La vieille Séphora habitait le village de Bethléem.
Elle vivait d’un troupeau de chèvres et d’un petit champ planté de figuiers.
Jeune, elle avait été servante chez un prêtre, en sorte qu’elle était plus instruite des choses religieuses que ne le sont d’ordinaire les personnes de sa condition.
Revenue au village, mariée, plusieurs fois mère, elle avait perdu son mari et ses enfants. Et alors, tout en restant secourable aux hommes selon ses moyens, le meilleur de sa tendresse s’était reporté sur les bêtes. Elle apprivoisait des oiseaux et des souris ; elle recueillait les chiens abandonnés et les chats en détresse ; et sa petite maison était pleine de tous ces humbles amis.
Elle chérissait les animaux, non seulement parce qu’ils sont innocents, parce qu’ils donnent leur cœur à qui les aime et parce que leur bonne foi est incomparable, mais encore parce qu’un grand besoin de justice était en elle.
Elle ne comprenait pas que ceux-là souffrent qui ne peuvent être méchants ni violer une règle qu’ils ne connaissent pas.
Elle s’expliquait tant bien que mal les souffrances des hommes. Instruite par le prêtre, elle ne croyait pas que tout finit dans la paix dormante du schéol, ni que le Messie, quand il viendrait, dût simplement établir la domination terrestre d’Israël. Le « royaume de Dieu », ce serait le règne de la justice par delà la tombe. Il apparaîtrait clairement, dans ce monde inconnu, que la douleur méritée fut une expiation. Et quant à la douleur imméritée et stérile (comme celle des petits enfants ou de certains malheureux qui n’ont que médiocrement péché), elle ne semblerait plus qu’un mauvais rêve, et serait compensée par une somme au moins égale de félicités.
Mais les bêtes qui souffrent ? Mais celles qui meurent lentement de maladies cruelles, — comme les hommes, — en vous regardant de leurs bons yeux ? Mais les chiens dont la tendresse est méconnue, ou ceux qui perdent le maître à qui ils s’étaient donnés, et qui se consument de l’avoir perdu ? Mais les chevaux, dont les journées si longues ne sont qu’un effort haletant, une lassitude saignante sous les coups, et dont le repos même est si morne dans l’obscurité des écuries étroites ? Mais les fauves captifs que l’ennui ronge entre les barreaux des cages ? Mais tous ces pauvres animaux dont la vie n’est qu’une douleur sans espoir et qui n’ont même pas une voix pour faire comprendre ce qu’ils endurent ou pour se soulager en malédictions ? A quoi sert leur souffrance, à ceux-là ? Qu’est-ce qu’ils expient ? Ou quelle compensation peuvent-ils attendre ?…
Séphora était une vieille femme bien simple ; mais, parce qu’elle était ingénument affamée de justice, elle agitait souvent ces questions dans son cœur ; et la pensée du mal inexpliqué obscurcissait pour elle la beauté du jour et les couleurs exquises des collines de Judée.