Commémoration des défunts
Devant la porte de la salle de classe, les élèves s’apprêtent à entrer pour subir les épreuves du certificat. Un à un, on les appelle et ils vont s’installer au bureau que leur indique le surveillant.
« Robert Lenoir… Bernard Lernier… »
Robert, furtivement, a glissé un coup d’œil à Bernard. Tous deux sont de la même école.
Robert Lenoir, élève médiocre, peu scrupuleux, n’a pas travaillé beaucoup durant l’année. C’est un bon cœur, mais, malheureusement, il lui a manqué, dès son jeune âge, l’influence d’une mère, morte lorsqu’il avait quatre ans. Il ne lui reste que sa grand-mère, qui l’aime beaucoup mais qui n’a sur lui aucune autorité, et son père, trop pris par les affaires, ne s’occupe guère de lui.
Bernard, au contraire, est travailleur. Très ambitieux, il arrive toujours dans les premiers de sa classe.
Aussi, Robert se réjouit d’être placé près de son camarade.
* * *
Les candidats, après avoir rendu leurs rédactions, commencent maintenant la composition de calcul.
« Hem !… Bernard… »
Bernard a levé la tête à l’appel discret de son voisin.
« Passe-moi le problème. »
Mais à ce moment, le surveillant, entendant chuchoter, lève la tête et regarde fixement dans la direction des deux enfants.
Quelques minutes se passent en silence, et Robert, plus doucement, reprend !
« Hem !…
- Laisse-moi, réplique Bernard, tu vas nous faire pincer. »
Alors, le surveillant s’est approché à grands pas et, sans vouloir écouter les explications de Bernard, l’a marqué d’un signe les deux copies.
Et, le soir, ni Robert, ni Bernard, ne figuraient sur la liste des reçus.
Ce dernier, alors, le regard fiévreux et rempli de haine, rejoignit Robert à la sortie pour lui lancer, d’un ton plein de colère :
« Tu sais, c’est à cause de toi, mais tu verras, je me vengerai ! »
Trois jours après, c’était le débarquement près de Caen, et les deux enfants quittaient le pays sans s’être revus.
* * *
Quatre mois se sont écoulés depuis la menace de Bernard, quatre mois qui ont vu bien des événements.
Devant leur école mutilée, les élèves se retrouvent : c’est la rentrée.
Mais tous ceux qui jouaient dans cette cour, l’an passé, n’ont pas franchi, ce matin, le portail de l’école.
Beaucoup ne sont pas encore rentrés au village. Et, dans les petits groupes qui se sont formés çà et là, on parle de ceux qui ne sont pas revenus.
« Robert Lenoir ne viendra plus ! annonce un des jeunes garçons. Son père a été tué dans un bombardement. Il doit travailler. Sa grand-mère et lui sont restés seuls et ils n’ont presque plus rien. »
Bernard Lernier a dressé la tête, ses sourcils se sont froncés.
A ce moment, la cloche a sonné pour la rentrée, et les élèves, en silence, sont venus se placer sur deux rangs.
Depuis plus de quinze jours, Bernard est poursuivi par la pensée de Robert.
Le jour de la rentrée, il était bien décidé à se venger comme il l’avait dit.
Aujourd’hui, il ne peut plus. Et souvent, lorsqu’en passant, il voit son ancien camarade, il a presque envie de venir lui parler.
Mais son orgueil se révolte. Non, il n’ira pas ! N’est-ce pas à cause de lui qu’il a échoué à son examen ?
Alors, il baisse la tête et continue sa route.
Mais, toujours, le visage de Robert se présente à son esprit. Oh ! un Robert bien changé. Ses joues se sont creusées, ses yeux fatigués restent toujours, maintenant, empreints de tristesse.
Comme il doit se sentir seul ainsi, sans ami.
* * *
Le soir de la Toussaint est arrivé, et Bernard, après bien des luttes intérieures, a pris le matin une grande résolution.
Les gens sortent maintenant de l’église, et, là-haut dans la vieille tour, les cloches sonnent le glas.
Bernard a guetté son ancien camarade. Oui, c’est bien cela, il en était sûr : Robert se dirige vers le cimetière.
Le temps de passer à la maison pour y prendre un bouquet de fleurs acheté le matin, et voilà Bernard sur la route déjà suivie par Robert.
Celui-ci, après quelques détours dans les allées, s’est penché sur la tombe de ses parents.
De ses yeux, les larmes coulent, pressées et brûlantes.
« Maman, Papa, ne m’abandonnez pas, je suis si seul. »
Robert se retourne soudain, car une main vient de se poser sur son épaule. Bernard est là, devant lui, et lui sourit.
« Toi ?… Bernard ?…
- Oui… répond l’arrivant, en déposant ses fleurs au pied de la croix ; je t’ai vu si triste depuis ton retour, et si seul… Veux-tu que nous soyons amis, dis, veux-tu ?…
- Mais, tu m’avais dit… Tu te rappelles…»
Et l’autre, tendant bien franchement la main :
« Oui, je me rappelle, mais, je t’en prie, ne parlons plus de cela. »
Robert, alors, a pris la main que lui tendait son camarade. Désormais, la paix était faite, leur amitié scellée.
« Prions pour eux, veux-tu, Robert ?… »
Celui-ci n’a pas répondu, mais ses yeux noirs et profonds se sont tournés vers son nouvel ami ; un sourire est venu récompenser largement la victoire que Bernard avait dû remporter sur son orgueil.
La nuit tombait et le vent s’élevait peu à peu. Là-bas, au village, les cloches tintaient encore, mais Robert ne se sentait plus seul. La prière adressée à sa maman et à son papa quelques instants plus tôt venait d’être exaucée.
Il lui semblait revoir encore les visages aimés lui sourire.
Mais ce que les deux amis ne voyaient pas, c’est le Christ qui se penchait vers eux pour les bénir.
Jean-Claude.
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