Dans la salle basse, le vieux fermier soupire, sa femme pleure, ses enfants n’osent souffler mot.
« S’il faut passer Pâques comme ça…
— Chut… Si les « bleus » t’entendaient… »
L’ombre de la guillotine rappelle la prudence nécessaire les espions de la Convention sont partout, le moindre regret accordé au Roi ou à la religion peut mener à la prison et à la mort… Les prêtres sont déportés, les églises closes ou profanées, les cloches envoyées à la fonderie. Pour la première fois, on va passer Pâques sans carillon, sans messe, sans Hostie… et celui qui serait pris à s’endimancher ou à observer le repos serait accusé d’incivisme, condamné pour fanatisme… Sur tous les foyers de la chrétienne Vendée plane la même désolation…
Mais un petit gars, fier et grave, trotte par les chemins détrempés, heurte les portes, murmure quelques mots et poursuit sa course ; ainsi va, de bouche à oreille, le mystérieux message :
« Cette nuit, à la Clairière-aux-Biches… »
Et, la nuit venue, des ombres silencieuses se glissent sans lanterne vers le mystérieux rendez-vous, au plus épais de la forêt…
* * *
« In nomine Patris, et Filii, et Spiritus Sancti… »
Un frisson secoue l’assemblée : ah ! que c’est soudain précieux et émouvant, une messe !… Le prêtre sort de quelque cachette où il se terre pour échapper aux recherches. Sur un hêtre abattu, il a posé la pierre sacrée, un crucifix, un calice, des hosties sur sa patène, et deux verres en guise de burettes ; deux cierges clignotent dans la nuit, si petits qu’on ne les aperçoit plus à vingt pas ; et c’est ce qui convient, car des « sans-culottes » rôdent peut-être aux alentours… Sur chacun des chemins aboutissant à la clairière, un homme guette, l’oreille tendue, le regard scrutant les ténèbres : de sa vigilance dépend la vie des deux cents paysans rassemblés ici…
Avant la messe, le prêtre les a tous confessés, et les cœurs purifiés chantent avec lui le « Gloria » que les lèvres ne laissent point passer. Un chant les trahirait, oui, pour sûr : Gloire à Dieu, malgré la Convention, les « sans-culottes » et la guillotine partout dressée pour qui croit en Lui ! La foi grandit de tout le péril couru pour elle.
Mais voici que l’acolyte est allé consulter les guetteurs et rapporte la réponse : tout semble calme. Alors, le prêtre fait un signe et tous se serrent autour de lui pour entendre sa parole « Frères bien-aimés, le moment est venu de nous demander si vraiment, pour ceux qui Le servent, Dieu est préférable à la vie et aux flatteries des clubs et comités. Votre présence me prouve que vous avez choisi ; vous Lui restez »
La voix étouffée dit des choses simples, venues directement du ciel dans le cœur du prêtre sanctifié par la souffrance ; et ces paroles touchent profondément les âmes préparées par la foi et le danger.
* * *
« Orate, fratres… »
Oh ! Comme ils prient, ceux-là qui seront peut-être en prison demain, pour avoir seulement tenu, cette nuit, à faire leurs Pâques !… Là-bas, les guetteurs fouillent le silence et l’obscurité. Une branche craque… un bruissement effleure le taillis… doivent-ils donner l’alarme ?
Le Sacrifice s’achève. Les fidèles, à genoux sur la terre humide, serrent leurs rudes mains sur un cœur renouvelé par la présence de Jésus, force des martyrs… Sera-ce leur dernière communion ? Nul ne le peut dire, le danger est partout… Mais maintenant qu’ils portent Dieu en eux, ils sont prêts…
« Ite, missa est… Frères, ne partez pas encore ; signalez-moi vos malades, pour que j’aille les voir.
— Oh ! Père, c’est trop risqué…
— Florent ; les malades ont besoin du pardon et de la force de Dieu. Tant pis si je suis pris en les leur portant : j’irai.
— Alors… y a le domestique des Mauges qui ne va pas…
— Puis ma grand’mère, au Pertuis…
— Père, not’fille vient d’avoir un petit gars : faudrait l’baptiser…
— Et nous, murmure gauchement un grand garçon amenant sa promise par la main, on voudrait s’maricr avant les foins »
A la dernière lueur du cierge, le prêtre note, note…
« J’irai, mes amis ; bientôt, oui, je vous le promets, et je reviendrai vous dire la messe. Comment va le père, ma bonne Martine ?… Et chez vous, Lefranc ?…
— Mais vous, not’bon Père, dites-nous un peu… »
On voudrait parler encore : pasteur et fidèles ont tant de choses à se confier !… Mais un guetteur, la mine grave, vient toucher de deux doigts le bras du prêtre.
« La nuit pâlit… On entend toutes sortes de bruits dans les fourrés ; faudrait point vous attarder, Père… »
Une femme emporte le calice et les ornements :
« Soyez tranquille, Monsieur le Curé, on les cachera chez nous ; et si jamais on est pris, on n’dira rien d’vous !
— Merci, merci, mes bons amis. Adieu !… Et pas de mauvaise rencontre, surtout !
* * *
Cinq minutes plus tard, la Clairière-aux-Biches est déserte. Mais dans les sentes forestières, des groupes s’en retournent, silencieux et recueillis
« Écoute… » murmure tout bas la Mère Yvonne…
Quelque chose a bougé dans les buissons, et ce peut être la mort… Mais la petite Jeannette a pris le bras de sa mère et réplique avec un paisible sourire :
« Qu’est-ce que ça fait, maintenant qu’on a fait nos Pâques ?… »
En vérité, oui, mourir, qu’est-ce que ça fait, quand on est dans l’amitié de Dieu…
Rose Dardennes.
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