« Désiré Prodhomme, tonnelier en tout genre, fait ce qui concerne la boissellerie ; bat les tapis, sa femme aussi. »
Je revois la pancarte de bois brut, sur laquelle était peinte, du bout d’un pinceau malhabile, cette énumération des métiers de monsieur et de madame Désiré Prodhomme. Elle servait de fronton à une vieille porte, ouverte sur une cour aussi vieille, à l’extrémité d’un faubourg. La giroflée, sur l’arête du mur, rembourrée de terre et de mousse, poussait comme dans une plate-bande. Et, de l’autre côté, parmi les barriques vides, les paquets de cercles, les planches de fin châtaignier,les bottes d’osier qui trempaient clans une cuve, maître Prodhomme tournait, sifflait, cognait, varlopait, rabotait ou limait, tâchant de gagner la vie de ses huit enfants, celle de sa femme et la sienne.
Cela faisait dix, sans parler d’une chatte blanche qui mangeait presque comme une personne, et il n’était pas facile, avec la tonnellerie et même la boissellerie, de nourrir tant de monde. Aussi, lorsque le phylloxéra, l’oïdium et le reste des ennemis de la vigne, buvaient, dans leur verjus, les vendanges voisines ; lorsque de mauvaises récoltes empêchaient les fermiers d’acheter un boisseau neuf et les marchands de marrons de se fournir d’un nouveau litre, il allait battre les tapis. Il les battait sur la route en plein vent, les jetant à cheval sur une corde tendue entre deux arbres. Et comme il avait l’honneur de battre les tapis de fête de la cathédrale et le rouleau de haute laine qui traversait toute l’église, les jours de grands mariages, et les carpettes de plusieurs familles connues, sa femme l’aidait. D’où la pancarte.
Celle-ci était destinée à se modifier, puis à disparaître. Le premier qui y porta la main, ce fut Désiré, non pas le père, mais le fils unique, un petit, qui avait une sœur aînée et six sœurs cadettes, et qu’on gâtait, précisément parce qu’on ne gâtait pas les autres, et pour une autre raison encore. Il avait de la voix. Un jour, en portant un vinaigrier, un vrai bijou de tonnellerie, chez un chanoine, il avait dit : « Merci monsieur », à l’abbé qui lui donnait dix sous. Ce « merci monsieur » avait fait sa fortune. Le chanoine s’était écrié :
« Répète merci.
— Merci, monsieur.
— Répète encore. Tu as une voix d’ange ! »
L’enfant avait ri, d’un rire qui montait indéfiniment, plus clair que le tintement d’un verre de Bohême, plus perlé qu’une chanson de rouge-gorge.
L’abbé, enthousiasmé, l’avait, huit jours après, fait entrer dans la maîtrise de la cathédrale. Là, Désiré apprit à solfier, à connaître les clefs, les notes, à distinguer les dièses d’avec les bémols et à feuilleter convenablement, pour y trouver l’office du jour, les gros antiphonaires reliés en double cuir et garnis de fer aux angles. Pour l’expression, — chose admirable, au dire du maître de chapelle, — on n’eut pas besoin de la lui enseigner ; il la rencontrait tout seul, sans la chercher.
Le Chapitre était ravi. Les plus vieux chanoines ne se souvenaient pas d’avoir entendu une voix d’enfant de chœur pareille à celle de Désiré. Dieu sait pourtant qu’ils n’étaient pas jeunes, les plus vieux du Chapitre, et que, pour eux, le sacre de Charles X pouvait reprendre encore les couleurs de la vie. Les derniers promus opinaient de la barrette. C’était, quand paraissait le fils du tonnelier, un sourire discret et paternel, tout autour des pupitres en demi-cercle, une attente déjà charmée. Quand Désiré lançait les premières notes de l’antienne, cela devenait de la joie. Quelques-uns étaient poètes sans le dire. D’autres étaient saints sans le savoir. Tous s’accordaient secrètement à penser qu’une telle musique n’avait rien de la terre. Des lueurs qui descendaient d’un vitrail et se posaient sur la tête du petit donnaient à croire que les bienheureux souriaient aussi dans les verrières.
Avec les amis, les profits lui venaient : une collation offerte à la Pentecôte par le maître de chapelle, flatté des compliments qu’on lui faisait de son élève ; une casquette de laine tricotée par une vieille fille, en souvenir d’une messe de Gounod, où Désiré avait merveilleusement tenu une première partie ; de menues pièces blanches données par des curés de la ville, ou des chanoines du Chapitre qui dirigeaient, le soir, en petit comité l’exécution d’un O salutaris ou d’un Regina cœli de leur composition. Les gains triplèrent quand la renommée de cet artiste de douze ans se fut répandue dans le monde et qu’on lui demanda de chanter aux messes de mariage.
MALGRÉ le froid d’une matinée de mars, un groupe de gamins jouait à la balle devant les grilles des jardins du Louvre. Ils étaient vêtus de façon insuffisante mais ne semblaient pas s’en soucier, ni sentir le vent qui balayait la place avec de brusques rafales. D’ailleurs, à regarder leurs visages hâlés, leurs membres agiles, on devinait que ce n’était point des enfants habitués à être dorlotés et à craindre les écarts de température.
Tout autre paraissait un garçon d’une dizaine d’années, assistant au jeu en spectateur, derrière les grilles du Louvre. Sa petite figure pâle s’encadrait de boucles blondes, ses jambes étaient minces et ses mains fines comme celles d’une fille. Il était vêtu à la mode de cette année 1612 : pourpoint de velours bleu, col de dentelle et bas de soie blanche. Certainement, il faisait partie de la cour royale habitant le vaste et sévère palais.
Il suivait attentivement le jeu des autres, mais ne souriait pas et gardait un air de profonde mélancolie. À un moment, la balle lancée avec violence, dépassa son but et, passant entre deux barreaux, frôla la tête du petit seigneur avant de retomber à ses pieds. Dépités, les joueurs se ruèrent vers les grilles.
— Elle est là ! cria l’un d’eux, la désignant du doigt.
— Oui, mais elle est perdue pour nous, riposta le second.
— Pas si sûr, voici quelqu’un qui va nous la rendre. Eh ! petit, lance-nous notre balle !
L’interpellé ne broncha point.
— Es-tu sourd, marmouset ?
— C’est à moi que vous parlez ? laissa tomber dédaigneusement l’enfant blond.
— Évidemment, puisque tu es seul. Dépêche-toi de nous rendre notre balle.
Pour toute réponse, le jeune seigneur tourna les talons et s’éloignait déjà lorsque Benoît, le chef de la bande, furieux, trépignant, s’accrocha aux barreaux :
Le Père Middlelon, au catéchisme, avait parlé avec douceur et insistance de la miséricorde de Dieu. 1l avait tout d’abord dit quelques mots sur la nécessité de la contrition puis il avait posé des questions aux élèves afin de s’assure qu’ils avaient bien compris sa pensée.
« Harry Quip, commença-t-il, répondez-moi. Supposez mon ami, que vous êtes un grand pécheur : depuis que vous avez l’âge de raison, vous avez commis péché mortel sur péché mortel. Toutes vos fautes souillent encore votre âme, toutes vos confessions ont été mauvaises, et vous apprenez subitement que vous allez mourir, ici même, dans cette classe. Faut-il désespérer ?
— Non, Père, répondit Harry. Je demanderais à la Saint Vierge, notre Mère bénie, de m’obtenir la grâce de faire un bon acte de contrition, et je me confesserais, m’abandonnant dans les bras de la miséricorde de Dieu.
— Mais voici, Carmody, continua le professeur, vous n’avez jamais fait une seule bonne action, et d’un autre côté, vous avez sur la conscience tous les péchés que tous les enfants du monde ont commis. Que feriez-vous dans ce cas, si l’on vous disait qu’il faut mourir de suite ?
— Je me confierais dans les mérites infinis du Précieux Sang.
— Joseph, voici un cas plus grave : votre conscience est salie de tous les péchés dont j’ai parlé, et vous êtes seul, sans compagnons, livré à vos faibles forces, au milieu de, l’océan ; aucun prêtre près de vous pour vous absoudre, aucun ami pour prier pour vous. Que faire ?
Joseph répondit avec une élévation suggérée sans le vouloir par les paroles mêmes de son professeur :
— J’essaierais avec la grâce de Dieu de faire un acte de contrition parfaite ; alors, je m’enfoncerais dans les vagues comme dans les bras de Dieu : Dieu est partout !
— Voilà une belle réponse. Mais, Reynolds, supposez que Dieu, en punition de tous vos péchés, vous afflige d’une hideuse maladie. Supposez alors que vos amis s’éloignent de vous avec horreur, que vos relations vous rejettent parmi les bêtes ; supposez que vous êtes mourant de dénuement et de faim, et, au moment de votre mort, vous demandez un prêtre pour entendre votre confession, mais celui-ci, épouvanté par votre état repoussant, s’enfuit au loin, criant que Dieu vous a déjà damné ! Seriez-vous désespéré
Tout joyeux, vous courez à la fenêtre ou au jardin.
Autre chose est de vivre dans les neiges du Grand Nord, comme le missionnaire qui s’en va si loin évangéliser l’Esquimau.
Le P. Le Roux, un Breton aux yeux bleus et le P. Rouvière, Lozérien aux yeux noirs, tous les deux Oblats de Marie, partent à la recherche des Esquimaux campés sur la banquise.
La banquise… Imaginez-vous cela ? une mer sans bateaux, sans vagues, immobilisée sous la neige. Au loin, du côté de la terre, la falaise aux cavernes habitées par les ours blancs ; au large, un chaos de blocs de glace qui se détachent avec un bruit de tonnerre et s’en vont à la dérive… Quelle idée d’aller vivre là ! C’est que, sous la neige, il y a la glace, et sous la glace, l’eau, et dans l’eau, le poisson et le mammifère dont l’homme se nourrira puisqu’il ne peut cultiver la terre ni récolter les fruits d’arbres inexistants.
Venant de la Mission Notre-Dame d’Espérance, après plusieurs jours de voyage, les deux missionnaires aperçoivent enfin les coupoles des maisons de neige. Il est temps ! Pères et chiens sont à bout de forces et quel froid ! 52 degrés au-dessous de zéro ! « Tiens, remarque un des Pères, nous avons été signalés ; voici qu’ils sortent de leurs iglous. »
Un Esquimau vient en effet à leur rencontre et les salue à la mode de son peuple, bras levés, non en signe de reddition, mais de bienvenue. Suivent des inclinaisons de tête à droite, à gauche, une inclination jusqu’au sol,… et cela recommence. On ne peut être plus poli ! Les deux Français imitent de leur mieux. Une vraie pantomime.
L’homme se retourne alors vers le groupe qui le suit : « Kra-bouma ! clame-t-il, ce sont des Blancs ! » Et il court vers eux, mains tendues. Hommes, femmes, vieillards, enfants imitent le geste ; c’est à qui tendra ses deux mains garnies d’épaisses moufles de fourrure et tous rient de contentement. Les Blancs, ils les connaissent un peu pour les rencontrer à Fort-Norman quand ils vont y échanger fourrures et ivoires contre thé, sucre et tabac.
Le P. Rouvière n’est point un agent de commerce et il tient à leur dire, tout clair, le but de sa visite : « Nous sommes venus de très loin (de la France, par delà la mission) pour vous parler de Dieu qui a créé les poissons, les phoques et les hommes. Son fils Jésus, descendu du ciel sur la terre est mort pour ouvrir le ciel à ceux qui l’auront aimé ! »
Peut-être avez-vous entendu raconter l’histoire de ces Esquimaux ou de ces Indiens qui, à semblables paroles, ne s’étonnèrent pas : le Créateur, ils l’avaient deviné, découvert, par la beauté de sa création et ils l’avaient nommé le Grand Esprit. Ceux-ci ne comprennent pas ; ils se regardent surpris, puis, ne sachant que répondre, ils éclatent de rire.