C’était à Tibériade, la ravissante ville qui mirait ses palais, ses maisons, ses palmiers, dans l’eau pure du plus beau des lacs. Parmi les bandes d’enfants qu’on voyait chaque jour jouer sur la rive, comme ont toujours fait les enfants de tous les pays et de tous les temps, à lancer de fragiles esquifs sur les courtes vagues, ou à bâtir des châteaux avec du sable, l’un d’eux, depuis quelques mois, se faisait remarquer par son air étrange, grave et méditatif, bien surprenant chez un petit garçon de six ans.
Il s’appelait Martial, ce qui était un nom latin, bien que ses parents fussent d’excellente race juive, de la célèbre tribu de Benjamin. Mais son père avait servi dans les troupes auxiliaires de Rome et quand son fils était né, il avait voulu qu’il portât le nom d’un de ses compagnons de combats. Martial avait été élevé comme tous les petits garçons de son temps, c’est-à-dire fort librement. Il lui arrivait souvent, malgré son jeune âge, de partir dans la campagne, en compagnie de sa chevrette familière qui le suivait partout, et de s’en aller dans quelque belle prairie au-dessus du lac, passant des heures à cueillir des fleurs, à regarder un vol de flamants rosés tourner en criant dans le grand ciel bleu ou encore à se chanter pour lui-même de belles chansons qu’il ne répétait à personne, car personne n’aurait pu le comprendre…
Or, un jour qu’il était allé chercher des anémones — de magnifiques anémones d’un rouge sombre, au cœur violet, comme il s’en cachait dans les creux de rochers qu’il connaissait, — Martial avait fait une rencontre. Il venait de grimper sur un monticule, à quatre pattes, sa petite chèvre blanche bondissant, plus leste, à côté de lui, quand, à dix pas peut-être, il avait vu un homme, tout seul, immobile, qui se tenait les bras levés,comme en prière,et la tête tendue vers le ciel. Un instant, l’enfant était demeuré immobile, considérant attentivement l’inconnu.
Puis l’homme avait baissé la tête ; ses bras étaient retombés doucement et, à ce moment, son regard s’était posé sur Martial et, en silence, l’avait fixé. Quel regard!… Jamais l’enfant n’avait parlé à quiconque de cette rencontre, même à sa mère ou à son père. Jamais il n’avait raconté ce qui s’était passé lorsque l’inconnu lui avait fait signe d’avancer et qu’il était allé vers lui. Jamais il n’avait répété les paroles qu’il avait entendues.
Mais c’était depuis cette rencontre que Martial était mystérieusement grave, comme s’il portait dans son jeune cœur un secret immense, une image à laquelle il ne cessait de penser.
Le printemps était là, le merveilleux printemps de Palestine, tout empli d’air léger, de jeune soleil, de chants d’oiseaux. La vigne en fleurs exhalait son parfum et l’on entendait retentir dans les sycomores le roucoulement des tourterelles et des pigeons.
Dans la bande des garçons qui jouaient au bord du lac, tout heureux de barboter, pieds nus, dans l’eau si douce, les aînés parlaient beaucoup d’une histoire qu’ils avaient entendu raconter par leurs pères et qui les surexcitait fort. Ne disait-on pas qu’un prophète était apparu ? Oui, un prophète, un de ces hommes étranges, extraordinaires, que Dieu avait envoyés maintes fois à son peuple, — ainsi qu’on l’apprenait à l’école de la synagogue, — pour l’avertir, le conseiller ou le consoler. Il y avait cependant bien des années, des centaines d’années, qu’il n’avait pas été question de prophètes. Portait-il des vêtements faits de peaux de bête ? Le Seigneur lui avait-il purifié les lèvres avec un charbon ardent ? Ou, comme le grand Élie, se promenait-il dans le ciel sur un char de feu ? Car ces enfants, qui apprenaient à lire dans la Bible, connaissaient à merveille tous les épisodes du Livre Saint.
En tout cas, il avait fait des miracles, c’était certain. Il avait guéri la mère d’un des pêcheurs du lac, que tous connaissaient, le bon Simon, celui qui avait la grande barque à dix rames. Et à Capharnaüm, tout près de là, on racontait qu’un officier romain était allé le trouver pour le supplier de sauver son serviteur atteint d’une grave fièvre et que, sans même voir le malade, de loin, d’un seul mot, il l’avait remis debout. Ainsi, dans ces jeunes âmes, l’histoire du Nouveau Prophète éveillait-elle une curiosité ardente.
Aussi quand, un matin, la petite Rébecca, qui savait toujours tout, — curieuses, les filles le sont encore plus que les garçons, — accourut sur la plage en criant : « Il est là ! Je le sais ! Il est dans le champ là-haut, assis avec ses amis, dans les asphodèles. Et il parle…», pas un des enfants n’hésita une seconde à comprendre de qui il s’agissait. À toutes jambes, comme un vol d’alouettes, ils s’élancèrent, montant le chemin caillouteux que Rébecca leur indiquait.
Il y avait énormément de monde autour du prophète, tant même, que les petits, tout d’abord, ne l’aperçurent même pas. Ils ne voyaient qu’un attroupement d’hommes et de femmes, assis à terre en cercle. Mais, dans un profond silence, ils entendirent la voix du prophète qui parlait. Des lambeaux de phrases leur parvenaient : « Bienheureux ceux qui sont pauvres sur la terre, parce qu’ils posséderont le Royaume du Ciel… Bienheureux ceux qui pleurent, parce que Dieu les consolera… » Cette voix !… Martial l’avait reconnue et il lui avait semblé que son cœur cessait de battre. L’inconnu, l’inconnu du coin des anémones…
Ce fut plus fort que lui. Il n’hésita pas. Il se glissa, tout menu entre les gens assis, se faufilant : ce n’était guère commode ! Parmi ceux qu’il dérangeait, les uns ne lui disaient rien, tant ils étaient occupés à écouter ; d’autres le repoussaient d’une bourrade. Il arriva quand même pas bien loin du prophète, et il le vit. C’était lui ! Du coup, il s’arc-bouta de ses petits bras pour écarter deux solides paysans du Haurran qui lui barraient le passage et il voulut s’élancer, mais deux de ceux qui entouraient le prophète le retinrent, l’écartèrent, comme on chasse un petit chien lorsqu’il vient folâtrer au salon.
A ce moment, les yeux qu’il connaissait bien se tournèrent vers lui. Le prophète au merveilleux regard lui sourit et d’un geste ferme, faisant signe à ses amis de lâcher l’enfant, il dit :
« Laissez approcher ce petit ! »
Une seconde après, Martial était auprès de lui, et mieux même que tout près, contre Lui, entre ses genoux. Les bras du Prophète l’enveloppaient et il entendait contre son oreille la voix profonde dire des phrases qu’il ne comprenait pas toutes, mais qui lui faisaient chaud au cœur.
« Laissez venir à moi les petits enfants, car le Royaume des Cieux leur appartient. Je vous le dis en vérité, si vous ne devenez pas semblables à des enfants, innocents comme eux, vous n’entrerez pas au Paradis. Celui qui reçoit avec bonté un enfant comme ce petit que voici, c’est comme s’il me recevait moi-même, et Dieu qui m’a envoyé… »
* * *
Ces minutes extraordinaires où il avait été embrassé par le grand Prophète, où il avait été. assis sur ses genoux, Martial, de toute sa vie, ne devait les oublier. Rentré à la maison, où il se trouva une bonne dizaine de commères pour le ramener et raconter à ses parents son histoire, il n’eut de cesse ni de répit les jours suivants qu’il n’eût retrouvé le Prophète. Chaque fois qu’il entendait dire qu’il était à un endroit ou à un autre, il y courait. Les gens qui suivaient le Maître avaient pris l’habitude de voir parmi eux ce petit gamin de six ans, grave comme une grande personne, qui écoutait passionnément les plus longs discours. Et la mère de Martial s’était mise à le suivre ; elle l’accompagnait, et, elle aussi, assise dans l’herbe avec les autres, elle écoutait.
C’est ainsi que Martial se trouva au bord de l’eau le jour où Jésus, —car maintenant, il avait appris son nom, — pour échapper à la foule trop nombreuse qui l’assaillait, sauta dans la barque de Simon, la fit pousser à une petite portée d’arc du rivage, et, de là, se mit à enseigner. Il était là aussi, le soir où il y eut une si terrible tempête que tout le village s’était massé sur la petite jetée du port, attendant le retour des barques qui étaient encore au large, et il vit arriver les amis du Prophète, tout pâles, tout bouleversés, racontant à tous une étonnante histoire : « Alors que leur bateau prenait l’eau déjà et menaçait de couler, Jésus s’était levé, avait dit quelques mots à la tempête et le vent s’était apaisé et les vagues s’étaient aplanies. »
Et Martial était là encore ce jour où… Mais cela, c’était une histoire encore bien plus belle ! Comme le bruit avait couru que le prophète allait faire un grand et très beau discours, sur la montagne, de l’autre côté du lac, des milliers et des milliers de gens s’étaient précipités pour l’entendre. Il avait même fallu que les amis du prophète fissent un véritable service d’ordre, disant aux uns « asseyez-vous ici », et aux autres « mettez-vous là ! » Puis Jésus avait parlé. Martial, lui, n’avait pas bien compris. Cela lui était égal : rien qu’à entendre la voix du Maître, il se sentait si joyeux ! A un moment, comme les heures passaient, un des disciples avait dit : « II faudrait nourrir tous ces gens, car ils sont loin de chez eux et ils n’ont rien mangé depuis ce matin. » Puis un autre avait crié : « N’y a‑t-il personne parmi vous qui ait apporté de la nourriture ? » Nul ne répondit… Si, lui, Martial, il avait justement, dans la musette de toile où il mettait son repas pour l’école, des morceaux de pain et quelques petits poissons frits. Il les porta au disciple. Et brusquement dans la foule… Que se passait-il ? Pourquoi étaient-ils tous si étonnés ? Lui, cela ne lui paraissait pas si surprenant ! Ne savait-il pas que Jésus, le grand prophète, pouvait tout, savait tout ? Qu’y avait-il d’incroyable à ce qu’il eût suffi d’un mot de lui, d’un seul mot, pour que ses pauvres croûtons et ses misérables goujons frits fussent devenus des centaines et des centaines de pains, des centaines et des centaines de poissons, de quoi nourrir toute la foule ! Lui, Martial, cela ne l’étonnait pas du tout !
* * *
Une année passa ; puis on apprit dans les bourgs et les villages du bord du lac que le prophète était parti. On disait qu’il avait quitté la Galilée, la douce, la riante Galilée verte et fraîche, pour aller, à leur tour, enseigner les hommes de la Judée, là-bas, loin, du côté du midi ! Une profonde tristesse avait submergé le cœur de l’enfant, de ne plus pouvoir apercevoir son ami, de ne plus entendre la voix chaleureuse.
Mais quand le printemps revint, ses parents annoncèrent qu’ils allaient monter à Jérusalem pour y célébrer la grande fête de Pâques. On mit sur l’âne la selle la plus belle, deux couffins pleins de provisions, entre lesquels Martial et sa mère prirent place, et, le père marchant à pied, on se mit en route, avec tout un groupe d’amis, en chantant de très beaux cantiques où il était question de Dieu Tout-Puissant, du peuple avec qui il a fait Alliance et de Jérusalem la ville sainte entre toutes.
Ils arrivèrent à la Porte dorée le dimanche matin qui précédait la Pâque et ils commencèrent par aller de-ci delà par les rues, en quête d’un gîte : ce qui n’était pas commode à trouver au milieu de cette affluence. Comme ils allaient déboucher, par une voûte, sur une petite place, un grand bruit de voix les fit courir. « C’est Jésus, le prophète de Galilée. » Martial n’en écouta pas davantage. Sautant de l’âne, il se lança dans la foule, jouant des bras et des coudes, se faufilant. Il arriva ainsi au premier rang. C’était bien lui ! C’était Jésus ! Il était assis, lui aussi, sur un âne, comme n’importe lequel des paysans. Mais comme il avait l’air fort, majestueux : un prince ! un roi !
Et devant les pattes de sa bête les gens jetaient des branches vertes, de grandes palmes, et même leurs tuniques et leurs manteaux. Alors de toutes ses forces, de sa jeune voix, Martial cria :
« Vive le fils de David ! vive le Messie ! Hosanna ! gloire à Dieu ! »
Le regard du bon Maître se posa sur lui et l’enfant vit qu’il était reconnu. Mais il ne put pas s’approcher davantage ; des gens barbus, portant de grandes tresses qui leur tombaient bas sur leurs tuniques sombres, se précipitaient vers Jésus, l’air en colère… N’importe : il avait retrouvé son ami ; il se sentait heureux.
Toute la semaine il le rechercha et, plusieurs fois, le retrouva. Un soir qu’il était dans un quartier un peu écarté, toujours occupé à revoir son grand ami, il rencontra deux hommes qu’il reconnut : deux des disciples de Jésus. Il n’était pas timide, Martial : il les arrêta. « Je vous connais bien, vous êtes les amis du prophète, n’est-ce pas ? Et moi aussi, je suis son ami, je veux le suivre… » L’un des hommes le considéra avec attention.
« N’est-ce pas l’enfant que le Christ a embrassé?…
— Si, cria Martial, c’est moi. C’est moi ! Où est-il ? Je veux le revoir !
— Eh bien, viens avec nous, tu le retrouveras. »
Et c’est ainsi que l’enfant aida Simon-Pierre et Jean à préparer la salle où Jésus célébrerait la Pâque. Et c’est ainsi qu’il obtint la faveur d’être parmi les serviteurs qui porteraient les plats dans le banquet. Du coin de la salle, d’où il surveillait tout, il vit le Maître lever le pain vers le ciel, puis une coupe de vin, et il l’entendit prononcer d’étranges et belles paroles… Et aussi quand Jésus demanda : « Qu’on m’apporte de l’eau et un linge »,ce fut lui qui,plus leste que les autres, se précipita et rapporta tout ce que Jésus avait désiré. Il le vit alors se courber, presque s’agenouiller tour à tour devant ses amis et, de ses propres mains, leur laver les pieds, selon l’usage que Martial connaissait bien, selon ce qu’il avait vu maintes fois son père faire à un hôte de marque, mais ce qui lui sembla un peu étonnant, fait par un si grand prophète, par celui dont il avait entendu dire qu’il était le Fils de Dieu…
* * *
Et voulez-vous savoir ce que devint cet enfant privilégié, en qui l’amour du Christ avait été si fort depuis sa plus petite jeunesse ? Les bons poètes de notre Moyen Age aimaient à raconter qu’après la mort du Christ et sa glorieuse résurrection, Martial avait demandé au sage Simon-Pierre, devenu le chef des disciples, de lui donner le baptême, qu’il avait suivi le grand Apôtre dans toutes ses courses évangéliques durant douze ans au moins, puis qu’un jour Pierre lui avait dit : « Il y a, très loin d’ici, un pays qui se nomme la Gaule, où l’on n’a pas encore entendu parler de Jésus. Tu partiras vers ce pays ! Tu iras enseigner aux hommes qui y vivent, la Bonne Nouvelle ! Et je te donnerai deux compagnons pour t’assister ; mais en plus, je demanderai au Tout-Puissant de te faire aider par douze anges ! » Et Martial partit, et il débarqua en Gaule, et il arriva dans une grande ville qui, depuis, s’est appelée Limoges et dont il est encore le saint patron, parce que c’est lui qui y a enseigné l’Évangile. Qui sait ? Ce que racontaient les bons poètes, peut-être était-ce la vérité ?
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