Dans le sentier, blanc de givre, Jean rit tout seul : il se rappelle l’histoire du couteau !
L’an dernier, pendant sa rougeole, il a demandé qu’on lui raconte une histoire, et grand-père avait commencé, sur un ton à faire frissonner tous les braves :
« C’était le soir. À la lueur d’une chandelle, un homme allait à pas de loup dans la maison… »
Jean retenait son souffle : « Mon Dieu ! qu’allait-il advenir ?
- Soudain, annonça grand-père avec un geste épouvantable, il prit un grand couteau… »
Terrifié, Jean disparut sous ses couvertures…
Et l’aïeul acheva, après un petit silence :
« …Il prit un grand couteau et… étendit du beurre sur son pain. »
Quel fou rire, ce soir-là !… Et quel succès lorsqu’il répéta l’histoire à ses camarades !
Pauvre grand-père, si gentil ! Il fabriquait arbalètes et chariots, et jamais ne se fâchait lorsque Jean avait cassé une roue ou perdu toutes ses flèches…
Hélas ! grand-père n’est plus ici : voilà trois semaines qu’il est parti chez le Bon Dieu. Jean ne met plus son pull rouge qu’il aimait bien ; Marie-Claire lui en a tricoté un blanc, « parce qu’on est en deuil » a‑t-elle dit.
C’est triste, la mort. Le jour de l’enterrement, maman et Marie-Claire pleuraient derrière un grand voile noir, et papa avait une pauvre figure triste, triste… Jean aussi avait du chagrin : tout ce noir et ces larmes, et cette odeur de mort lui glaçaient le cœur… Pendant l’enterrement, il pleurait si fort que Marie-Claire vint s’asseoir auprès de lui pour le consoler. Elle a dit beaucoup de choses qui le berçaient, mais il n’en a retenu qu’une : grand-père est au purgatoire et il faut prier pour qu’il entre vite au ciel. Alors, au lieu de pleurer, il a récité son chapelet, du mieux qu’il a pu ; puis il a dit à la Sainte Vierge :
« Arrangez-vous avec le Bon Dieu, Maman du Ciel, pour que grand-père quitte vite vite le purgatoire. »
Puis à Jésus présent au tabernacle :
« Mon cher Jésus, votre Maman va Vous demander quelque chose : Vous lui obéirez, n’est-ce pas ? »
***
Seul dans le sentier, blanc de givre, Jean rumine ces choses tristes.
Il revient des vêpres de la Toussaint. Un affreux brouillard gris enveloppe les arbres, les buissons, le chemin, les maisons : on dirait que le Bon Dieu met tout en deuil pour demain…
Tiens… Oui… c’est bien ça : on entend, très loin, les cloches de Beauchamp… Et, de l’autre côté, celle de Clairval répond avec la petite de Guévert… Leur voix arrive, ouatée… lointaine… lointaine… Derrière la colline, là-bas, une autre s’ébranle aussi…
Si loin toutes, qu’elles trouent à peine le grand silence des champs où Jean est seul…
Et puis voici, couvrant toutes les autres, la grosse cloche de son village à lui, toute proche, tintant le glas…
Partout ce soir, à la nuit tombante, les cloches pleurent… Jean frissonne : lorsque les cloches sonnent le glas, on dit que ce sont les morts qui appellent au secours…
C’est grand-père, peut-être, qui implore une prière ?…
Le garçon alors récite pour l’aïeul quelques pieux « Ave ».
« Grand-père n’est pas seul au purgatoire », lui murmure Jésus au fond de son cœur.
C’est vrai : il y a également Caroline, qui est morte l’autre mois…
« C’est elle aussi qui t’appelle au secours… Écoute… »
***
Le glas tombe sur le village, grave… régulier… interminable… Jean revoit tous ceux qu’il a connus et qui sont morts… Tous semblent appeler, sur le même ton :
« A l’aide !… A l’aide !… A l’aide !… Dong !… Dong !…Dong !…»
Sur 140.000 personnes qui meurent chaque jour, combien passent au purgatoire ?… Mille et mille sûrement : légion… multitude… Toutes, ce soir, supplient les vivants de les délivrer…
« Dong !… Dong !… Dong !… Priez pour nous… Secourez-nous… Délivrez-nous… »
Jean voudrait les oublier qu’il ne le pourrait. Leur plainte le poursuit, le martèle comme le battant de la cloche martèle le bronze…
« Dois-je donc prier pour chacune ?… J’en aurais pour huit jours sans m’arrêter… »
Jésus éclaire la réponse : pas une prière pour chacune, non, mais souvent une prière pour toutes à la fois ; et Lui, donnera à chacune tout son Sang pour la faire digne du ciel…
« Mais quelle prière, Jésus, dois-je réciter pour les morts ?
- Les grandes personnes disent le « De profundis » ; c’est un psaume que J’aime beaucoup…
- Oui, mais pour moi qui suis un petit garçon, c’est plein de mots compliqués…
- Tu peux dire pour les âmes du purgatoire n’importe quelle prière, Jean. Peu importent les mots que tu emploieras, pourvu que tu Me demandes souvent de délivrer ces âmes. »
Jean secoue la tête, il a compris :
« Et si je ne sais pas bien Vous faire de belles phrases, mon Jésus, Je Vous les ferai dire par la Sainte Vierge, voilà ! »
***
Jean poursuit son chemin dans le tranquille sentier blanc de givre, ouaté de brouillard…
Il récite lentement de beaux « Ave », songeant aux âmes qui, peut-être, à cause de sa prière, entrent dans l’heureuse clarté du ciel…
Rose Dardennes.
Soyez le premier à commenter