« Alors vrai, tu crois que ce pourrait être bientôt ? »
Le jeune sergent a fait de la tête un signe affirmatif, et, fou de joie, un éclair dans ses yeux noirs, Hassan s’est enfui en courant pour ne pas être en retard en classe.
Il y a plusieurs semaines que le sergent Gaillard est arrivé à Beyrouth, impatient de mettre sa jeune ardeur au service du pays. Mais, malgré tous ses désirs, il lui a fallu accepter ce poste trop tranquille où il ronge son frein en rêvant de gloire et de combats.
Tout près, heureusement, il y a le collège des Frères, l’immense collège des Frères dont les petits gars lui rappellent ceux du groupe Cœurs Vaillants où il aimait à servir avant la guerre.
Et c’est d’un regard plein de fierté que le sergent suit Hassan, le petit indigène qui depuis de longs mois attend avec ferveur le moment où il pourra recevoir le baptême, et qui, pour mériter cette grâce, a promis de faire « quelque chose de grand, qui coûte, pour le Bon Dieu ».
Une semaine a passé et brusquement tout a changé. Depuis deux jours la guerre fait rage dans le Liban Sud. Les armées ramassées en Palestine ont franchi la frontière et s’avancent en trois colonnes sur Beyrouth et sur Damas. Dès les premières heures, le sergent Gaillard a quitté son poste habituel. Il a pris position aux portes de la ville, avec la mission d’empêcher l’avance des blindés légers sur la route qui longe la mer. Il a à sa disposition un groupe de mitrailleuses et déjà ses hommes sont aux emplacements de combat derrière les chicanes et les barricades élevées rapidement.
Les écoles ont été évacuées ; une grande partie de la population s’est réfugiée dans les petits villages de la montagne. Mais Hassan est toujours là. Il vient rôder autour du groupe de Jacques, en quête de nouvelles. Rien de grave encore… on attend. Mais, d’après les renseignements des éclaireurs arrivés tout à l’heure, l’engagement ne saurait tarder.
À ce moment, un obus siffle et éclate à une centaine de mètres. La petite maison qui sert de poste de commandement en est ébranlée. Hassan a pâli… le premier obus vraiment proche, quel vacarme ! Il en est encore tout assourdi. Un homme entre en courant.
« Sergent, Duteau est touché, c’est à la tête…
— Bon, j’y vais. », et le sergent sort rapidement, suivi par Hassan.
Arrivé près du blessé, le sous-officier se rend rapidement compte de la gravité du cas. Il prodigue quelques mots de consolation au pauvre garçon touché avant d’avoir vu l’ennemi. « Oh ! ça ne fait rien, répond l’autre faiblement, mais je ne voudrais tout de même pas partir comme ça. S’il y avait moyen… un prêtre… »
Mais voici que deux autos blindées apparaissent et entrent en action ; nos mitrailleuses ripostent et cela devient un raffut infernal ; chacun s’est baissé instinctivement, sauf Gaillard qui, bien à regret, quitte le moribond pour qui il ne peut rien, pour prendre la défense du poste qui lui est assigné. Hassan est allongé dans le fossé près du blessé qui râle doucement. Que faire ?
La route est maintenant balayée par les armes qui la prennent en enfilade. S’y risquer serait folie. Le blessé prononce maintenant des mots sans suite. « Déjà le délire. », pense Hassan. Il écoute et entre deux rafales il entend distinctement ces paroles : « Mourir, mourir comme un chien », suivies d’un sanglot. À ces mots, Hassan se sent pris d’une grande pitié et, n’écoutant plus les balles qui sifflent à ses oreilles, il s’élance sur la route.
La bataille continue acharnée ; les pertes se font sévères, mais le sergent a reçu l’ordre de tenir… et il tiendra ! Un motocycliste apporte l’ordre de se replier jusqu’au premier coude où une section vient d’arriver en renfort.
« Et les blessés ? », s’inquiète Gaillard.
« Justement, une voiture ambulancière arrive avec l’aumônier qui a été prévenu tout à l’heure. »
L’ambulance disparaît, protégée dans sa retraite par le feu des mitrailleuses chauffées au rouge ; il est temps d’effectuer le repli, car les munitions sont presque épuisées. Habilement, la manœuvre aboutit sans nouvelles pertes. Mais qu’est ceci ? Un corps couché dans l’herbe du fossé ? Jacques ne se trompe pas, c’est bien Hassan, très pâle et la chemise tachée de sang.
« Tu es blessé ?
— Ce n’est rien. L’aumônier est venu ?
— Oui, pourquoi ?
— J’avais peur que le motocycliste n’ait pas fait la commission.
— Mais toi, pourquoi as-tu quitté l’abri ?
— Je ne voulais pas qu’il meure comme ça, alors je me suis dit qu’il fallait y aller quand même.
— Mais tu aurais dû prendre le chemin des oliviers qui monte par là !
— Oui, mais c’était pour aller plus vite… et puis maintenant ça ne fait rien puisque l’aumônier est là.
— Mais toi, tu souffres beaucoup ?
— Moi je suis heureux… parce que, dis sergent, tu crois que maintenant je pourrais… »
Le sergent a compris ; affermissant sa voix, il rassure le petit gars :
« Oui, Hassan, tu pourras ; c’est magnifique ce que tu as fait là.
— Alors ça compte vraiment ? », ajoute Hassan en montrant le sang qui rougit l’herbe, la poussière. Et affaibli par ce sang perdu, il prononce doucement : « Quelque chose de grand… quelque chose qui coûte… pour le Bon Dieu… »
Ce sont ses derniers mots, et le sergent agenouillé ne peut retenir ses larmes en laissant reposer la tête du jeune héros dont les yeux grands ouverts contemplent déjà Celui qu’il a voulu servir de toutes ses forces, en vrai cœur vaillant.
G. L. W.
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