Sur l’eau claire de l’Oise, à cris joyeux, quatre vaillants garçons ont poussé un canot. C’est l’automne : le vent frais qui balaie les nuages dans le ciel d’un bleu pâle fait frissonner la surface de la rivière et voltiger les feuilles rousses des grands bois de l’Ile de France. « Holà, ensemble ! Allez, mes compagnons ! » Et les rameurs de frapper en cadence, et le léger esquif de filer au courant.
Ces garçons qui ont tous quatre environ douze ans, à les voir ne croirait-on point de petits paysans ? Comme les fils des fermiers du temps, ils portent chausses de grosse toile, courte robe par dessus et un surcot de drap bourru, le tout passablement sali d’avoir péché les grenouilles dans les vases de la rivière. Pourtant, à les regarder mieux, on observe sur leurs traits une distinction naturelle, une finesse de bonne éducation ; et particulièrement le plus grand, le plus mince, magnifique enfant aux longs cheveux blonds bouclés, aux yeux doux, au profil délicat, à qui ses camarades paraissent obéir sans hésiter. Ne vous y trompez pas. Ce garçonnet n’est autre que Monseigneur Louis, fils aîné de France, qui, dans quelques vingt ou trente ans sans doute, sera roi.
Quelques vingt ou trente ans… Non, la Providence en a autrement décidé. Que sont ces cavaliers ? Ils suivent la rivière en hélant le canot des garçons. Tout pris par leur jeu, ceux-ci, d’abord, n’entendent même pas. « Un, deux ! un, deux ! » Et les rames continuent à battre vigoureusement les eaux paisibles. Enfin ces cris attirent leur attention. « Arrêtez ! On nous appelle ! »
Quand ils abordent, le peloton des cavaliers les attend. D’un coup d’œil, Monseigneur Louis reconnaît le Connétable, le Grand Écuyer, le Chapelain du Palais et de hauts officiers. Qu’y a‑t-il ? Ce n’est point pour abréger leur innocente promenade qu’on a envoyé vers lui tous ces puissants seigneurs. Et tous ont l’air grave, la face soucieuse et inquiète. D’instinct,avant même que le Connétable ait parlé, l’enfant a deviné la douloureuse nouvelle. Il pense à son père, le roi Louis VIII, qui se bat quelque part dans le sud du royaume et a déjà si bravement taillé en pièces l’Anglais. A la guerre, sait-on qui peut être indemne ? « Monseigneur mon père ?» interroge-t-il. Rapide, il a repris sa cotte demi-longue de drap fin, serrée d’une cordelière de soie et d’or, son manteau écarlate doublé de petit-gris qu’il avait posé à terre avant de sauter dans la barque. Rien qu’à la façon dont ces hommes s’inclinent devant lui, il a compris : non pas au combat, mais d’une maladie étrange, d’une fièvre inconnue, —et certains diront peut-être du poison,— le roi Louis VIII est mort en traversant l’Auvergne à l’âge de trente-six ans. On est à l’automne 1226 ; un nouveau règne va commencer.
Alors, sautant lestement sur son cheval, que les hauts seigneurs lui ont amené, le jeune garçon prend le galop. Il a hâte d’atteindre le bourg de Poissy, où Madame sa mère, la reine Blanche de Castille, doit être, pense-t-il, en grand chagrin. Mais,quand il arrive devant elle, il ne la trouve pas en larmes. Son fier visage d’Espagnole est tendu, ravagé ; mais pas un pleur ne s’y voit. Depuis le moment où le messager noir lui a remis la nouvelle, elle prie dans la chapelle. Monseigneur Louis s’élance vers elle, ses bras d’enfant tendus. Mais la reine Blanche esquisse une révérence. « Monseigneur, dit-elle d’une voix ferme, le roi est mort. Vous voici roi. Souvenez-vous désormais de vos devoirs. »
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Trois semaines plus tard, à Reims, dans la chapelle de l’Archevêché. La nuit épaisse n’est trouée que par les flammes clignotantes des cierges. Le silence est total. Monseigneur Louis est seul. La règle veut que Celui qui va être « adoubé », c’est-à-dire fait chevalier, passe seul en prières la nuit entière, pour méditer sur les obligations qu’il va accepter.
La veille au soir, le plus digne des chevaliers, un des plus valeureux combattants de l’armée, lui a rappelé la gloire de sa famille et les exemples que ses ancêtres lui ont légués. Il lui a dit les hauts faits de son père, qui a mérité d’être surnommé « Louis le Lion ». Il lui a rappelé qu’aux jours mêmes de sa naissance,en l’année 1214 de Nôtre-Seigneur, son grand père Philippe, celui qu’on a appelé « Auguste » tant il a augmenté les terres du Royaume, a vaincu à Bouvines la formidable coalition de l’Empereur d’Allemagne et du Roi d’Angleterre. Mais il lui a aussi parlé de ceux de ses aïeux qui autant que grands batailleurs, ont été généreux et très aimés de leur peuple : Louis VI le Gros, « qui ne dort jamais », Louis VII, « le bon justicier ».
Puis un prêtre lui a redit les termes du serment qu’il prêtera demain. Être fidèle à Dieu, obéir sans défaillance à la loi du Christ, aider les malheureux et les faibles, servir de toutes ses forces la justice et la vérité : c’est cela qu’il lui faudra faire désormais en toutes circonstances. La chevalerie, c’est l’élite de la noblesse placée au service de l’idéal chrétien : Monseigneur Louis sera, toute sa vie, un chevalier.
La nuit s’écoule. La règle interdit de s’asseoir durant toute la veillée ; debout comme un soldat ou à genoux comme un moine, l’enfant-roi prie. Il demande à Dieu, d’une âme merveilleusement pure et fervente, de lui donner la force de tenir cette promesse, de faire de lui un prince vraiment chrétien. Et quand l’aube est venue, quand la messe a été chantée pour lui, la cérémonie de l’adoubement se déroule. On lui passe le haubert, on lui ajuste la cuirasse. Du plat d’une lourde épée son parrain lui frappe l’épaule en disant : « De par Dieu, Notre Dame, saint Michel, et Monseigneur saint Georges, je te fais chevalier. Sois toujours preux et courtois et loyal ! »
Monseigneur Louis est désormais chevalier.
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Mais à cette cérémonie va succéder une autre, encore bien plus grandiose : le sacre ! La reine Blanche, dans sa profonde sagesse politique, a voulu que son fils fût proclamé roi et reconnu comme tel sans nul délai. Car la situation n’est pas claire. Maints grands féodaux, jaloux de l’autorité royale, sont prêts à regimber. Ne vont-ils pas profiter de la minorité de cet enfant pour essayer de prendre leur revanche sur la sévère correction qu’infligea, aux plus turbulents d’entre eux, le grand Philippe Auguste ? Lorsque l’Église aura sacré le nouveau roi, lorsque l’onction sainte aura fait de lui un représentant de Dieu sur la terre, il sera plus malaisé aux nobles arrogants de continuer leurs intrigues rebelles. Et c’est pourquoi, trois semaines après la mort de son père Louis VIII, Monseigneur Louis est sacré : Louis IX.
C’est dans sa cathédrale que va se dérouler la cérémonie du Sacre. A ce moment, Notre-Dame de Reims est encore toute blanche, inachevée, — car ce premier tiers du XIIIe siècle est, précisément, l’extraordinaire moment où toutes les grandes cathédrales gothiques sortent de terre et s’élancent vers le ciel. Au milieu de la Beauce, Notre-Dame de Chartres dresse déjà fièrement ses deux flèches. En Normandie, Notre-Dame de Rouen est finie quant à sa magnifique façade, mais sa nef a flambé et doit être recommencée. En Picardie, les meilleurs maçons et maîtres d’œuvre s’acharnent à élever cette merveille qui sera Notre-Dame d’Amiens. Et à Paris, dans l’île de la Cité, le chantier de ce qui sera demain Notre-Dame de France atteint déjà la grande galerie sur laquelle vont s’appuyer les deux lourdes tours.
Dans la blanche cathédrale, un magnifique cortège conduit l’enfant : princes du sang, frères du Roi, hauts barons, chambellans. L’évêque et les prélats l’accueillent, et le mènent à une partie du chœur qu’une porte ferme. Un lit d’apparat y est installé, sur lequel Louis s’étend, un lit semblable à ceux où l’on place les morts, tendu de noir, entouré de cierges. Par deux fois l’évêque, de son marteau d’ivoire, frappe à la porte, et le grand chambellan par deux fois répond : « Le roi dort ». A la troisième fois, un officier ouvre la porte ; Louis saute du lit et paraît devant tous. Cérémonie symbolique pour dire que la royauté est immortelle, que, de père en fils, l’autorité passe sans tenir compte des individus.
Les orgues aussitôt éclatent en fanfares joyeuses. La foule crie ; les cloches de Saint-Remy, de l’autre côté de la ville, battent le plus fervent des carillons. Sur les frêles épaules de l’enfant, on a posé le grand manteau doublé d’hermine sur lequel rutilent les fleurs de lis d’or. Dans le chœur il s’avance, vers l’évêque revêtu de ses plus beaux ornements liturgiques, entouré de tout le chapitre, de tous les dignitaires de l’Église, d’un nombre incroyable de prêtres et de religieux. Un prêtre tend à Monseigneur Jacques de Soissons la Sainte Ampoule, dont on assure que, lors du baptême de Clovis, un ange l’apporta du ciel, et, y puisant un peu d’huile bénite, l’évêque trace sur le front, la poitrine et les membres de l’enfant,le signe de la Croix. Aussi est-il manifesté à la face de tout le peuple assemblé que c’est au nom du Christ, selon la loi de son Évangile, que le nouveau roi devra gouverner son royaume. Louis IX, — le futur saint Louis, — ne l’oubliera jamais.
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Et maintenant que nous l’avons vu dans la gloire de son couronnement, dans la jeune majesté de l’héritier d’un des plus beaux royaumes qui soient sur terre, considérons-le autrement : comme le petit garçon qu’il est encore et à qui sa mère, la parfaite Blanche de Castille, va, durant des années, apprendre à se conduire en vrai chrétien. Si saint Louis sera le modèle des Princes chrétiens, c’est parce que sa mère aura été, durant toute son enfance, le modèle des mères et des éducatrices ; et jusqu’à sa mort,rendant hommage à celle qui lui avait donné plus que la vie même, le grand roi aima à répéter qu’il lui aura dû tout.
Tout ce qu’un enfant bien élevé doit faire, regardez saint Louis l’accomplir. A l’étude, il s’applique avec un zèle joyeux ; le latin, bientôt,lui est familier et, toute sa vie, il aimera en lire les plus beaux textes. Il connaît l’Écriture Sainte, les plus grands Pères de l’Église, les vies des Saints et il n’ignore rien de l’histoire de ses ancêtres. Écolier extraordinairement sérieux, on raconte que, lorsqu’il lui arrive de commettre une petite faute dans son travail, il va trouver son précepteur afin d’en être puni et, de lui-même, s’agenouille pour recevoir les verges. Mais ce qui le passionne le plus, c’est tout ce qui, en lui, exalte sa jeune foi. De longues heures il assiste aux offices, mêlant sa voix à celle des chantres. Très souvent il s’impose de lui-même de rudes pénitences : par exemple de jeûner tout le carême au pain et à l’eau claire. Sa mère lui enseigne les principes chrétiens les plus nobles et il arrive qu’elle dise : « Si je voyais mon fils malade d’un mal sans espoir et si je le pouvais sauver en commettant un péché mortel, j’aimerais mieux le laisser mourir. »
Et ne croyez pas, pour autant, que l’enfant-roi reçoive seulement une éducation de petit moine ! Blanche de Castille, au contraire, veut que, même dans son maintien et ses vêtements, il manifeste la dignité royale. Comme tout jeune noble de son temps, il pratique l’équitation, la chasse à courre, l’escrime, la fauconnerie. Chaque jour il doit s’entraîner au métier des armes, car un Roi de France aura toujours à être le premier soldat du pays.
Éducation parfaite, et qu’on ne pourrait imaginer meilleure. Représentez-vous donc ce garçon plein de charme et de gentillesse, « gracieux et aimable » dit un de ses confesseurs, aimant à plaisanter, à s’amuser comme il est bien permis à son âge, mais en même temps, si sérieux, si appliqué, si décidé à bien remplir sa tâche de roi. Si l’un de ses camarades se laisse aller à chanter une chanson malsonnante en sa présence, le jeune roi le reprend sans violence : « Vous feriez mieux, dit-il simplement, de chanter Ave Maris Stella ! » Un jour qu’on lui demande quel saint il admire plus que tout autre, il répond : « Saint François d’Assise, le saint joyeux et doux qui mourut l’année même où je vins au monde, parce qu’il aima plus que tout la pauvreté ! » Lorsqu’il se rend au monastère de Royaumont ouïr l’office des Pères bénédictins, les moines se hâtent de lui proposer une place dans leurs stalles ; mais il refuse et, modeste, s’agenouille dans un coin du chœur. Entend-il ses ministres discuter un jour ainsi : « Que préférerions ‑nous ? Avoir la lèpre ou commettre un péché ? » et la plupart répondre qu’ils sont prêts à tout plutôt que d’avoir l’affreuse maladie, le jeune roi s’indigne et leur fait comprendre la folie de leurs propos : la lèpre n’atteint-elle pas seulement le corps, qui est mortel, tandis que l’âme immortelle elle-même est souillée par le péché ?
Et considérons encore cette scène. Au Palais royal de Paris, dans l’île de la Cité, une salle a été réservée aux miséreux ; chaque jour on y sert à manger à quiconque veut venir y demander l’aumône. Ils sont là près de deux cents, de tous âges, de tous sexes, pas bien agréables à voir avec leurs vêtements dépenaillés, leur crasse, leur vermine, et le réfectoire sent bien mauvais. N’importe ! Le jeune roi vient en personne, très souvent, assister au repas de « messieurs les pauvres ».
Il passe entre les tables, adresse aux plus malheureux une douce parole, s’intéresse à la plaie de l’un qu’il signale à son médecin, ordonne à un serviteur d’aider à manger un aveugle. Parfois une assiette se renverse sur sa robe, et quand on le lui signale, il sourit en disant : « Peu m’importe ! j’en ai d’autres ! » Même les lépreux, dont tout le monde redoute la contagion, ne rebutent pas sa charité chrétienne. Dans le plus déshérité des hommes, Jésus ne nous a‑t-il pas appris à reconnaître sa propre image ? Saint Louis, dès son enfance, le sait et de sa vie ce l’oubliera.
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Ce que le roi Saint Louis fut au cours de son glorieux règne, vous l’apprenez dans vos livres d’histoire, comment il s’appliqua toujours à rendre à tous bonne justice, comment il s’efforça, en ramenant la paix avec les Anglais, de se montrer chrétien avec un ennemi vaincu ; comment il administra si humainement son royaume qu’à sa mort une chanson populaire exprima la douleur unanime des Français : « A qui pourront les pauvres gens clamer quand le bon Roi est mort qui tant les sut aimer ? » Et vous connaissez ses deux nobles croisades, et à sa mort à Tunis, volontairement gisant sur un lit de cendres et murmurant dans son agonie : « Jésus ! Jésus ! »
Ce que saint Louis fut, c’est à son éducation, à la formation de sa jeunesse qu’il le dut, pour la plus grande part. Sans Blanche de Castille, Louis IX eût-il été saint ? Et sans les vertus chrétiennes développées dans sa jeune âme, eût-il été le roi parfait que la France entière vénéra ?
Un jour que Louis, alors âgé de quinze ans à peine, rentrait d’Orléans vers Paris, une troupe de barons rebelles essaya de s’emparer de lui. Mais, averti du complot, le roi eut le temps de se jeter avec les siens dans la place forte de Montlhéry, où ils se retranchèrent. Une estafette fut envoyée à la capitale pour demander aide. La reine fit publier le danger que courait son fils. Et aussitôt, les milices populaires s’armèrent. Les curés firent sonner le tocsin à toutes les églises. « Dieu sauve le roi ! Dieu sauve le roi !… » Le cri unanime jaillit et se transmet de village en village. Toute l’Ile de France est debout pour se porter à l’aide de son maître ; même les plus humbles paysans se mettent en route avec faux ou fourches. Devant pareille riposte les rebelles déguerpirent. Et quand le jeune roi reprit la route de Paris, tout au long il fut accompagné par son peuple enthousiaste, qui remerciait Dieu de l’avoir sauvé de ce péril. A quinze ans, par le rayonnement de ses vertus, Louis était déjà aimé comme un saint…
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