Une zaouïa ? C’est le siège d’une confrérie religieuse composée de pères de famille. Les chefs de la zaouïa n’ont pas le pouvoir d’empêcher le banditisme dans la région, mais ils ont un tel prestige sur leurs compatriotes musulmans, qu’ils peuvent sauver tous les voyageurs qui arrivent à se placer sous leur protection immédiate.
Or, grâce à son ami juif de Fez, Foucauld est porteur d’une lettre de recommandation pour Sidi ben Daoud, le patriarche de la zaouïa. Il confie la lettre à un messager musulman qui part sans argent et avec le minimum de vêtements (pour ne pas tenter la cupidité des pillards) en direction de Boujad.
Le lendemain matin, le messager revient, il conduit un charmant jeune homme qui chevauche une mule et tient un parasol. C’est un petit-fils de Sidi ben Daoud qui vient chercher Foucauld et Mardochée. Ce jeune homme n’a qu’un seul esclave pour toute escorte, mais le parasol qu’il tient à la main vaut tous les fusils du monde, il signifie la protection de la zaouïa et personne n’osera faire le moindre mal à la petite caravane.
A Boujad, Foucauld passa dix journées merveilleuses car il fut traité avec les plus grands égards. Mais il ne tarda pas à comprendre que ses hôtes avaient percé à jour le secret de son déguisement et reconnu en lui un chrétien de France. Après quelques jours de vive inquiétude, tout se termina par une franche explication entre l’explorateur et Sidi Edris, un des fils du patriarche. Foucauld comprit alors que c’était précisément comme chrétien de France et non comme prétendu rabbin qu’on l’avait reçu avec tant de prévenances. Aussi lorsqu’il repartit, Sidi Edris l’accompagna personnellement pendant six jours de route pour le protéger dans le reste du Tadla et prolonger le plaisir d’être en sa compagnie, ce dont Foucauld n’était pas moins ravi.
Quelque temps plus tard, à Tisint, dans le Sud marocain, Foucauld se lie encore d’intime amitié avec un autre musulman, Hadji Bou Rhim, qui devina lui aussi sa qualité de Français. Bou Rhim se chargea lui-même de conduire l’explorateur un peu plus loin, jusqu’à Mrimima, afin de le recommander à une nouvelle zaouïa.
Sitôt Bou Rhim reparti, la situation commença à mal tourner. Moins désintéressés que ceux de Boujad, les chefs de la zaouïa de Mrimima accablèrent Foucauld de demandes d’argent. Pis encore, le bruit se répandit aux environs que le petit rabbin était porteur d’un trésor. Une forte bande de pillards fut alertée et vint cerner la zaouïa en réclamant qu’on lui livre le voyageur. Respectueux des lois de l’hospitalité antique, les chefs de la zaouïa refusent de trahir leur hôte, mais ils le font mollement et sans grande autorité, de telle sorte que Foucauld peut craindre à tout instant un coup de force des pillards pénétrant dans la zaouïa pour s’emparer de lui. Il est d’autant plus inquiet qu’en fait de trésor il lui reste peu d’argent, et qu’il a toutes chances d’être assassiné si les pillards le capturent, car ils seront furieux de ne pas trouver le trésor escompté.
Un seul espoir : faire appel à Bou Rhim. Foucauld lui envoie en hâte un messager, puis le soir vient et la nuit s’écoule pleine d’angoisse. Bou Rhim viendra-t-il à temps et en force ? Ou bien va-t-on voir tout d’un coup la bande des pillards forcer les portes de la zaouïa ? Le lendemain matin, grand bruit au-dehors, c’est une troupe de cavaliers armés qui arrivent au grand galop. Bou Rhim est en tête. Dès l’arrivée du messager de Foucauld, il avait réuni tous ses parents et voisins pour courir au secours de son ami. Les pillards s’enfuirent aussitôt. L’explorateur était hors de danger.
On n’en finirait pas de raconter les aventures marocaines de Foucauld et comment sa vie fut encore sauvée grâce à un garde du corps, Bel Kacem, qui refusa de le trahir. Pendant tout ce temps, l’explorateur continuait à accumuler les notes et les croquis sur le minuscule carnet qu’il tenait dans le creux de sa main.
Après un an de voyage au Maroc, il regagna l’Algérie puis la France, et présenta son rapport à la Société de Géographie.
La savante assemblée félicita chaleureusement le jeune explorateur. Avant lui la partie connue du Maroc ne s’étendait que sur 689 kilomètres. D’un seul coup, Foucauld ajoutait 2.250 kilomètres dans les régions inexplorées. Avant lui on ne connaissait l’altitude que de quelques dizaines de points au Maroc. D’un seul coup, Foucauld apportait les altitudes de 3.000 points.
A vingt-six ans et au risque de sa vie, Charles de Foucauld avait bouleversé toutes les connaissances géographiques sur le Maroc. On ne s’étonnera pas que la Société de Géographie lui ait prédit un grand avenir d’explorateur.
Mais l’avenir n’appartient qu’à Dieu.
Un matin à Saint-Augustin
Un matin, devant l’église Saint-Augustin à Paris, les pavés se couvrent de feuilles d’automne. C’est un des derniers jours d’octobre en 1886. Venant de la rue Miromesnil un homme s’engage sur la place. C’est Charles de Foucauld, mais qui le reconnaîtrait ? Il n’a plus rien de ce visage gras et mou qu’on lui connaissait autrefois. Il a maigri et son regard plus ferme est à la fois plus calme et plus volontaire.
Et si quelque ancien fêtard de ses amis avait un doute en pensant le reconnaître, il ne tarderait pas à hausser les épaules en voyant la direction prise par le passant, car Foucauld se dirige tout droit vers l’église Saint-Augustin. Ce n’était pas ce genre de lieux qu’il fréquentait naguère.
Mais quel long chemin il a dû faire avant de monter ces marches après avoir vécu douze ans dans l’impiété. C’est là-bas, au Maroc, dans les montagnes de l’Atlas, qu’il a découvert le début de la route qui le conduit à Saint-Augustin. En voyant la foi des musulmans, il a rougi d’être sans foi. En voyant chaque jour les musulmans se prosterner à l’heure de la prière pour adorer Dieu, il a eu honte de ne pas prier. Il sentait un grand vide dans son cœur, et quand il est rentré en France, ce vide n’a fait que grandir. Mais comment faire pour retrouver la foi ? Il s’était mis à lire des livres sur la religion. Souvent il en parlait avec sa cousine et marraine, madame de Bondy, et il allait à Saint-Augustin prier tout seul pour demander à Dieu de lui rendre la foi.Mais il n’en finissait pas d’hésiter et il n’arrivait pas à faire le geste décisif.
Ce matin-là il voulait tenter une nouvelle démarche, rencontrer l’abbé Huvelin, vicaire de la paroisse, pour lui demander de nouveaux renseignements sur la religion. L’abbé était à son confessionnal et Charles de Foucauld l’aborda pour lui présenter sa demande. Mais comme s’il devinait ce qui se passait au fond de l’âme de Foucauld, le prêtre sentit que le grand pas devait être fait à l’instant même, sans rien attendre, et il lui dit seulement : « Confessez-vous et vous croirez. » Foucauld voulut faire des objections, mais l’abbé répéta la même demande et Foucauld accepta. Il se mit à genoux et confessa tout son passé. Déjà il croyait, le souffle de Dieu dispersait ses dernières objections comme des feuilles mortes. Alors le prêtre lui donna l’absolution et l’envoya aussitôt communier, car Foucauld était à jeun.
Ce matin d’octobre 1886 était la journée décisive du destin de Charles de Foucauld. Une immense aventure plus extraordinaire encore que celle du Maroc, allait commencer.
Comme au Far West
Maintenant que Foucauld est converti, que va-t-il faire ? Vivre en honnête homme, se marier, reprendre sa vie d’explorateur pour devenir encore plus célèbre ? Rien de tout cela.
Il court vers la pauvreté avec autant d’ardeur qu’il a couru vers les plaisirs puis vers la gloire. Au moment même où il s’est converti, il a décidé de donner toute sa vie à Dieu et de devenir religieux.
Un jour, l’abbé Huvelin a dit devant lui : « Notre-Seigneur a tellement pris la dernière place que personne n’a pu la lui ravir. » Cette parole a bouleversé Charles de Foucauld. Il n’a plus qu’une seule ambition : rejoindre le Christ à cette dernière place.
Pour la trouver, il réfléchit longtemps, il fait des retraites, puis un pèlerinage en Terre Sainte. Il écoute les conseils de l’abbé Huvelin et finalement il se dit qu’un seul ordre religieux répondra exactement à ce qu’il désire : l’ordre des trappistes, parce qu’il y vivra une vie d’adoration, de prière et de travail manuel au fond d’un cloître.
C’est ainsi qu’en 1890, à trente-deux ans, l’ancien explorateur devient un petit novice à la Trappe de Notre-Dame des Neiges en Ardèche. On lui donne le nom de Frère Albéric.
Six mois plus tard, sur sa demande, ses supérieurs l’envoient à la Trappe de Notre-Dame du Sacré-Cœur, en Syrie, chez les Turcs.
S’il a désiré ce changement c’est parce que cette nouvelle Trappe passe pour être la plus pauvre qui soit.
Quand il y arrive, il peut être satisfait.
Notre-Dame du Sacré-Cœur est située dans les montagnes de Syrie au milieu d’un magnifique paysage de chênes et de pins parasols. Aidés par quelques ouvriers agricoles, les moines ont dû faire tout le travail de défrichement, avec la hache, la pioche et la pelle.
Le monastère lui-même ne ressemble en rien à ces grandes et magnifiques constructions bâties en pierre de taille, chez nous au Moyen Age. Les trappistes de Notre-Dame du Sacré-Cœur n’ont ni le temps ni l’argent nécessaire pour bâtir de pareils monuments. Leur monastère est pareil aux grandes fermes construites par les premiers squatters dans le Far West. Ce sont des maisonnettes en planches ou en terre battue, couvertes de chaume. Le dortoir des moines est placé dans un vaste grenier au-dessus d’une étable. C’est à peu près aussi pauvre que la crèche de Bethléem où naquit Jésus.
Frère Albéric est ravi.
Tout son passé de gourmandise, de paresse et même de gloire est bien loin derrière lui. Il n’est plus qu’un trappiste parmi les autres.
Et pourtant après deux ou trois ans de parfait bonheur dans cette Trappe, Frère Albéric s’inquiète. Il est ennuyé d’être chargé de commander à des terrassiers pour la construction d’une route aux abords du monastère, il est ennuyé d’apprendre que le pape recommande aux trappistes de mettre quand même un peu de beurre dans leurs légumes, ennuyé de faire des études de théologie pour devenir prêtre, car il pense que tout cela l’éloigne de cette dernière place qu’il ambitionne avec autant d’ardeur que d’autres veulent la première place.
Un jour il entre dans la misérable masure d’un ouvrier agricole du pays et il est bouleversé en voyant que cette masure est encore plus pauvre que la grande ferme des trappistes.
Dès lors, il est certain qu’il doit changer de route et quitter la Trappe pour reprendre son chemin vers la dernière place.
Mais il attend ; il a promis obéissance à ses supérieurs de la Trappe et il ne peut partir sans leur permission. Ses supérieurs ne l’empêcheront pas de partir, mais avant de lui donner la clé des champs, ils pensent préférable de le mettre à l’épreuve.
Pendant qu’il attend, il réfléchit longuement à ses projets futurs. Son but est de fonder de toutes petites équipes de religieux où il n’y aura pas de différence entre les Pères et les Frères. Ils ne seront ni propriétaires ni patrons. Ils participeront tous ensemble aux mêmes prières et aux mêmes travaux manuels. Ils habiteront dans des villages ou des faubourgs, c’est-à-dire au milieu du peuple.
Voilà son rêve. Pourra-t-il jamais le réaliser ?
(A suivre)
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