∼∼ V ∼∼
Le temps demeure splendide. Ces huit jours en mer sont un enchantement. Pendant la traversée des Dardanelles, Jean ne quitte pas les scouts et leur aumônier. Moins peut-être pour entendre évoquer les souvenirs du passé que ceux de la dernière guerre, en regardant se dérouler la côte aride et nue, où débarquèrent tant de Français héroïques, échappés aux sous-marins allemands.
Puis c’est la mer de Marmara et enfin les côtes d’Europe et d’Asie se rapprochent, au point de se toucher presque, à peine divisées par le Bosphore.
Colette réclame une carte, elle ne peut pas se croire si loin et veut voir exactement où l’on est.
Le capitaine, ses ordres donnés, explique aimablement que l’on arrivera dans quelques instants à Constantinople, dont déjà les minarets se dressent éblouissants dans la lumière.
Les enfants n’oublieront jamais la visite de cette ville immense, merveilleuse, qui leur apparaît comme quelque chose de féerique. Colette a entrepris d’écrire ce qu’on lui a expliqué en face de tant de monuments dont elle se sent incapable de retenir les noms, et le soir, elle « met au propre » sur un petit carnet le résultat de son savant travail.
Elle emportera le petit carnet à Rome pour Annie et Bernard, qu’on aura la joie de retrouver dans la ville des papes, et puis ensuite, en France, pour son cher vieux monsieur le Curé…
Pendant ce temps, le navire a repris la mer en sens inverse. Jean reste un peu sur le pont avec son père. A mesure que l’ombre vient, la ville et les côtes reflètent leurs milliers de lumières dans l’eau paisible. C’est un spectacle de rêve. Petit à petit tout s’éloigne, s’estompe et disparaît dans l’atmosphère profonde lumineuse et fraîche de cette nuit d’été.
Jean resterait bien là jusqu’au matin, mais il faut descendre et sagement se reposer. La journée suivante passée au large semble un peu longue ; le surlendemain, de très bonne heure, papa réveille les enfants :
— Levez-vous, mes petits, nous touchons le Pirée, c’est-à-dire le port d’Athènes.
En effet le navire vient de ralentir son allure. Pendant près d’une demi-heure il glisse lentement sur la mer d’un bleu intense, laquelle repose, comme endormie, au pied d’un grand amphithéâtre blanc, que domine l’Olympe. C’est admirable d’harmonieuse beauté.
A regret, l’on descend, pour prendre le petit train électrique qui attend paisiblement les voyageurs.
La troupe des Routiers ajuste la bretelle à l’épaule et s’ébranle. Jean a encore obtenu de la suivre.
Mais Colette n’a aucun désir d’en faire autant. Elle a passé son bras sous celui de sa mère qu’elle sait fatiguée.
— Si nous nous asseyions là, maman, sur ce banc à l’ombre ? La vue est si jolie, nous serions bien tranquilles avec Pierrot, pendant que Bernadette irait à la découverte avec papa.
— Mais je ne veux pas te priver de les suivre.
— Non, j’aime mieux rester avec vous, et puis nous causerons, nous deux.
Et Colette, câline, quête un baiser. Petit Pierre aussitôt en fait autant, si bien que maman s’installe souriante entre ses deux benjamins.
— Sais-tu, Colette, qu’environ vingt ans après la mort de Jésus, saint Paul vint ici. Tiens, regarde ce rocher escarpé ; malheureusement on ne peut distinguer de loin un escalier creusé dans le roc. Si nous y allions, nous y verrions des sièges taillés dans le roc aussi. C’est là que siégeait le fameux tribunal grec, l’Aréopage devant lequel parut saint Paul. A ces juges respectables, l’apôtre dit : « Athéniens, je vous trouve plus religieux que les autres peuples. En parcourant votre ville,… j’ai rencontré même un autel avec cette inscription : A un Dieu inconnu. — Ce que vous adorez sans le connaître, je viens vous l’annoncer. »
Et saint Paul leur explique la doctrine chrétienne.
— Est-ce qu’ils l’ont cru, maman ?
— Bien peu d’entre eux, malheureusement. Pourtant, c’est alors que saint Paul convertit Denis l’Aréopagite, une femme nommée Damaris et quelques autres. D’Athènes, il passa à Corinthe, et là il fit de nombreuses conversions.
Colette plisse les sourcils, signe non équivoque de réflexion.
— Tiens, mais alors, quand on lit dans son paroissien : « Épître de saint Paul aux Corinthiens, » est-ce que cela veut dire que saint Paul écrivait des lettres aux gens de Corinthe ?
— Parfaitement. Quand saint Pierre, saint Paul et saint Jean quittaient des villes ou des pays qu’ils venaient de convertir, pour soutenir les nouveaux chrétiens, pour les gronder au besoin, quand ils n’étaient pas fidèles, ils leur écrivaient. Ces lettres ou épîtres constituent avec les Évangiles, les Actes des Apôtres et l’Apocalypse, le Nouveau Testament.
Colette est très intéressée, mais Petit Pierre ne comprend pas grand’chose à tout cela. En revanche, il a très faim ; maman avise une pâtisserie toute proche, d’où l’on guette le retour des explorateurs.
Puis, il faut s’embarquer de nouveau. On longe les côtes de Grèce au milieu d’une lumière admirable. Tantôt c’est la douceur des teintes matinales, tantôt l’ardeur d’un soleil de feu ; quand vient le soir, la mer a des reflets étranges, mélangés de bleu, de vert ou de violet, jusqu’à ce qu’elle devienne toute mauve, puis grise, à mesure que s’efface le soleil couchant.
Mais voici qu’en nuit, dans la mer Ionienne, le temps se gâte brusquement. Le vent a sauté ; bientôt ce sont de vrais mugissements de tempête. Tout le monde se réveille, l’on entend les allées et venues des matelots et des officiers. Une angoisse envahit les passagers. Papa, inquiet, monte sur le pont. Au même instant, une sirène lance lugubrement son appel.
Colette frémissante se blottit près de sa mère. On s’habille en hâte, on se réunit dans une même cabine, priant, convaincus qu’on va sombrer. Mais papa redescend.
— Ne vous inquiétez pas. Il n’y a aucun danger pour notre paquebot, mais c’est, à quelque distance de nous, un navire en détresse. Nous allons essayer de lui venir en aide. Restez tous bien tranquillement ici, et récitez le chapelet pour les pauvres diables qu’il faut tenter de rescaper. Je cours donner un coup de main là haut.
Pendant près de deux heures, qui semblent indéfinies, le commandant, admirable de précision, de fermeté et d’énergie, décuple la valeur de ses hommes et dirige le sauvetage. Sous les hurlements du vent et à travers des vagues furieuses, les barques sont manœuvrées avec un courage aussi calme que magnifique. Enfin, au petit jour, tous les naufragés sont à bord, et le vent s’apaise. A mesure que la lumière monte à l’horizon, on distingue mieux le pauvre voilier qui gît, lamentable, désemparé, ayant donné sur un rocher.
Le navire reprend maintenant sa route, mais, comme on le pense bien, cette alerte fait le sujet de toutes les conversations.
Chacun reste ému de ce qu’il a vu. Après le déjeuner, alors que l’on discute sur ce qu’il adviendra du voilier, Jean dit :
— Si c’est par un temps comme celui de cette nuit que saint Paul est venu à Rome, ça ne devait pas être drôle ! Il est vrai qu’il était coutumier des naufrages, puisqu’il parle de trois.
— Et saint Pierre ? réclame Colette. Est-ce qu’il n’a pas fait aussi de terribles traversées ?
— Mais oui, saint Pierre a affronté bien des fois la mer, quoiqu’il ne le raconte pas. Il est venu à Rome, tout comme nous y allons, en bateau. Avec cette différence que sa barque devait être d’une effrayante pauvreté, risquant à tout moment de sombrer.
— Bah ! ajoute Jean, la barque de Pierre, ça ne sombre pas !
— De fait, l’apôtre a gagné Rome. Il y entre pauvre, inconnu ; il est sans doute accompagné de Marc son disciple, et se dirige vers le quartier misérable où logent les Juifs. Qui eût dit aux princes et aux empereurs d’alors que l’arrivée de cet humble voyageur était un événement infiniment plus grand que les triomphes de tous les conquérants !
— Dites, papa, saint Jacques tué par Hérode, les Apôtres dispersés, il ne reste plus personne à Jérusalem ?
— Vous souvenez-vous que Jésus avait pleuré en regardant la ville et le Temple. Il prévoyait le châtiment qui allait détruire la ville sainte. Bientôt les Romains en feront le siège. Malgré une résistance désespérée des Juifs, il n’en restera pas « pierre sur pierre ». Une famine épouvantable va décimer les habitants ; beaucoup seront crucifiés par leurs vainqueurs. 500 000 Juifs périront alors, 100 000 seront vendus comme esclaves, on en donnera jusqu’à trente pour un denier.
— Ah ! dit Colette songeuse, eux, ils avaient vendu Jésus pour trente deniers !…
— Revenons aux saints voyageurs des premiers temps de l’Église, mes enfants. Une pieuse croyance fait supposer que Lazare et ses sœurs Marthe et Magdeleine ont abordé en Provence, chez nous, en France. Nous passerons par là en rentrant, peut-être, car nous touchons nous-mêmes à la fin de ce long voyage. Voyez, nous entrons dans le détroit de Messine.
On se précipite sur la carte. Comme ce sera vite fait maintenant, Messine, Stromboli, Naples. Encore une journée… et puis on débarquera définitivement.
En passant devant Syracuse, les yeux encore brûlés par le soleil d’Orient, nos amis sont saisis par la légèreté de l’atmosphère. La baie est délicieuse. A l’horizon, des monts gris-bleus ; à leurs pieds, des lignes de bois qui rappellent la fraîcheur. Partout, accrochés au-dessus d’une sorte de boulevard, de vieilles églises blanches. C’est l’Italie, en attendant la France. Plus tard, la petite île de Capri se dresse, isolée, toute bleue dans le ciel bleu. Puis voici Naples. On regarde un peu comme dans un rêve le Vésuve, qui se dessine là-haut. Les douaniers et les gendarmes se promènent sur le quai, en gants blancs, portant de beaux bicornes galonnés. Mais toute la pensée des voyageurs est concentrée sur l’espoir tout proche de retrouver à Rome la famille aimée, tante Jeanne et les cousins, venus pour voir Yvon.
Avec quelle joie on saute dans le train. Debout, dans le couloir, Colette et Jean en trépignent presque. Enfin, Rome apparaît,… la gare,… le quai… Sont-ils là ? Oui ! Tout juste… les voilà !
Mais qui est ce grand abbé si mince, à côté de tante Jeanne ?
Yvon ! c’est Yvon ! Colette en perd la respiration. Ce séminariste de 22 ans lui inspire presque autant de respect que son bon vieux curé de France. Et Annie qui a presque l’air d’une demoiselle !
Et Bernard ? Oh ! celui-là on le reconnaîtrait au bout du monde. Les yeux farceurs ont conservé leur franc regard, l’allure est comme toujours d’un entrain endiablé ; tandis que chacun se congratule, ce grand garçon a fait signe à une voiture, y entasse les petits bagages, arrache à Marianick son gros sac, l’embrasse sur les deux joues (Marianick, pas le sac) et se trouve assis à côté de Colette, quand la voiture démarre.
Muette d’admiration, Colette contemple son cousin ; enfin elle articule sentencieusement.
— Hé bien, tu sais, Bernard, dans tout le voyage je n’ai trouvé personne d’aussi débrouillard que toi, non, pas même le chef routier des grands scouts !
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