Il est allé jusque là

Auteur : Ardent, Luc | Ouvrage : Et maintenant une histoire I .

Temps de lec­ture : 8 minutes

On ne sait pas très bien com­ment ça a com­men­cé, mais actuel­le­ment ça y est.

Pour­tant, elle mar­chait bien, l’é­quipe Saint-Jacques. Ses membres avaient du cran ; je ne sais pas si tu fais six kilo­mètres à pied pour aller à ta réunion d’é­quipe ; en tout cas, eux les fai­saient. D’ailleurs, quand on connaît Paul, le chef, ça se com­prend : un petit gars de 12 ans, avec un sou­rire qui lui fait le tour de la figure, des mol­lets bien plan­tés qui ne savent que cou­rir, des yeux qui voient tout ; et quand il com­mande, eh bien ! il ne bégaie pas. Comme ce n’est jamais à lui qu’il pense, ses équi­piers l’aiment bien. Et puis, ce qu’on peut avoir du plai­sir avec lui ! À chaque réunion, c’est un nou­veau jeu ; et tou­jours de bonnes idées pour le coin, pour la route, pour faire lire le jour­nal, pour… on n’en fini­rait pas de le dire ; c’est à se deman­der où il les cherche.

jeux de patronnage - sacrifice pour l'équipeDonc, l’é­quipe Saint-Jacques mar­chait à bloc, à toute allure. La meilleure preuve, c’est qu’à cause d’elle deux gar­çons de la paroisse avaient été bap­ti­sés et qu’un vieux de 85 ans qui n’é­tait plus entré dans une église depuis sa Com­mu­nion solen­nelle avait vou­lu faire ses Pâques.

Un jour, à la réunion, André qui habite aux Trois Tilleuls arrive avec un vilain regard. Brus­que­ment, en pleine par­tie de « cercle empoi­son­né », il s’é­tale et se retourne furieux vers Louis : « Tu l’as fait exprès ! », et pan ! sur l’o­reille droite de l’autre qui vrai­ment ne sait pas ce qui se passe. Après avoir cra­ché par terre et lan­cé un juron, André s’en va. La réunion conti­nue, mais l’en­train est tombé.

La fois sui­vante, André est absent, mais aus­si Mar­cel qui habite tout près de chez lui. Déci­dé­ment, ça ne va pas.

Dans la semaine qui suit, voi­là que Paul, en ren­trant de l’é­cole, tombe sur une grosse pierre et se heurte très fort le genou. Ça enfle. « Trois mois de lit », dit le doc­teur. Pauvre équipe Saint-Jacques ! Vrai­ment, c’é­tait de la mal­chance. Que pou­vait-il donc bien y avoir ?

Je sais bien que tu vas me dire : « Ça, c’est un coup de Bou­ta­ki.[1] » Je crois bien que tu as rai­son. Tu penses ! Dans ce vil­lage, les gens ne vou­laient même plus se faire enter­rer à l’é­glise ; un vieux qui était mort peu de temps avant avait dit : « Je veux qu’on m’en­terre dans mon jar­din, auprès de mon chien. » C’est ce qu’on fit ; et le jour de l’en­ter­re­ment, après avoir fait un repas à en être ivres, les fils et les neveux du mort ont ver­sé sur la tombe des ali­ments et du vin en disant : « Tiens, c’est pour ton der­nier dîner. »

Aus­si tu devines que Bou­ta­ki, dans ce pays, avait fait jus­qu’à pré­sent tout ce qu’il vou­lait. Si bien qu’à voir cette équipe où tout le monde s’ai­mait bien, il s’é­tait mis en rage et s’é­tait juré de la démo­lir. Jus­qu’à pré­sent, il avait assez bien réus­si. Les réunions ne se fai­saient plus ; André, de plus en plus cama­rade avec un grand de 15 ans, deve­nait aus­si voyou que lui ; Mar­cel res­tait chez lui, s’a­mu­sant à tirer à la fronde sur les petits oiseaux ; il y avait bien Louis, bon gar­çon, qui conti­nuait à lire le jour­nal, mais vrai­ment il n’é­tait pas capable de remettre une équipe en route. Bou­ta­ki rica­nait en disant : « Je les ai. »

C’est alors qu’ar­ri­va l’inattendu.

Il y a deux mois que Paul est cou­ché, et le genou ne désenfle pas. Le gar­çon, toutes les nuits, a de la fièvre.

Un matin, le méde­cin, après avoir bien tâté le membre, a l’air sou­cieux. Paul l’en­tend dire tout bas à sa maman :

« Ça devient grave. » Et la conver­sa­tion conti­nue, très longue, dans la pièce à côté.

Quand maman revient dans la chambre, elle trouve Paul en train de chan­ter à pleine voix « Notre joie ».

« Pour­quoi chantes-tu comme cela, mon petit ?

— C’est parce que je suis tel­le­ment content, maman. »

Toute pen­sive, elle ne ques­tionne pas plus, heu­reu­se­ment ! Il n’au­rait quand même pas pu lui répondre qu’il est si content parce que le Bon Dieu va l’exau­cer ; il a offert sa vie pour que l’é­quipe Saint-Jacques rede­vienne comme avant ; puisque le doc­teur dit que c’est grave, il va donc mou­rir : et l’é­quipe, elle, res­sus­ci­te­ra, plus vivante qu’avant.

« Au ciel où Dieu nous attend
Nous irons tous en chantant. »

Equipe des Cœurs vaillants - SacrificeLe der­nier cou­plet est fini ; dans le silence, maman regarde Paul :

« Dis, mon grand gar­çon ; j’ai quelque chose à te dire. Demain, on te condui­ra à l’hô­pi­tal : il faut t’o­pé­rer au genou ; après cela, encore quelques semaines et tu pour­ras cou­rir comme avant. »

Dans la tête de Paul, les idées passent au galop. Mais alors, il ne va pas mou­rir ! Mais alors, l’é­quipe ? Com­ment va-t-elle res­sus­ci­ter si son chef ne meurt pas pour elle ? Enfin, le Bon Dieu qui voit tout d’a­vance s’ar­ran­ge­ra bien. La voix calme, le gar­çon répond : « Bien maman. »

Le len­de­main, Paul part à l’hô­pi­tal. Dans la voi­ture qui l’emmène, il ne pense qu’à une chose : « Mon Dieu, pre­nez-Vous‑y comme Vous vou­drez, mais faites revivre l’é­quipe Saint-Jacques. »

L’a­près-midi, sur la table d’o­pé­ra­tion (le billard, disent les infir­mières), Paul est allon­gé. Autour de lui, le chi­rur­gien et son aide pré­parent des outils qui tous servent à cou­per, tailla­der, piquer, etc. : bis­tou­ris poin­tus, ciseaux de toutes formes, pinces compliquées.

« Mon­sieur le docteur !

— Qu’est-ce qu’il y a mon garçon ?

— Est-ce que ça va faire mal ?

— Oui, mais tu ne sen­ti­ras rien. Je vais te faire dormir. »

Mais c’est peut-être comme ça que le Bon Dieu veut s’y prendre ! Paul se rap­pelle avoir enten­du son curé dire : « Il faut sou­vent plus de cou­rage pour souf­frir long­temps que pour don­ner sa vie d’un coup. »

« Mon­sieur le doc­teur, s’il vous plaît, j’ai­me­rais bien que vous ne me fas­siez pas dormir.

— On voit bien que tu ne sais pas ce que c’est.

— Si, je vous assure, je ne vais pas crier.

— Tu parles sérieusement ?

— Mais oui. Oh ! dites ! ne me faites pas dormir.

— Bon, comme tu veux. »

Sacrifice durant opérationLe bis­tou­ri vient d’en­ta­mer la chair Une demi-heure durant, dans le genou du gar­çon, on taille, on pince, on pique, on coud. Rai­di, aus­si pâle que les blouses des infir­mières, Paul ne dit rien. Peut-être qu’en appro­chant ton oreille tout près de ses lèvres tu l’en­ten­drais : il dit tout bas « Mon Dieu, faites revivre l’é­quipe Saint-Jacques. »

Ça y est ! Le pan­se­ment est fait. La dou­leur est moins forte, mais il en a quand même encore pour plu­sieurs heures.

Le doc­teur a dit :

« Cou­ra­geux, le petit gars ! »

Six semaines se sont pas­sées… Bou­ta­ki ne triomphe plus. Il ne croyait pas que Paul serait allé jusque là.

Tan­dis qu’en ce dimanche de Pâques, sonne le joyeux carillon, sur la place de l’é­glise, joue au grand com­plet, avec deux nou­veaux, l’é­quipe Saint-Jacques ressuscitée.

Luc Ardent.

  1. [1] Bou­ta­ki est un nom qui désigne le diable dans cer­tains pays de mis­sion, et c’est ain­si qu’on le nomme aus­si chez les Cœurs Vaillants.

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