Dans la nuit où s’ouvrent les cœurs

Auteur : Dardennes, Rose | Ouvrage : Et maintenant une histoire II .

Temps de lec­ture : 9 minutes

Ils sont deux, Mar­tine et Vincent, petits et tran­sis, seuls entre le bois et la plaine immense, dans la pro­fonde nuit. Leurs yeux grands ouverts sur tout ce noir hos­tile gardent encore l’af­freuse vision du châ­teau pater­nel assailli, rava­gé, pillé…

Et leur cœur est en eux comme avec une grande déchi­rure béante qui les fait pleu­rer et appe­ler dou­lou­reu­se­ment le papa et la maman que le sire de Mau­roc a emme­nés prisonniers…

« Papa !…

– Maman !… »

Chateau en ruine - histoire pour NoëlAh ! dès que s’a­pai­sa le tumulte de la bataille, durant laquelle ils s’é­taient cachés tous les deux der­rière une ten­ture, comme ils les ont cher­chés !… Dans tout le châ­teau désert et rui­né, sinistre comme si la mort y rôdait encore, ils ont appe­lé… crié… Pleu­ré, aus­si ; car dans la chère demeure rava­gée, l’é­cho de leur propre voix répon­dait seul, lugu­bre­ment, à leurs appels ; et toutes les portes béantes ou enfon­cées ouvraient sur des salles vides, aban­don­nées, glacées…

Tant qu’une lueur de jour péné­tra par les hautes fenêtres à meneaux, ils ont erré par les cou­loirs et les gale­ries, et lors­qu’ils n’y virent plus à l’in­té­rieur, ils furent cher­cher encore par les cours et les jardins…

Mais en vain.

Parents, ser­vi­teurs, amis, tous étaient morts ou pri­son­niers ; il n’y avait plus personne.

Per­sonne, qu’un petit gar­çon de sept ans, et sa sœur qui en avait à peine six…

Dans la grande nuit tout à fait venue, un grand fris­son les sai­sit et ils s’en­fuirent sans savoir où, tout droit devant eux, cou­rant comme si dans cette ombre affreuse le sire de Mau­roc allait les poursuivre…

Tant cou­rurent et crièrent, et pleu­rèrent, les pau­vrets, qu’ils tom­bèrent épui­sés au pied d’un grand chêne tout en haut de la col­line… C’é­tait fini, leurs petites jambes ne pou­vaient plus avan­cer, et ils avaient si peur, si peur…

Alors ils se ser­rèrent très fort l’un contre l’autre, et tous les deux contre le grand arbre…

Mais comme le grand arbre était raide et froid !… 

Enfants dans la foret, la nuit - Récit pour l'Avent et NoëlTant qu’ils avaient mar­ché, ils n’a­vaient pas pris garde au silence de la nuit. Mais main­te­nant que leurs pas se sont tus, ah ! comme c’est grand, et grave, et effrayant, tout ce noir où l’on n’en­tend rien, rien, rien…

Ils se serrent encore plus fort et retiennent même leur souffle…

Oh ! ce cra­que­ment, là tout près, n’est-ce pas un loup ?… Ou bien le sire de Mau­roc et ses sou­dards venus pour les sai­sir et les tuer ?…

Et ces formes, là-bas, encore plus noires que la noire nuit ?… Des buis­sons ?… des bêtes ?… des hommes prêts à bon­dir ?… Ah ! que c’est affreux pour deux petits enfants d’être seuls et per­dus dans la nuit !…

Leurs yeux, pour­tant, finissent par se clore : ils sont si las… et ils ont tant pleuré.

* * *

Leurs anges gar­diens seuls savent com­bien de temps Mar­tine et Vincent ont dor­mi dans la froide nuit.

Mais voi­ci que, tout à coup, dans cette nuit toute noire s’al­lume – très loin – une lumière trem­blante… puis une autre… dix… vingt… cent… plus encore, bien sûr : à droite, à gauche, en face aus­si, à croire que les étoiles du ciel sont toutes des­cen­dues pour voya­ger cette nuit sur la terre, par petits groupes cli­gno­tants, comme elles font les autres nuits dans le ciel… Elles sont seule­ment un peu moins blanches et brillantes que là-haut, mais c’est sans doute pour ne pas éblouir les petits enfants des hommes !…

Comme c’est drôle : les étoiles en voyage sur la terre partent des quatre coins de la nuit ; mais elles s’en viennent toutes vers une brillante constel­la­tion qui vient de s’al­lu­mer d’un seul coup au milieu, et ne bouge pas, elle… Mar­tine et Vincent regardent, regardent ces lueurs amies, et songent à se mettre en route comme elles vers la lumière toute rose des six fenêtres en ogives et du grand por­tail illu­mi­né… lorsque débouchent là, juste der­rière eux, quelques lumières encore qui accourent, s’ar­rêtent et se penchent sur leurs visages.

« Oh ! les pauvres petits, mon Dieu !… » dit une douce voix à côté d’eux. Des bras solides et forts les sou­lèvent… Une douce cha­leur, peu à peu, les enve­loppe… Ils arrivent dans une grande salle où flambe une bûche énorme sur des lan­diers de fer, et le lait chaud et sucré coule entre leurs lèvres bleuies de froid… Ils sont bien… Trop bien… C’est un beau rêve sans doute ! »

* * *

« Que me dit-on, Ber­trande ?… Vous avez recueilli… »

Un homme vient de péné­trer dans la haute salle, et les petits poussent un cri de ter­reur : cet homme à l’af­freux regard de tigre, ils l’ont recon­nu, ils en sont sûrs, c’est le sire de Mau­roc ! Ah ! c’est un cau­che­mar, main­te­nant l’homme s’ap­proche, et son regard luit…

Récit d'un Seigneur et sa dame - Le pardon de Noël

« Mau­ghein… Comme je me ren­dais avec mes gens à l’of­fice de cette Sainte Nuit, je les ai trou­vés, en larmes et tran­sis sur le che­min gla­cé… Et je les ai rame­nés ici…

– Mais savez-vous, Ber­trande, qui sont ces enfants-là ?…

– Des mal­heu­reux, que Dieu nous envoie, Maughein…

– Le fils et la fille du sei­gneur de Hault­joye, mon pri­son­nier !… J’en­tends qu’on les jette dehors à l’instant !

– Mau­ghein ?… Y pensez-vous ?… »

L’homme au regard de tigre se dresse, mena­çant, et du doigt montre la porte à dame Ber­trande son épouse.

« Qu’on me laisse seul avec eux ; je m’en charge, moi ! »

Plus encore qu’au pied du grand chêne, dans la nuit gla­cée, les pau­vrets se serrent l’un contre l’autre, tran­sis de peur…

« Mau­ghein !… Mau­ghein ! dit encore la douce voix der­rière la porte, allez-vous une nuit de mettre le comble à vos crimes ? Ne voyez-vous pas que Dieu vous envoie ces petits pour vous invi­ter plu­tôt à vous repentir ?

– Tai­sez-vous, et par­tez, vous dis-je !… Ou sinon… »

Elle se tait, oui. Car elle a dit les mots qu’elle avait à dire, et, quoi qu’il y fasse, son époux les a reçus en plein cœur ; si rude­ment que son pas en est plus lent, et moins cruel son regard pesant silen­cieu­se­ment sur Mar­tine et Vincent…

Mon Dieu, qu’est-ce qu’il va faire ?… Et qu’il est impres­sion­nant, là, tout droit au-des­sus d’eux, sans rien dire et sans bouger…

Les secondes passent… Et puis les minutes…

D’a­bord, ils n’osent lever les yeux. Mais c’est si long qu’à la fin Vincent s’y risque, timidement…

« Oh ! regarde… » mur­mure-t-il à sa sœur dans un souffle.

Tous les deux voient ain­si rou­ler len­te­ment une larme des yeux du sire de Mau­roc. Et ces yeux qui pleurent ne luisent plus comme ceux du tigre…

« Noël !… » répète l’homme à mi-voix…

Noël !… Depuis dix ans qu’il bri­gande dans la région, il ne fête plus Noël, lui… Dame Ber­trande, chaque année, s’en va seule avec ses gens vers la petite église en liesse…

Mais voi­ci que ce soir, puis­qu’en­core il ne vient point, Mon­sei­gneur Jésus l’en­voie cher­cher par ces deux petits-là… ? Mon­sei­gneur Jésus ne connaît point en son Cœur la méchante fier­té des hommes qui se replient dure­ment lors­qu’une fois on les a bles­sés… Il aime encore Mau­ghein, et l’ap­pelle ; Il lui envoie ces deux petits à sa porte pour lui sug­gé­rer le geste qui répa­re­rait un peu le mal­heur qu’­hier il sema à Haultjoye…

Ce geste… il le devine… il le voit… il n’au­rait que trente pas à faire pour ouvrir au fond du sombre cou­loir la porte du cachot où pleurent sans doute Alain et Marie-Liesse de Hault­joye en son­geant à leurs enfants per­dus… Il les amè­ne­rait là… et les petits, éblouis, sau­te­raient dans leurs bras…

…Et puis ensemble, ayant fait la paix, tous iraient bien vite, avec les petites lan­ternes dans la grande nuit, retrou­ver les autres chez Mon­sei­gneur Jésus qui apporte le et la paix aux gens de bonne volonté.

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* * *

Ils iraient… Ils vont…

Ils arrivent, tout juste comme on sonne la messe.

Car ce geste, le sire de Mau­roc l’a accom­pli pour mon­trer à Dieu sa bonne volon­té reve­nue. Et tan­dis qu’au fond de l’é­glise il avoue ses crimes et s’in­cline sous le divin par­don, Mar­tine et Vincent, ser­rant bien fort la main de leur papa et de leur maman, s’en vont jus­qu’à la crèche remer­cier Mon­sei­gneur Jésus venu par­mi les hommes pour qu’en leur cœur la haine cède le pas à l’a­mour et que refleu­risse le bon­heur sur les pas de la charité…

Rose Dar­dennes

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