Nous sommes à Lyon,en l’année 177. La grande cité du Rhône est alors la capitale de la Gaule, la plus peuplée de toutes ses villes, un centre de commerce où viennent tous les trafiquants de l’Empire, un magnifique ensemble de maisons, de palais, de temples, de théâtres, dont les ruines ont été mises au jour au pied de la colline de Fourvière. C’est aussi une sorte de capitale religieuse où, chaque année, les païens de toute la Gaule envoient des délégués pour célébrer en commun de grandes fêtes en l’honneur de leurs divinités, et ces cérémonies dédiées à « Rome et Auguste » sont l’occasion d’une foire très achalandée, de représentations théâtrales, de spectacles dans l’amphithéâtre, de beaucoup de beuveries aussi, et de maints bavardages. Que ne raconte-t-on point, parmi ces foules assemblées ? Et, bien entendu, on parle des chrétiens.
Lyon en compte déjà un grand nombre. Cela se comprend aisément. Les commerçants qui arrivent sans cesse d’Asie Mineure, d’Égypte ou de Grèce, ont entendu raconter l’Évangile ; beaucoup d’entre eux sont déjà baptisés ; ils répètent la Bonne Nouvelle et enseignent autour d’eux la doctrine de Jésus. (C’est donc d’Orient que le Christianisme est arrivé en terre française. Ne dit-on pas en Provence que Lazare, le ressuscité, l’ami de Jésus avec ses sœurs Marthe et Marie, a apporté lui-même l’Évangile dans la région de Marseille ? N’assure-t-on pas à Paris (qu’on appelle encore Lutèce) que le premier évêque de la cité, saint Denis, le martyr, a été un grec, élève du grand apôtre
saint Paul, comme d’ailleurs saint Trophème, premier évêque d’Arles et saint Crescent, premier évêque de Vienne en Dauphiné ? En tout cas, le bon grain déposé par les Orientaux a pris magnifiquement racine dans la terre gauloise, en cette fin du IIe siècle, et il n’y a sans doute guère de ville qui n’ait sa communauté de fidèles. Et c’est ce qui irrite les païens…
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— Les chrétiens aux lions ! A mort les chrétiens ! Tous à l’amphithéâtre ! Arrêtez ‑les ! Tuez ‑les !
Dans la foule entassée pour la fête annuelle, le mot d’ordre a couru. Comme ce sera plaisant de voir brûler vifs des chrétiens ou d’assister au repas des fauves déchirant des êtres humains pantelants !
— Les chrétiens aux lions ! Les chrétiens aux bêtes !
Le gouverneur romain qui administre la Province au nom de l’Empereur a entendu les cris de la foule en furie. Lui-même, s’il était libre, n’aurait peut-être rien fait contre les chrétiens, car il sait bien qu’ils ne commettent aucun crime. Mais il ne fait pas bon de se moquer des passions populaires ! Il risque d’être dénoncé à l’Empereur comme un magistrat trop faible, comme un complice de la secte chrétienne.
Dans la foule, les racontars les plus stupides courent. On dit que les chrétiens se réunissent de nuit pour célébrer des cérémonies abominables, qu’ils prennent un jeune enfant, l’enduisent de farine, le percent tous ensemble avec des poignards et, se partageant sa chair, la dévorent à belles dents. Ces fables absurdes trouvent créance et, grâce à elles, les prêtres païens arrivent à fanatiser ceux qui les écoutent, à provoquer contre les chrétiens de terribles fureurs.
— Les chrétiens aux bêtes ! les chrétiens aux lions !
Dans son palais, le gouverneur se rend maintenant compte qu’il ne pourra pas éviter d’agir ; s’il ne donne pas satisfaction à la populace, une émeute est possible et, si elle éclate, l’Empereur la lui reprochera sévèrement. Ne vaut-il pas mieux sacrifier quelques dizaines de chrétiens ? Pas bien intéressants, les chrétiens ! Et l’ordre part de les arrêter.
On en arrête, en effet, au hasard. Des riches et des pauvres, des nobles et des gueux, des vieux et des jeunes, des femmes et des enfants pêle-mêle avec les hommes. Dans l’Église du Christ, il n’y a que des frères ; il n’y a ni esclave ni homme libre, tous égaux dans l’amour divin du Maître, tous égaux devant la mort. Et c’est ainsi que la plus pure figure de cette persécution lyonnaise est une petite esclave d’une quinzaine d’années à peine : Blandine, dont l’héroïsme fit pleurer les païens eux-mêmes.
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L’arrestation des chrétiens se fait en plein jour, au milieu d’un grand tapage de la populace. Les soldats entrent dans les maisons de ceux qu’on sait être baptisés ; ils ressortent avec leurs prisonniers que la foule insulte, bat, couvre de crachats et de coups ; à peine sont-ils dehors que leurs biens sont pillés. On les mène au forum, la place publique où se tiennent les magistrats chargés d’instruire leur procès. Quel procès ! quelle dérision ! Est-ce un interrogatoire que cette série de menaces et de coups ? Eux, fermes, confessent leur foi, revendiquent bien haut le nom de chrétiens. Les bourreaux sont là, avec leurs instruments de torture…
Tout cela est si honteux, si illégal, qu’un spectateur de cette scène se lève. (C’est un homme de très haut rang, connu à Lyon comme une personnalité vénérée ; il se nomme Vit. Au comble de l’indignation, il prend la parole.
— La loi permet à tout citoyen de présenter la défense d’un accusé. Je défendrai donc ces hommes, ces femmes et ces enfants. Et je vous dis, moi, Vit, citoyen de Lyon, qu’ils n’ont commis aucun des crimes que vous leur imputez, que le procès que vous leur faites est une infamie…
Il ne peut en dire plus ; le magistrat l’interrompt :
— Tu es chrétien, toi aussi, n’est-ce pas ?
D’une voix éclatante, Vit répond :
— Oui, je le suis.
Sur le champ, il est arrêté, mêlé à la troupe pitoyable des accusés.
Et les tortures commencent. Des supplices indescriptibles. Le plus doux consiste à être attaché à un chevalet, pour que les bourreaux vous déchirent les bras, la poitrine, le ventre avec des crochets d’acier. Ou encore à supporter l’affreuse brûlure de lames de fer chauffées au rouge qu’on enfonce dans votre chair. Un jeune prêtre, du nom de Sanctus, subit, des heures durant, de semblables tortures, mais, miraculeusement, Dieu lui donna la force de garder ses membres souples,sa peau intacte, son courage inébranlable.
Le vieil évêque de Lyon, Pothin, âgé de quatre-vingt-dix ans, passe à son tour par ces épreuves. « Quel est donc le dieu que servent les chrétiens ? » lui demande, avec ironie, le magistrat. Et le saint de répondre : « Tu le connaitras lorsque tu en seras digne ! » Aussitôt la soldatesque se rue sur lui, le roue de coups de poings, de coups de pieds, lui lance tout ce qui est à sa portée. On le ramasse enfin, défiguré, sanglant, si épuisé qu’il ne peut plus se tenir sur ses jambes et qu’il meurt dans sa prison deux jours plus tard.
Les scènes d’horreur se répètent pendant des jours et des jours. Et elles se passent en présence même des autres chrétiens qui attendent leur tour, qui peuvent ainsi voir ce qu’ils vont subir eux-mêmes. Est-il étonnant que quelques-uns aient peur et fléchissent, qu’un petit nombre accepte de sacrifier aux dieux païens pour échapper aux tortures ? Ce qui est étonnant, c’est que le chiffre de ces apostats soit si faible : une dizaine peut-être ; bien peu à côté de tant de héros !
Quand ce « procès » est sur le point d’être achevé, on amène une des dernières chrétiennes, une gamine, Blandine. C’est une esclave, et, à Rome, il n’y a rien de plus méprisé qu’une esclave. On dit couramment :« Un esclave n’est pas un être humain ; c’est un objet, c’est une chose ; on peut le détruire comme on veut ! » Mais la petite Blandine va montrer qu’une esclave de quinze ans vaut bien davantage que tous ces magistrats, tous ces soldats, tous ces bourreaux qui la tourmentent. On la menace, on la frappe : elle tient bon.
— Avoue donc ce que tu as vu chez tes maîtres ! Raconte-nous les cérémonies qu’ils font, la nuit ! N’est-il pas vrai qu’ils égorgent de jeunes enfants et en dévorent la chair ?
Et Blandine, la petite esclave héroïque, répond :
— Non, nous ne faisons aucun mal, nous ne faisons rien d’autre que de nous aimer les uns les autres, de vivre fraternellement, d’être justes, purs, charitables. Est-ce là notre crime ?
Des heures durant, torturée, elle répète les mêmes phrases. Et si bien, si courageusement, qu’une assistante, toute en larmes, sort de la foule et court vers le siège du magistrat. C’est une des chrétiennes qui ont été faibles, qui ont accepté de renier le Christ ; la fermeté sublime de ‚Blandine l’a bouleversée jusqu’au fond de l’âme. Elle crie :
— Blandine a raison. Ce n’est pas vrai que les chrétiens commettent les crimes dont vous les accusez ! Mangeurs de chair humaine, eux ! Mais les vrais mangeurs de chair humaine, c’est vous, qui vous repaissez du spectacle affreux de leurs souffrances, qui brûlez vifs, qui écartelez des femmes et des enfants !
Et, sur le champ, elle est arrêtée de nouveau et mise dans le groupe de ceux qui vont mourir.
* * *
Désormais, les exécutions commencent. L’immense amphithéâtre est tout rempli de spectateurs. C’est à peine croyable : il se trouve ainsi des milliers de gens, qui ne sont peut-être pas de méchantes gens, pour venir se distraire au spectacle de la souffrance et de la mort d’innocents ! Tout ce qu’on peut imaginer de plus terrible, on le fait subir aux chrétiens de Lyon. L’un d’eux, Attale, est attaché sur une chaise de fer brûlante et on le laisse là rôtir comme un peu de viande ; et lui, de crier à la foule : « Vous voyez bien que c’est vous, les mangeurs de chair humaine ! » Un autre, Alexandre, qui n’a pas été arrêté avec ses frères, est venu à l’arène pour les encourager, et il leur parle si bien, il leur dit de si nobles choses que le magistrat comprend qu’il est chrétien lui aussi, l’arrête, et sur le champ le fait égorger.
C’est maintenant le grand jeu ! On lâche les bêtes. Il y a là toutes sortes de fauves, tous terribles, qu’on n’a pas nourris, exprès, depuis une semaine. Les lions bondissent en rugissant ; les léopards miaulent comme des chats en furie ; les ours, en grondant, s’approchent à pas feutrés des chrétiens enchaînés par trois ou quatre et les déchirent à petits coups.
Blandine a été condamnée aux bêtes. Au milieu de l’arène, elle est attachée à un poteau et, aux yeux de ses compagnons qui souffrent, elle paraît être l’image vivante de Jésus crucifié, de Celui qui, du haut du ciel, les guide et les attend. Ses maîtres, ses amis, la voyant si frêle, si menue, se sont dit les uns aux autres : « Aura ‑t-elle la force de tenir bon jusqu’au bout ? Ne va-t-elle pas apostasier, » C’est mal connaître cette jeune âme de feu, que rien ne peut épouvanter.
Le premier jour, elle assiste à tous les supplices de ses frères, sans trembler. En haut de son poteau, elle prie, elle chante des cantiques ; de temps en temps elle interpelle l’un des martyrs pour l’encourager à mourir pour le Christ. Aucun des fauves ne la touche et il faut la ramener en prison. Plusieurs fois de suite, le fait se répète : les bêtes sont-elles repues ? Cette maigre fillette leur paraît-elle un piètre morceau ? Blandine est toujours vivante. Quand la semaine des exécutions s’achève, on la ramène encore. Il faut en finir ! Et elle, la petite héroïne, elle est toujours aussi calme, aussi pleine de foi et d’espérance. La seule chose qui l’inquiète, c’est son camarade Ponticus, qui a le même âge qu’elle et dont elle se demande s’il aura la force de mourir en martyr. Il ne reste plus qu’eux de vivants… Deux enfants. On les a fouettés à mort ; ils ont survécu… On les a mis sur le gril ardent ; ils n’ont pas abjuré. De nouveau on a lâché les fauves sur eux, mais repues, les bêtes les ont flairés, ont tourné autour d’eux, ne les ont pas touchés. Les bourreaux s’acharnent sur le petit Ponticus, qui rend l’âme, et Blandine loue le Seigneur : son ami est mort en saint !
Elle est toute seule maintenant dans l’immense arène. La foule, que son héroïsme a fini par impressionner, lui crie :« Abjure donc ! Sacrifie à nos dieux ! Tu auras la vie sauve ! » Et beaucoup se disent l’un à l’autre :« On n’a jamais vu une femme souffrir aussi courageusement que cette enfant esclave… » Mais elle ne répond même pas. Elle a les yeux levés au ciel, où elle voit le Maître qui l’attend, qui lui fait signe. C’est pour lui qu’elle veut mourir. Enfin, on invente pour elle un supplice encore inusité. On l’enferme dans un grand filet, comme ceux dont se servent les pêcheurs de la Saône et on lance sur elle un taureau furieux. La bête la soulève avec ses cornes, la jette plusieurs fois en l’air ; le corps de la martyre fait un bruit affreux en tombant à terre et l’on peut croire qu’elle est en morceaux. Elle respire encore ; elle murmure encore des prières. Il faut enfin qu’un garde l’égorge avec son épée.
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Ainsi mourut Blandine, l’esclave héroïque, patronne de toutes les servantes, exemple pour tous les enfants. N’avait-elle pas montré à la face du monde qu’on peut n’être rien aux yeux des hommes, rien qu’une créature méprisée, et se révéler très grande aux yeux de Dieu ?
Quand tous les chrétiens furent morts, on ramassa leurs pauvres restes et on les exposa huit jours pour que la populace les insultât encore. « Il faut les brûler, dirent des païens, car ces obstinés prétendent qu’ils peuvent ressusciter ! Il faut que leurs misérables dépouilles soient dispersées au vent… » On les brûla donc, on balaya leurs cendres et on les jeta au Rhône. Comme si Dieu qui peut tout, n’était pas capable de rendre la vie à ses témoins, à ces héros sublimes qui, pour lui, ont supporté la mort et les supplices. Ils ressusciteront au dernier jour du monde, les martyrs de Lyon, avec tous les autres. Ils seront au premier rang de la troupe joyeuse des Élus qui chantent un Alléluia éternel. Et parmi eux on reconnaîtra une petite fille de pauvre aspect, dont le visage rayonnera de gloire : Blandine, esclave héroïque, aura alors définitivement triomphé de ses bourreaux !
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Je me permet de vous informer de la parution du livre « Sainte Blandine, la force de la Foi », par Mauricette Vial-Andru, dans la collection « Légende dorée des enfants » des éditions St Jude : http://www.sjude.fr/communique_ste_Blandine.php.
Texte court, adapté aux premières lectures, convient à une lecture au moment du coucher, illustrations à colorier pour les enfants à partir de 4 ans.
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Je m’aperçois avec un peu de honte que je n’avais pas fait de lien vers le site des éditions Saint Jude. Cette erreur est corrigée.
J’aime évidement beaucoup ce que vous faites. C’est si rare des productions modernes de qualité. D’autant que vous alliez avec un rare bonheur de beaux textes et des illustrations magnifiques. Et tout cela pour un prix très faible.
Magnifique.
Le raconteur
Merci pour cet article. Je me suis permis de citer cette page sur notre site (saintdujour.info).
Merci, c’est avec plaisir.
Pour avoir la vie eternelle il ne faut pas peur de mourir pour la verite car la verite est le chemin pour arriver au ciel. J. veux en savoir plus.
Comment peut-on rédiger des textes aussi stupides et proposer de les lire aux enfants ??
Bonjour cher monsieur,
Votre commentaire est placé sous un texte de l’historien et académicien Daniel-Rops ; c’est un beau texte sur la forme et un récit historiquement vrai (même si les détails sont romancés).
De plus, si sur le fond, ces textes d’auteurs variés, principalement des cent dernières années ne vous conviennent pas, vous n’êtes pas obligé de les lire ni de les faire lire à vos enfants.
Personnellement, en tant que catholique et père de famille, j’aime bien ces textes et, comme vous avez pu le comprendre, particulièrement ceux de Daniel-Rops. Et mes enfants apprécient quand je partage ces coups de cœur avec eux en leur lisant l’une ou l’autre de ces histoires.
Bonjour , je m” intéresse beaucoup à Blandine .Et je souhaite savoir si il existe des livres relatant
son histoire avant son martyr.Par avance merci.Sincères salutations .
Catherine
Bonjour madame,
Oui, il existe de nombreux livres sur la vie de sainte Blandine (ce que nous en savons).
Adressez-vous à votre libraire, il vous trouvera cela.
Si vous voulez une librairie en ligne, vous pouvez vous adresser en toute confiance à : https://www.livresenfamille.fr/
Pourquoi parler de LYON ??? Blandine c’est dans les arènes de LUTECE (PARIS 5°) ou elle a été donnée en pitence aux lions qui ne l’ont pas mangés !!!
Bonjour,
Ah, non, sainte Blandine a été martyrisée aux arènes de Lyon, avec saint Pothin, évêque de Lyon.
Parfois les histoires anciennes sont imprécises, mais là, toutes les traditions, toutes les biographies et tous les historiens sont d’accord pour affirmer que sainte Blandine est une sainte lyonnaise martyrisée aux arènes de Lyon, que l’on peut encore voir sur la colline de Fourvière.