Catégorie : <span>2 *** LES AUTEURS ***</span>

Auteur : Par un groupe de pères et de mères de familles | Ouvrage : Histoire Sainte illustrée .

Temps de lec­ture : 19 minutes

I.

— Nicole, Bru­no, j’ai quelque chose à vous dire.

Bru­no, qui est en train de démon­ter posé­ment les ailes d’un gros papillon méca­nique, répond sans tour­ner la tête :

— Ça sera-t‑y intéressant ?

— Tu n’en sau­ras rien si tu n’é­coutes pas.

Tou­jours immo­bile, le papillon en mains, Bru­no dit :

— J’é­coute.

— Ah mais ! pas comme ça… Et Colette, qui rit mal­gré elle, sai­sit dans ses bras le petit homme et le plante sur ses genoux.

— Que diriez-vous, Nicole et toi, si je vous fai­sais la classe ?

— Toi tante Colette ? Quelle veine !

— Et une fameuse classe encore. Je vous appren­drais l’.

— Oh ! dit Nicole, tu nous achè­te­ras des livres neufs. Est-ce qu’ils auront des images ?

— Bien mieux que ça. Je ne me ser­vi­rai pas de livre, mais de l’ de papa.

Les deux enfants ouvrent de grands yeux qui disent qu’ils ne croient pas un mot de cette « blague-là »…

Colette s’en amuse.

— C’est la pure véri­té. Je vais com­men­cer par grim­per un de ces jours dans l’Oi­seau-Bleu, pour aller voir, de mes yeux, le vrai pays de l’His­toire Sainte. En ren­trant, je vous racon­te­rai tout, et, si vous êtes sages, peut-être qu’un jour ou l’autre, je vous emmè­ne­rai aussi.

Nicole empoigne par les épaules son petit frère muet d’é­ton­ne­ment et lui fait faire deux ou trois pirouettes éche­ve­lées… aux­quelles Colette met un terme en disant :

— Atten­dez un peu ! Avant de com­men­cer ces leçons mer­veilleuses, il faut que vous me disiez ce que vous savez déjà. Asseyons-nous là, sous les lau­riers-roses. Je vais te poser, Nicole, une drôle de ques­tion. Dis-moi, le monde a‑t-il tou­jours existé ?

— Oh ! non.

— Alors, qu’est-ce qu’il y avait avant ?

— Rien.

— Rien, si tu veux par­ler des choses créées, des astres, des plantes, des ani­maux, des hommes, etc… Mais il y avait Dieu, Dieu qui est éter­nel, c’est-à-dire qui n’a pas eu de com­men­ce­ment et qui n’au­ra pas de fin.

Bru­no écar­quille des yeux tout ronds et, de sa voix pla­cide demande :

— Alors, si nous, on est mort, le Bon Dieu, Lui, est encore vivant ?

Dieu créa le monde

— Oui, mon ché­ri, le Bon Dieu est vivant depuis tou­jours et pour tou­jours. Vois-tu, Il est le maître de la vie et de la mort. C’est Lui qui en dis­pose, Lui qui crée la vie, c’est-à-dire qui la donne à qui Il lui plaît ; Lui qui la retire à notre corps quand ça Lui convient. Lui seul est éter­nel. Sa puis­sance est si grande, son bon­heur si com­plet, que rien au monde ne peut y ajou­ter. Seule­ment ce n’est pas tout. Si le Bon Dieu est infi­ni­ment heu­reux, il est aus­si infi­ni­ment bon. Il a pen­sé : Si je don­nais un peu de mon bon­heur à quelqu’un ?

Auteur : Par un groupe de pères et de mères de familles | Ouvrage : Histoire Sainte illustrée .

Temps de lec­ture : 8 minutes

PROLOGUE

Regarde, tante Colette, regarde ! Il des­cend ! le voi­là ! Papa est dedans, l’oncle Ber­nard aus­si ! Sûr, sûr… je te dis, c’est l’Oiseau-Bleu !

Histoire Sainte illustrée pour les enfants - Bernard et Colette en Avion
Il des­cend ! le voilà !

Devant un petit homme soli­de­ment bâti, qui peut avoir cinq ans et demi et s’é­trangle d’é­mo­tion, un bel bleu pâle, der­nier modèle, évo­lue en effet à cin­quante mètres de là, cher­chant sa place pour atterrir.

« Tante Colette » accourt et, der­rière elle, petit Pierre, qui entraîne de toutes ses forces une fillette brune et menue : sa nièce.

Faut-il encore dire petit Pierre ? Il en serait cer­tai­ne­ment furieux. Quand on est revê­tu de la digni­té d’oncle, il semble bien qu’on soit un homme ! Mon­sieur Pierre — mal­gré ses dix ans — en est très persuadé.

Mais enfin, d’où lui viennent ces neveux jusque-là incon­nus ? Vous sou­vient-il d’une pre­mière ren­contre déjà loin­taine avec Ber­nard, Colette et Cie ? [1] En ce temps-là, ces impor­tants per­son­nages n’é­taient que des bébés, appre­nant leur catéchisme.

  1. [1] Voir : Caté­chisme illus­tré. Récits évan­gé­liques illus­trés. Petite His­toire de l’É­glise illus­trée. À la Décou­verte de la Litur­gie. — Col­lec­tion Ber­nard et Colette. – MAME.
Auteur : Bay, Francine | Ouvrage : Autres textes .

Temps de lec­ture : 16 minutes

« Moi aussi aussi, je veux aller au Tonkin ! »

Missionnaire au Vietnam - Saint Thephane Venard

« Avance, che­vrette, avance !… » De son petit bâton, Théo­phane, 9 ans, pousse le long de la rivière la petite chèvre de la famille qui n’a­vance pas aus­si vite qu’il vou­drait. Arri­vé enfin au bord des rochers qui dominent le pré, dans cette jolie cam­pagne du Poi­tou, il s’as­soit par terre. Comme il est heu­reux ! Il ouvre aus­si­tôt un livre qu’il por­tait pré­cieu­se­ment sous son bras et que vient de lui prê­ter M. le Curé : Vie et mort de Charles Cor­nay, prêtre du dio­cèse de Poi­tiers, déca­pi­té pour la foi au Ton­kin.

Comme les jeunes enfants, il lit tout haut, de sa voix appli­quée de bon éco­lier. Et comme dans un champ voi­sin se trouve Julie Bon­net, une jeune fille beau­coup plus grande que Théo­phane mais pas­sion­née comme lui par les his­toires de mis­sion­naires, la voi­ci qui accourt, avec les bêtes qu’elle garde elle aus­si, pour écou­ter, tout en tri­co­tant, la lec­ture de Théophane.

Quelle his­toire pas­sion­nante ! Il y a à peine deux ans, en 1837, que ce prêtre est mort au Tong-King – on dit main­te­nant Ton­kin –, en Extrême-Orient, dans la région de Hong Kong.

Théo­phane est très impres­sion­né par ce qu’il lit ; tout-à-coup, il s’ar­rête comme ins­pi­ré. Julie le regarde et laisse son tri­cot… « Moi aus­si, dit-il, je veux aller au Ton­kin ! Et moi aus­si, je veux être martyr ! »

Comme un poisson dans l’eau

Il n’au­ra pas beau­coup de mal, ce bon élève, second d’une famille de quatre enfants, à convaincre ses parents, pro­fon­dé­ment chré­tiens, de le lais­ser faire ses études pour deve­nir prêtre. Ain­si entre-t-il, à 12 ans, en 1841, au col­lège de Doué-la Fon­taine, en Anjou, puis au grand sémi­naire de Poi­tiers. À sa sœur Méla­nie, il écrit des lettres enthou­siastes : « Le sémi­naire, c’est le para­dis sur terre… Que l’on est heu­reux dans la mai­son du Sei­gneur ! J’y suis comme un pois­son dans l’eau ! »

Il prie, il tra­vaille, il réflé­chit, et sent gran­dir son inti­mi­té avec le Sei­gneur ; il reste très dis­cret et modeste et ne parle pas beau­coup, bien qu’il soit très gai. « On voit bien, comme dira plus tard un de ses cama­rades de sémi­naire, qu’il garde soi­gneu­se­ment pour lui-même ce qui fait l’ob­jet de ses plus chers dési­rs ». On ne se doute guère, sinon par son sou­rire, de la pas­sion qui habite ce futur mis­sion­naire, le « petit abbé Vénard » comme on l’ap­pelle, à cause de sa taille un peu en-des­sous de la moyenne.

L’École Polytechnique… du martyre

Ses études au grand sémi­naire se ter­minent. Ordon­né sous-diacre et réso­lu plus que jamais à deve­nir mis­sion­naire, il demande son admis­sion au sémi­naire des Mis­sions Étran­gères de Paris. La plu­part de ceux qui l’en­tourent sont stu­pé­faits, car il a bien gar­dé son secret.

Il revient dans son vil­lage natal de Saint-Loup pour dire adieu à sa famille : sa maman est morte quelques années plus tôt, quand il avait 14 ans, mais son père, lui, est là. Très ému, il lui donne sa béné­dic­tion avant ce grand départ. « Adieu, adieu, s’é­crie Théo­phane d’une voix forte à tra­vers la por­tière, nous nous rever­rons au Ciel ! »

Le voi­ci donc qui arrive, à 22 ans, appren­ti mis­sion­naire, dans ce grand sémi­naire qu’un car­di­nal a appe­lé « l’É­cole Poly­tech­nique du martyre »…

Auteur : Wyzewa, Teodor de | Ouvrage : Autres textes .

Temps de lec­ture : 27 minutes

Nous devons ajou­ter que Bar­sa­bas, de plus en plus absor­bé par sa science, s’apercevait à peine des pro­grès de sa renom­mée. Mais il ne put se défendre d’un secret plai­sir quand, un jour, la femme d’un des prin­ci­paux fonc­tion­naires romains le fit prier de venir chez elle lui don­ner des leçons. Cette dame n’était plus très jeune, et Bar­sa­bas, qui avait eu déjà l’occasion de la voir, ne se sou­ve­nait pas non plus qu’elle fût bien jolie. Il se ren­dit pour­tant à son invi­ta­tion et trois leçons lui suf­firent, sinon pour la trans­for­mer en cos­mo­po­lite, du moins pour chan­ger d’opinion sur elle.

À défaut de jeu­nesse, et presque de beau­té, elle était infi­ni­ment élé­gante, gra­cieuse, spi­ri­tuelle, experte en sou­rires pro­vo­cants et en douces flat­te­ries. Elle fit à son pro­fes­seur un accueil où, de la façon la plus piquante du monde, le res­pect se tem­pé­rait de fami­lia­ri­té. Elle l’admira, l’amusa, lui ins­pi­ra la plus haute idée d’elle-même et de lui. Et son mari, à qui ensuite elle le pré­sen­ta, l’invita à venir dîner chez eux aus­si sou­vent qu’il voudrait.

Alors s’ouvrirent pour Bar­sa­bas des semaines si heu­reuses, que peu s’en fal­lut qu’il n’oubliât, par ins­tants, de se déso­ler des lacunes de sa science. Tous les soirs, assis près de son élève, il se sen­tait rajeu­nir, en même temps que son élève rajeu­nis­sait à ses yeux. Ten­dre­ment, hum­ble­ment, il lui fai­sait l’aveu de ses ambi­tions et de ses déboires : et elle, en échange, avec un sou­rire ingé­nu de ses dents toutes neuves, elle lui racon­tait son enfance, la mort d’un petit oiseau qu’elle avait nour­ri. Mais sur­tout elle le ravis­sait par sa pas­sion de s’instruire. Elle lui deman­da de l’emmener avec lui, dans son pro­chain voyage ; et bien que Bar­sa­bas, crai­gnant pour elle les incom­mo­di­tés des auberges loin­taines l’eût sim­ple­ment conduite en Sicile, jamais aucun de ses autres voyages ne lui parut si char­mant. Il mon­tra à son amie le ber­ceau d’Empédocle, il lui expo­sa la doc­trine de ce phi­lo­sophe, il lui apprit à nom­mer, dans toutes les langues, les fleurs qu’il cueillait pour elle au bord des sen­tiers. De retour à Rome, où ils étaient reve­nus par le plus long che­min, ils se pro­mirent de vivre désor­mais tout entiers l’un pour l’autre. La dame se fit faire une robe à l’égyptienne, dont elle prit le modèle sur un vase que son ami lui avait don­né. Et l’ami, afin de pla­cer ses tra­vaux même sous l’inspiration de sa chère maî­tresse, for­ma le pro­jet d’étudier les formes diverses des sen­ti­ments de l’amour chez les divers peuples.

Mais le hasard vou­lut que cette aven­ture, qui avait mis le comble à sa for­tune, fût aus­si l’origine de tous ses mal­heurs. Moins de quinze jours après être reve­nue avec lui de Sicile, la dame lui signi­fia qu’elle ne pour­rait plus rece­voir ses leçons ; et il apprit qu’elle s’était déjà choi­si pour pro­fes­seur un autre savant, nou­vel­le­ment arri­vé à Rome. C’était un jeune Grec de Chypre qui, tout comme Bar­sa­bas, pos­sé­dait un don extra­or­di­naire ; mais son don, à lui, était de l’ordre mathé­ma­tique : il consis­tait à savoir résoudre, séance tenante, les pro­blèmes de cal­cul les plus com­pli­qués. Dix chiffres à mul­ti­plier par dix autres ne sem­blaient rien qu’un jeu pour la pro­di­gieuse mémoire du jeune Cypriote, qui se trou­vait être, avec cela, fort bel homme, lais­sant voir des formes d’une admi­rable vigueur sous le cos­tume bizarre dont il s’affublait. Aus­si ne par­lait-on que de lui ; et le bruit qu’il fai­sait avait, dès le pre­mier jour, indi­gné Bar­sa­bas, qui, certes, ne se fût jamais atten­du à devoir céder à un tel homme le cœur de son élève.

Ce cœur que, la veille encore, il avait sen­ti tout à lui, il ne se rési­gna pas à le perdre avant d’avoir ten­té de le res­sai­sir. Ne pou­vant plus don­ner de leçons à la dame, il pou­vait, du moins, conti­nuer à dîner chez elle. Il y vint dîner, le soir même ; et le mari eut pour lui des pré­ve­nances qui lui ren­dirent cou­rage. Mais elle, au contraire, fuyait ses regards, ou bien par­fois lui lan­çait un rapide coup d’œil mêlé de mépris et de compassion.

Il finit par l’aborder, au sor­tir de table. Il lui rap­pe­la ce qu’il était, la gloire et les hon­neurs que son savoir lui avait valus. Elle-même, sou­vent, ne lui avait-elle pas répé­té qu’il résu­mait en lui l’âme uni­ver­selle ? Ne s’était-elle pas émer­veillée, chaque jour davan­tage, de la pro­fon­deur et de l’étendue de son cos­mo­po­li­tisme ? Et c’était lui qu’elle vou­lait main­te­nant sacri­fier à un faux savant, à un bala­din de l’espèce de ceux qui dan­saient dans les foires !

Mais la dame, qui sans doute avait hâte de rejoindre son nou­veau pro­fes­seur, ne prit pas la peine de lui répondre en détail. « Mon pauvre ami, – lui dit-elle, – je croyais vous avoir assez payé de vos leçons ; puisque vous parais­sez en juger autre­ment, je vais donc ache­ver de m’acquitter envers vous en vous don­nant, à mon tour, deux conseils pré­cieux. D’a­bord, quand vous dîne­rez dans une mai­son romaine, évi­tez de man­ger votre viande avec vos doigts : rien ne nuit autant à votre répu­ta­tion de citoyen du monde ! Et puis, si l’un des convives vous parle de Vir­gile, n’affirmez pas que c’est un mau­vais poète, ain­si que vous venez de le faire tout à l’heure : avouez plu­tôt que, étant étran­ger à Rome, vous êtes hors d’état de com­prendre le génie de nos poètes ! » Sur quoi elle lui tour­na le dos et s’enfuit dans la salle voi­sine, après lui avoir adres­sé un der­nier sou­rire qui, seul, aurait suf­fi pour lui ôter toute envie de la suivre.

Mais, au reste, Bar­sa­bas n’en avait plus nulle envie, car son amour s’était éteint d’un seul coup, comme une petite flamme sous un souffle de vent. Il s’empressa de ren­trer chez lui, et jusqu’au len­de­main il se pro­me­na fié­vreu­se­ment par­mi ses livres épars, son­geant à l’injustice mons­trueuse des deux reproches qu’il venait d’entendre.

Le pre­mier de ces reproches, à dire vrai, n’était pas sans quelque fon­de­ment. Oui, en effet, mal­gré son cos­mo­po­li­tisme, Bar­sa­bas sen­tait qu’il avait gar­dé les rudes allures d’un pay­san de la Gali­lée. Il n’avait pu se contraindre à man­ger, ni à mar­cher, ni à se vêtir de la manière dont le fai­saient, autour de lui, les véri­tables Romains. Ses toges avaient beau lui coû­ter fort cher, jamais il n’avait pu apprendre à les bien por­ter. Et il sen­tait aus­si qu’il par­lait trop vite, et que ses éclats de rire étaient trop bruyants. Mais, n’attachant lui-même à ces menus détails aucune impor­tance, il n’admettait pas que per­sonne leur en atta­chât ; tan­dis que le second reproche, au contraire, l’avait atteint au vif, si au vif que c’est en l’entendant qu’il avait sou­dain ces­sé d’aimer son élève. Vir­gile ! On osait lui repro­cher de ne pas com­prendre ce mau­vais poète ! N’avait-il pas durant six mois, l’hiver pré­cé­dent, étu­dié en public les Églogues et l’Énéide, au double point de vue éty­mo­lo­gique et gram­ma­ti­cal ? N’avait-il pas sou­mis le texte de ces poèmes à l’analyse la plus rigou­reuse, rele­vant à chaque vers des expres­sions impropres, des images for­cées, des fautes de gram­maire ou de prosodie ?

Ce qu’il ne com­pre­nait pas, en effet, et qui depuis long­temps déjà l’exaspérait, c’était le culte super­sti­tieux des Romains pour Vir­gile. Ce même soir, au dîner, un jeune voi­sin de table lui avait racon­té qu’il avait pas­sé la nuit pré­cé­dente à relire l’Énéide, et qu’il avait été plus ravi que jamais de la divine har­mo­nie qui s’en déga­geait. Pareille­ment, des Grecs lui avaient par­lé de la volup­té que leur cau­sait « l’harmonie » de Sophocle ; et dans tous ses voyages il avait ren­con­tré des let­trés qui lui avaient van­té « l’harmonie » de leurs poètes locaux. Et lui, dési­reux de prendre sa part de leur émo­tion, il avait lu et relu tous ces poètes : quelques-uns d’entre eux lui avaient paru plus ingé­nieux, plus savants, plus cor­rects que les autres ; mais, chez ceux-là même, il n’avait pu décou­vrir aucune trace de cette mys­té­rieuse « har­mo­nie » que se plai­saient à leur prê­ter leurs com­pa­triotes. Qu’était-ce, au sur­plus, que cette har­mo­nie ? À quel signe la recon­nais­sait-on ? Et à quoi ser­vait-elle ? Et com­ment un Romain ou un Grec pou­vait-il la trou­ver dans sa langue, alors que lui, Bar­sa­bas, qui savait toutes les langues, n’était par­ve­nu à la trou­ver nulle part ?

Et cepen­dant, à y réflé­chir, il se sou­vint de l’avoir, lui aus­si, jadis, trou­vée quelque part. Il se sou­vint que jadis, dans son vil­lage, rien ne lui plai­sait autant que d’entendre réci­ter cer­tains poèmes en patois gali­léen, des récits de batailles, des fables, des prières, ou encore des plaintes d’amour toutes rem­plies à la fois de tris­tesse et de dou­ceur. Il était alors si igno­rant que le sens d’une foule de mots lui échap­pait, lorsque sa mère ou quelque ami lui réci­tait ces poèmes ; mais il n’en éprou­vait pas moins, à les entendre, un bon­heur sin­gu­lier, comme si chaque vers eût évo­qué devant ses yeux mille images vivantes, et fait chan­ter dans son cœur une volée d’oiseaux. L’harmonie, oui, c’é­tait le nom qui conve­nait le mieux pour cette beau­té, secrète, mais pour­tant si belle ! Et Bar­sa­bas dut s’avouer que sa langue natale, tout au moins, était capable d’une telle harmonie.

Par­mi les manus­crits de sa biblio­thèque, il se rap­pe­la qu’il pos­sé­dait un recueil de poé­sies popu­laires de la Gali­lée. Il l’avait fait venir à grands frais de Caper­naüm, pour une série d’études qu’il pro­je­tait sur les défor­ma­tions de la langue syrienne. Il cou­rut le prendre, et se mit à lire les pièces qui, jadis, l’avaient le plus frap­pé. Mais en vain il essaya d’y retrou­ver leur ancienne beau­té. La défor­ma­tion de la langue syrienne y était déci­dé­ment trop gros­sière et trop incor­recte : et puis quelle pau­vre­té d’idées, quelle absence de toute règle dans la pro­so­die ! Bar­sa­bas avait beau mépri­ser les poètes grecs et latins ; il voyait bien que leurs vers étaient cent fois supé­rieurs à ces informes com­plaintes. Celles-ci étaient désor­mais deve­nues plus muettes encore, pour lui, que l’É­néide et les deux Œdipe.

Auteur : Wyzewa, Teodor de | Ouvrage : Autres textes .

Temps de lec­ture : 30 minutes

Barsabas ou le don des langues

II

LE CITOYEN DU MONDE

Quiesce a nimio scien­di desiderio,
quia magna ibi inve­ni­tur distractio
et deceptio !
(Imi­ta­tio Chris­ti, I, s.)

Devant la grâce inat­ten­due qui venait de lui échoir, Bar­sa­bas se sen­tit d’abord si heu­reux à la fois et si effrayé que, bien qu’il pût main­te­nant répondre sans effort aux ques­tions de ses amis, il ne prit pas même le temps de les écou­ter. Ren­tré dans sa chambre, il se hâta d’en faire sor­tir un petit gar­çon avec qui tous les soirs il avait cou­tume de jouer, et qui, ce soir-là encore, vou­lait, à toute force, lui grim­per sur le dos. Puis, ayant ver­rouillé la porte pour n’être plus déran­gé, il se pros­ter­na et pria hum­ble­ment Sei­gneur, s’écria-t-il, vous m’avez hono­ré par delà mon mérite ! Au der­nier de vos ser­vi­teurs vous avez dai­gné confier le plus pré­cieux de vos dons ! Et voi­ci cepen­dant, – telle est ma fai­blesse ! – voi­ci que je tremble de frayeur à la pen­sée des devoirs nou­veaux qui en résultent pour moi : « Sou­te­nez-moi, Sei­gneur, éclai­rez-moi, dites-moi ce que je dois faire, afin que je ne sois qu’un outil entre vos mains, l’instrument de votre gloire et de votre jus­tice ! » Mais le Sei­gneur ne lui dit rien, et Bar­sa­bas se vit contraint de déci­der lui-même ce qu’il devait faire.

Aus­si bien ne pou­vait-il guère hési­ter sur le pre­mier et le plus urgent des devoirs nou­veaux qui s’imposaient à lui ; et sa frayeur ne lui venait, pré­ci­sé­ment, que de sa trop claire conscience de ce pénible devoir. Il avait, en effet, tout de suite com­pris que le don des langues ne lui avait pas été accor­dé sim­ple­ment pour qu’il pût s’entretenir, à Jéru­sa­lem, avec des étran­gers déjà conver­tis, ni moins encore pour qu’il s’en retour­nât mener sa vie silen­cieuse à l’ombre des col­lines de son cher vil­lage. Le don des langues lui impo­sait le devoir de par­cou­rir le monde, pour por­ter aux païens la sainte parole : cela était cer­tain, hélas ! trop certain !

Tout au plus eut-il un ins­tant l’idée que, si son maître avait vrai­ment exi­gé de lui un pareil sacri­fice, c’est lui qu’il aurait dési­gné pour faire par­tie des douze apôtres, au lieu de Mathias. Mais aus­si­tôt il rou­git de cette idée, misé­rable pré­texte sug­gé­ré par sa lâche­té. Le pou­voir mira­cu­leux de par­ler toutes les langues n’était-il pas un signe d’apostolat aus­si évident, pour le moins, qu’une élec­tion où peut-être le hasard avait seul agi ? Non, non, Bar­sa­bas sen­tait que nul doute ne lui était pos­sible ! Et plus était cruel le sacri­fice que son maître exi­geait de lui, plus il se sen­tait tenu de l’accomplir, en échange de l’immense faveur qu’il avait reçue. Il réso­lut donc de quit­ter Jéru­sa­lem dès le len­de­main, et de se mettre en route vers les pays étran­gers, après avoir dit un rapide adieu à sa femme, à sa mère, aux lieux qui, jusqu’alors, avaient été pour lui l’univers entier.

Encore ne leur dit-il cet adieu que par pro­cu­ra­tion. Ayant ren­con­tré, aux portes de Jéru­sa­lem, un pay­san de son vil­lage qui ren­trait chez lui, c’est sur lui qu’il se déchar­gea du soin d’annoncer aux siens sa nou­velle mission.

« Je comp­tais aller moi-même prendre congé d’eux, ajou­ta-t-il, mais le ciel a eu pitié de moi, et voi­ci qu’il t’a envoyé sur mes pas, pour m’épargner un sup­plice au-des­sus de mes forces. Ou plu­tôt ce sont les dan­gers de la ten­ta­tion que le ciel, sans doute, aura vou­lu m’épargner : car je me deman­dais com­ment, après avoir revu tout ce qui m’est cher, je trou­ve­rais le cou­rage de m’en sépa­rer. Adieu donc, frère bien-aimé ! Et quand, après-demain, du haut de la col­line, tu aper­ce­vras à tes pieds les mai­sons de notre vil­lage, rap­pelle-toi ton frère Bar­sa­bas qui s’en va, seul et triste, par­mi des inconnus ! »

Bar­sa­bas pleu­rait en disant ces mots ; puis il se jeta, tout pleu­rant, au cou de son ami. Mais à peine l’eut-il vu dis­pa­raître, dans la pous­sière du che­min, qu’il ne put s’empêcher de son­ger qu’il avait été, lui aus­si, la veille encore, sem­blable à ce pay­san inutile et gros­sier. Et, fié­vreu­se­ment, il eut soif d’employer au plus vite, pour le bien de son maître, le magni­fique don qu’il por­tait en lui. Quand son ami, le sur­len­de­main soir, aper­çut du haut de la col­line les mai­sons du vil­lage, il sou­pi­ra en se rap­pe­lant le pauvre Bar­sa­bas qui allait, seul et triste, sur des routes loin­taines ; mais Bar­sa­bas, au même ins­tant, mar­chait d’un pas alerte et la tête haute, médi­tant le dis­cours qu’il pro­non­ce­rait dès qu’il ren­con­tre­rait une ville, devant lui.

Cette ville se trou­va être Péluse, dans la Basse-Égypte ; et Bar­sa­bas, qui y était par­ve­nu après cinq jours de marche, fut d’abord ten­té de mar­cher cinq jours de plus pour s’en éloi­gner. Habi­tué comme il l’était aux mœurs rus­tiques de la Gali­lée, Jéru­sa­lem déjà lui avait paru inha­bi­table ; mais il se sen­tait prêt main­te­nant à la regret­ter, en com­pa­rai­son de cette ville étran­gère où, depuis les traits des visages jusqu’à la façon de man­ger et de se vêtir, rien ne res­sem­blait à ce qu’il connais­sait. La lar­geur des rues, la hau­teur des mai­sons, les amples man­teaux et les lourds sou­liers, tout cela était, à ses yeux, aus­si laid qu’incommode. Il éprou­vait une indi­gna­tion mêlée de mépris à la vue des litières qui ser­vaient à traî­ner, d’une mai­son à l’autre, des hommes par­fai­te­ment capables de se ser­vir de leurs jambes. Il ne com­pre­nait pas que des êtres humains pussent se pas­ser d’arbres et d’oiseaux, ni se rési­gner à vivre enfer­més dans d’obscures bou­tiques, sans autre pro­fit que de gagner un argent aus­si­tôt dépen­sé. En un mot, il jugeait Péluse l’endroit le plus mons­trueux du monde : et telle il conti­nua de la juger pen­dant les six mois qu’il y demeura.

Car le fait est qu’il y demeu­ra six mois, en dépit de sa mau­vaise humeur : et ce fut bien là qu’il prê­cha pour la pre­mière fois. S’étant ren­du sur le port, le len­de­main de son arri­vée, il abor­da quelques mate­lots qui musaient au soleil, et se mit à leur expli­quer la doc­trine chré­tienne. Il la leur expli­qua dans la langue grecque, qui était leur langue ; mais il répé­ta ensuite son expli­ca­tion en arabe à des mar­chands arabes qui s’étaient appro­chés ; il la répé­ta en syrien et en éthio­pien, de telle sorte que, bien­tôt, une foule énorme se pres­sa autour de lui, curieuse d’entendre un homme qui par­lait toutes les langues. Et Bar­sa­bas racon­ta à cette foule la vie et la mort divines de Jésus. Il leur racon­ta sa propre vie, de quelles ténèbres il avait été tiré, et vers quelle lumière. Il leur dit quelques-unes des para­boles de son maître, les plus simples et les plus tou­chantes, s’efforçant de retrou­ver, dans sa voix, un écho de la voix sur­na­tu­relle qui les lui avait ensei­gnées. Long­temps il par­la, debout sur un banc de pierre, indif­fé­rent aux injures comme aux raille­ries ; et d’heure en heure, à mesure qu’il par­lait, injures et raille­ries deve­naient plus rares, jusqu’à ce qu’enfin il eut le bon­heur de voir jaillir des larmes presque de tous les yeux. Lui aus­si, il pleu­rait ; une ardente émo­tion fai­sait fré­mir ses lèvres, don­nait à sa parole des accents pathé­tiques. Quand il des­cen­dit du banc et ces­sa de prê­cher, cent per­sonnes de tout âge et de toute condi­tion, s’approchant de lui avec défé­rence, lui expri­mèrent leur désir d’être baptisées.

Et comme, quelques heures plus tard, Bar­sa­bas, tout heu­reux de la belle mois­son qu’il avait rap­por­tée à son maître dès son pre­mier dis­cours, s’en retour­nait joyeu­se­ment vers l’auberge où il s’était logé, un petit vieillard l’accosta dans la rue. C’était un aimable petit vieillard, chauve, replet, avec un visage ridé où s’ouvraient de grands yeux naïfs et bien­veillants, Il avait la mise d’un riche bour­geois. Et, en effet, il apprit à Bar­sa­bas qu’il vivait de ses rentes, mais qu’il employait son temps à s’instruire et à médi­ter. « Or, je regrette d’avoir à vous dire, pour­sui­vit-il, que votre Jésus n’est pas le vrai Dieu. Car le vrai Dieu, je le connais : il m’a été révé­lé par un homme admi­rable, le phi­lo­sophe Épis­trate, auteur du trai­té sur l’Essence de l’Être. Peut-être n’avez-vous pas lu ce livre sans pareil ? Tenez, je n’ai pas pu m’empêcher de vous l’apporter ! » – Et le vieillard ten­dait à Bar­sa­bas un épais rou­leau. – « Je vous en prie, lisez-le ! Que si même il ne réus­sis­sait pas à vous convaincre tout à fait, vous y trou­ve­riez encore de quoi réfléchir ! »

Le petit vieillard avait une si hon­nête et douce figure que Bar­sa­bas crut pou­voir lui par­ler comme à un ami. Il lui avoua donc qu’il lirait volon­tiers, pour l’obliger, le trai­té de son phi­lo­sophe, mais que, par mal­heur, il ne savait pas lire. Et, loin de lui en témoi­gner le moindre mépris, le vieillard lui pro­po­sa aus­si­tôt de lui apprendre lui-même à lire et à écrire. « Quelques leçons vous suf­fi­ront, lui dit-il, aidées d’un peu d’exercice. Et vous acquer­rez là un bien ines­ti­mable, qui dou­ble­ra l’effet de vos prédications ! »