∼∼ XXVIII ∼∼
C’est le dernier soir. Tante Jeanne, Annie, Bernard partent demain matin ; la vie va reprendre, régulière, studieuse, dans la petite maison claire, jusqu’à l’époque redoutée du retour à Beyrouth.
Après dîner, pour trouver un peu de fraîcheur, la jeunesse se transporte aux abords du petit bois. Pas un souffle d’air, mais l’ombre est douce ; entre les troncs d’arbres, filtrent encore les rayons lumineux du soleil couchant. Ils courent, dorant une branche, rougissant le sol, disparaissant ici, se retrouvant là… Le groupe les suit des yeux. Ces filets de soleil, prêts à s’éteindre, font songer à tant de jours heureux qui maintenant sont passés. Un peu de tristesse envahissante gagne les enfants, mais aucun ne veut l’avouer.
Dans le silence, une voix bien connue résonne :
— Bernard, Colette, seriez-vous, comme la femme de Loth, changés en statue de sel ?
Du coup, tout le monde a retrouvé son aplomb, et l’on accueille chaleureusement le vieil ami des bons et des mauvais jours. Autour de lui, le cercle se reforme.
— Causons, monsieur le Curé, causons, dit Bernard. C’est le dernier soir. Qu’allez-vous nous dire ?
— J’ai travaillé pour vous tantôt. Je ne voulais pas que vous vous sépariez sans une étude finale de cette Histoire de l’Église, que vous avez si bien suivie, et dont l’époque contemporaine est fertile en événements d’importance.
— Oui, mais que voulez-vous nous expliquer, en une heure, monsieur le Curé, quand il s’agit de tout le dernier siècle ?
— Je ne vous expliquerai rien du tout. En revanche, j’ai la prétention de penser que j’éveillerai votre curiosité, au point de vous donner à tous le désir de revenir sérieusement sur ces questions. Votre père est là pour les reprendre quelque jour avec vous.
— Il nous l’a promis, dit Colette.
— J’en étais sûr. Donc, reportons-nous aux derniers jours de la Révolution. L’histoire de France vous a appris comment Bonaparte, l’ayant mâtée, s’en est servi pour devenir le chef du gouvernement appelé Consulat, puis empereur sous le nom de Napoléon. Je vous ai dit qu’il avait compris la nécessité de rendre la paix à l’Église de France en signant avec le Pape Pie VII un concordat. Mais vers la fin de son règne, il eut d’injustes prétentions et le Pape Pie VII refusa d’y céder. Alors le Saint-Père fut emmené de Rome à Savone, puis transporté à Fontainebleau « avec une barbare précipitation ». Il y endura de terribles souffrances morales.
Peu après, la puissance de Napoléon fléchit. En 1814, Pie VII rentre à Rome triomphant. Selon le mot prononcé autrefois par saint Augustin : « Le lion est vaincu en combattant, l’agneau a vaincu en souffrant. »
Cet admirable Pie VII, si doux et si fort, sera le seul de tous les souverains d’Europe à parler en faveur de Napoléon, prisonnier un peu plus tard à Sainte-Hélène.
Sous la Restauration en 1817, c’est lui qui conclut des accords avec le roi de France, Louis XVIII, remonté sur le trône de ses pères ; en 1821, il condamne de nouveau la Franc-Maçonnerie ; en 1823, il meurt paisiblement, répétant ces deux mots, qui sans doute résumaient pour lui les plus grandes épreuves de sa vie : « Savone, Fontainebleau ! »
— C’est désespérant, dit le petit André… Je me rends à peine compte de ce dont vous parlez, monsieur le Curé.
— Ne te désole pas, mon petit homme, tu resteras ici et tu verras comme je t’apprendrai bien ton histoire ; déjà, tu retiendras bien des choses, j’en suis certain, parmi les noms et les faits que je cite ce soir.
Ainsi, il faut savoir que le roi Louis XVIII a, par un décret, donné aux évêques le droit de fonder des petits séminaires. C’est dans plusieurs de ces institutions, alors dirigées par les Jésuites, que toute une élite va s’instruire. Cette élite donnera à l’Église et à la France des prêtres et aussi des chefs de famille de premier ordre.
Car la lutte n’est pas finie. La vague de sang est passée, mais les principes révolutionnaires demeurent dans les idées ; il faut les combattre. Les Papes Léon XII, Pie VIII, Grégoire XVI entreprennent courageusement la lutte contre le libéralisme révolutionnaire.
— Oh ! dit Colette, qu’est-ce que c’est encore que cette affaire-là ?
— Grave affaire, en effet, reprend en riant le bon Curé : c’est une manière fausse de comprendre la liberté. Il m’est impossible, mes enfants, de faire saisir aux plus jeunes, et en quelques minutes, l’explication d’une erreur assez compliquée. Je vous dirai seulement ceci : « Lâchez des moutons et des loups dans un bois, et dites-leur qu’ils sont libres de s’arranger entre eux, que vous respectez trop leur liberté pour intervenir en faveur des uns ou des autres. » Qu’est-ce qui arrivera ?
— Eh ! tiens ! les moutons seront dévorés par les loups !
— Conclusion : il n’est jamais permis d’accorder une même liberté aux mauvais et aux bons, à l’erreur et à la vérité. Personne n’a ce droit, pas même l’État. Il est donc faux de dire que l’État doit donner une protection égale aux francs-maçons et aux catholiques, aux mauvaises écoles et aux bonnes, etc., etc., pas plus qu’il n’est permis à votre père de vous laisser libres de prendre du poison, si vous le préférez follement à la saine nourriture familiale.