là, debout, calmes, dans la sérénité de leur Foi, ils exhortent leurs compagnons épouvantés à se tourner vers Dieu. Sur ces hommes, ces femmes, ces enfants, qui, dans un instant, sombreront dans les flots, ils prononcent la formule générale de l’absolution, sauvant ainsi combien d’âmes ? Puis, à mesure que le bateau s’enfonce, les silhouettes blanches et immobiles de ces religieux fixent tous les regards ; car toujours, debout l’un près de l’autre, ils appellent au secours la Vierge Mère de Dieu, et c’est le chant du Salve Regina qui se mêle aux derniers mugissements des vagues, recouvrant tout de leur immense linceul…
— Là-dessus, monsieur le Curé, décide Bernard, il n’y a plus qu’à tirer l’échelle. Allons-nous-en.
— En voilà une conclusion ! Mais nous n’avons pas dit qu’après la confession, le pécheur pardonné doit accomplir le plus tôt possible la pénitence qui lui a été imposée par le prêtre. Elle consiste le plus souvent en prières qu’il importe de réciter aussitôt.
— Oui. C’est moins terrible que de mourir engloutis comme les passagers de la Bourgogne.
* * *
Sur la route du retour, Bernard ajoute à la cantonade :
— J’ai dit que nous étions une bande de cancres, mais c’est plus vrai que je ne le pensais, car je me demande lequel d’entre nous avait compris, avant ce soir, la splendeur des rites du sacrement de Pénitence.
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