Et, pour finir, du « 5 » à l’heure…

Auteur : Falaise, Claude | Ouvrage : À l'ombre du clocher - 1. Les sacrements .

Temps de lec­ture : 5 minutes

Fred jeta un coup d’œil à la pen­du­lette du tableau de bord. La grande aiguille allait pas­ser sur la petite, à la verticale.

— Minuit, dans un ins­tant ! Je ne suis pas en avance !

Le jeune homme appuya sur l’ac­cé­lé­ra­teur, la voi­ture fit un bond en avant, cepen­dant que les aiguilles dan­saient fol­le­ment sur le cadran du compteur.

140 kilomètres/​heure, 142… 145…

Il n’y eut pas de 146… Seule­ment une embar­dée ter­rible, un choc, une masse inerte sur la route.

Les freins avaient à peine fini de cris­ser que, de nou­veau, Fred écra­sait du pied la pédale qui à nou­veau le pro­pul­sait à toute vitesse.

Un ins­tant, il avait sen­ti avec force qu’il lui fal­lait s’ar­rê­ter ; que rien d’autre n’é­tait à faire ; que celui qu’il avait ren­ver­sé — un vieillard autant qu’il avait pu en juger — n’é­tait peut-être que bles­sé ; qu’un secours immé­diat pour­rait en ce cas le sauver…

Mais Fred, en même temps que la sil­houette du pas­sant é, avait main­te­nant devant l’es­prit cet autre drame qui l’at­ten­dait, lui :

— J’ai eu tort d’emprunter la voi­ture de grand-mère sans son auto­ri­sa­tion. Elle devait renou­ve­ler son assu­rance ces jours-ci. L’a­vait-elle fait ? Ou bien, ne sor­tait-elle plus parce qu’elle n’é­tait pas en règle ? S’il en est ain­si, je suis perdu.

140… 145… 146…

Fred n’i­ra jamais assez vite, pense-t-il, pour fuir cette ter­rible res­pon­sa­bi­li­té qu’il laisse der­rière lui, sur la Natio­nale où gît un homme bles­sé, ensanglanté.

149 kilomètres/​heure !…

Non,

le jeune homme n’at­tein­dra pas ce soir, ni jamais, les 150 kilo­mètres à l’heure. Au tour­nant brusque de la route, il y a eu l’obs­tacle : cet arbre sur lequel Fred a été fra­cas­ser l’au­to de sa grand-mère et dis­lo­quer son pauvre corps à lui.

* * *

Histoire de la réparation après la confessionLa nuit, c’est la nuit, même quand brille le soleil, pour ce gar­çon qui est dans le coma.

— Où suis-je ?

Le cer­veau se remet à fonc­tion­ner, fai­ble­ment. Est-ce le mieux de la fin ?

Une sil­houette s’est pen­chée sur le grand bles­sé : une sil­houette vêtue de blanc et qui explique d’un mot :

— L’ac­ci­dent, l’hô­pi­tal, ne bou­gez pas. Vous avez une visite : le curé de votre paroisse, il va venir vous bénir.

Fred est tout à coup extra­or­di­nai­re­ment lucide. Un prêtre ? Pour le bénir seule­ment ? Non, il a plus et mieux à faire certainement.

— Je vou­drais me confesser !

Ah ! que c’est bon une confes­sion… Jamais le gar­çon — joyeux com­pa­gnon, mais un peu fou — ne l’a comme en cet ins­tant, compris.

« Dieu est bon qui n’a pas per­mis que je me pré­sente au juge­ment der­nier avec sur ma conscience la mort de cet homme que j’ai tué sur la route par ma folle impru­dence. Dieu est bon qui par­donne même cela : qui par­don­ne­rait plus encore à qui se repent ! »

Fred se sent plus léger : il n’a plus ce poids dans sa pauvre tête endolorie.

— Vous gué­ri­rez je pense, mon cher enfant, a dit le prêtre. Nous par­le­rons plus tard de la , quand vous serez en état d’y travailler.

* * *

La répa­ra­tion ?… Quelle réparation ?

Dans la tête fati­guée de Fred passent des images : celles de ses pauvres membres bri­sés qui ont fameu­se­ment besoin, en effet, d’être répa­rés. Mais ce n’est pas à cela que le prêtre pensait…

* * *

— Bon­jour, mon cher Fred, lance-t-il quelques semaines plus tard, en voyant le gar­çon venir vers lui dans son fau­teuil d’in­firme. Allons, je vois que vous êtes réta­bli autant que vous pou­vez l’être. Vous sen­tez-vous assez fort pour que nous finis­sions de régler cette affaire que nous avons lais­sée en suspens ?

Oui, Fred peut étu­dier ce pro­blème que, par néces­si­té, il a fal­lu dif­fé­rer : celui de la réparation.

— Les tri­bu­naux des hommes déci­de­ront, mon cher petit, l’im­por­tance de ce que votre grand-mère devra ver­ser à la veuve de ce mal­heu­reux que vous avez… disons ren­ver­sé. Mais quelle que soit la rente qu’on lui alloue­ra, aucune somme d’argent ne rem­pla­ce­ra jamais auprès de Madame Ber­trand les tré­sors d’af­fec­tion que repré­sen­tait pour elle une vieillesse heu­reuse auprès de son vieux com­pa­gnon. Dans ce domaine aus­si, vous avez à répa­rer, que proposez-vous ?

Fred a deman­dé du temps pour médi­ter sur la ques­tion. Pour la pre­mière fois de sa vie, il réa­lise que l’argent ne paie pas tout.

— J’i­rai voir Madame Ber­trand, décide-t-il, pour lui deman­der par­don… et lui offrir mon ami­tié, si elle ne la repousse pas.

* * *

Fred répare en visitant la pauvre veuve

Si vous pas­sez devant la mai­son de cette vieille dame en deuil, vous y ver­rez sou­vent, dans le petit jar­din, à côté de Madame Ber­trand, un fau­teuil d’infirme.

Fred ne fait plus que du « 5 » à l’heure, et c’est, en géné­ral, pour aller son­ner à la porte de sa vieille nou­velle amie qu’il essaie de conso­ler en la sor­tant de sa ter­rible solitude.

Claude FALAISE

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